L’amour vrai. Au seuil de l’autre

Martin Steffens
Morale et droit - Recenseur : Alain Mattheeuws s.j.

Un livre fort, bien construit et d’actualité. Si l’on suit les publications de ce philosophe, on ne peut qu’être intéressé, fasciné par sa recherche sobre mais ferme de la vérité de l’être, de la vie et de l’amour. Un fil rouge traverse cette hymne à l’amour : la pornographie est « une singerie » de l’amour vrai. Elle a cette puissance car elle caricature et mime le désir humain de se donner sans réserve. « L’homme n’est pas fait pour aimer. Il est fait pour mourir d’amour ».

La première partie développe l’enjeu du regard humain sur une image pornographique qui ainsi s’installe au fond d’une âme. Le regard ouvre la porte à l’imagination et blesse la vie intérieure. Le regard est perdu et aujourd’hui l’homme en souffre de manière commune. L’enjeu n’est pas de garder à tout prix ses deux yeux fermés, sous le mode de la peur mais de retrouver ou de recevoir une « façon nouvelle d’appréhender les êtres » (p. 38). Qu’est-ce que l’innocence dans un monde où on « a déjà vu » ? Chaque génération nous témoigne de l’innocence : nous devons l’accueillir, la protéger et en goûter la saveur à l’état adulte. « Par les enfants qui naissent, l’innocence arrive encore, par vagues » (p. 47). Dans l’histoire humaine, il n’y d’innocence que « seconde » ou « reconquise » pour revenir à la beauté. « La pornographie prend au piège notre désir infini de l’infini : sans lui, elle ne serait rien » (p. 48). Alors l’œil peut s’ouvrir à nouveau et le regard être le lieu d’une libération.

La deuxième partie montre le piège de la pornographie. Ce n’est pas le plaisir sexuel simplement qui attire. « La pornographie t’attire et t’attrape par ce qu’il y a de plus beau dans ton désir. La part qu’elle tient captive, c’est l’amour lui-même » (p. 49). Ce qu’on appelait auparavant la « charité ». Cet amour qui est total, sans réserve et qui n’a peur de rien. Des poètes (Baudelaire), des saints (François), des gestes de la vie quotidienne, les visions de la Création attestent son existence. Cet amour profond est « sainte prostitution de l’âme » (p. 12). « Dieu est une source qui a soif : soif d’aimer et que l’on s’aime » (p. 52). L’enjeu est le suivant : « c’est de l’amour dont Dieu aime – c’est de cela que la pornographie s’empare » (p. 52). Dans l’orgie, la pornographie s’est emparée de cette soif et de cette clameur. « Il y a entre l’orgie et l’amour oblatif (…) le plus petit abîme possible. C’est le plus petit, mais c’est un abîme quand même » (p. 61).

Le propre du mal est d’être « impatience du bien ». C’est éclairant dans l’ordre de la sexualité qui, pervertie, veut prendre possession de l’autre, tout de suite et même virtuellement, par l’image. Non, il nous faut rester « au seuil de l’autre ». Nous avons peur que la chose « désirée » ne nous sera pas donnée. Dans le cadre de l’amour, cette angoisse engage les sens vers l’image ou l’objet et le regard ne se pose plus sur la personne. Face à cette impatience, il ne faut pas opposer une puissance supérieure de notre être ou un maîtrise stoïcienne de soi. Il faut « objecter par notre radicale impuissance » et prier pour que gracieusement, Dieu, visé comme fin ultime de nos désirs, nous soit donné à aimer dans l’intimité personnelle. Ce chemin de la transcendance est explicité par un beau chapitre sur l’eucharistie comme temps. Elle est un « remède au péché, mais sous la forme inouïe d’un petit bout de notre vie » (p. 72).

Le lien entre cette efflorescence pornographique et la connaissance d’un seul et vrai Dieu d’amour est explicité : « la pornographie est un retour au sacrifice païen » (p. 79). C’est pour s’accorder et payer son tribut au dieu-argent, que les orgies réapparaissent. Leur effet est de fusionner des corps. L’amour vrai prend distance pour établir la communion. Le Dieu créateur sépare les éléments, distingue les êtres : il défusionne. L’aimer et le connaître, ce n’est pas abolir la distance, mais en témoigner. La pornographie moderne est une fusion « hygiénique », « safe », « sécurisée » qui mime dans les corps une communion des âmes que l’homme n’atteint pas.

Il ne faut pas craindre la beauté des êtres, mais prier : « patienter au seuil de l’être aimé et de la chose désirée. C’est posséder cette chose et cet être sur le mode de la dépossession. (…) C’est posséder non parce que l’on prend, mais parce que l’on reçoit » (p. 88). Ainsi surgit la vraie différence entre le plaisir et la joie. Le plaisir est souvent sa propre mesure. « La joie ne se montre jamais elle-même, elle est joie prise à autre chose qu’elle, elle est le couronnement, l’ornement, elle n’est jamais le but. La joie sait que l’être aimé existe en amont de mon amour et de la joie qu’il me procure » (p. 88). La beauté creuse le désir en même temps qu’elle le comble et la joie vient par surcroît. Qu’est-ce qui comble le désir si ce n’est finalement la sainteté comme audace ultime au milieu de tous les succédanés que nous consommons ? L’audace est de laisser la place à l’autre et à l’Autre.

La troisième partie nous mène à « apprendre à regarder et réapprendre à garder ». Que voyons-nous de cet amour ? Que pouvons-nous en dire ? Considérer que ce n’est pas facile car le mal est tout proche du bien, même s’il n’est pas de même nature. Il faut discerner les faux biens et découvrir comment Satan est le singe de Dieu (p. 96). En citant M. Henry « la vie est invisible », prenons conscience que ne jurer que par la visibilité, c’est renoncer à la condition même de la vision. Rendre toute la vie au visible et l’y réduire, c’est construire la « barbarie ». Cette « réduction galiléenne de la vie » comporte un risque : celui de réduire « la vie à ce que peut en voir la pornographie » (p. 103). Quand la relation sexuelle n’est plus que dans le « monde », et dans son extériorité visible, « elle s’anéantit » (p. 104). Mais enfin, comment regarder ce qui ne doit pas se voir, mais se révéler. « L’acte sexuel ne peut être mis au jour plus loin que la danse » (p. 104). Quelle est la lumière qui convient pour souligner l’intimité et l’essence de l’être humain sinon le clair-obscur ? L’incandescence artificielle n’est qu’un mime de la lumière divine. « L’amour est le sens de l’invisible ». (…) L’Esprit de Dieu est cet invisible qui rend toute chose visible. Il est cet invisible perceptible en chaque être, pour qui sait voir » (p. 116). Ainsi observer les créatures, c’est toucher une présence et un invisible de l’amour. Et la justification est enracinée dans l’Incarnation du Logos. « Parce qu’elle a été étreinte par Dieu, dans le Christ, la Création tout entière, même défigurée par le péché, même usée par la mort, devient son poème (…). En venant habiter parmi nous, Dieu a tout divinisé » (p. 120). Un test pour marquer la différence entre pornographie et amour, est la présence symbolique, potentielle ou réelle de l’enfant dans l’acte charnel. « La pornographie bloque l’amour à l’acte sexuel. L’enfant prolonge l’amour charnel bien au-delà de lui » (p. 129).

En conclusion. L’innocence est un bien précieux de notre être. Mais l’homme chute dans un monde qui n’est pas innocent. « Être chrétien, ce n’est pas être épargné par le combat des hommes. C’est savoir qu’on en a sa part et désirer la vivre en vérité » (p. 132). L’A. invite le chrétien à combattre et à prier pour sortir de son péché : « Là où est ta chute, là est ta prière » (p. 133). Il s’agit de rencontrer le Christ là où il nous a précédés : dans « la caverne obscure de nos désirs » (p. 134). Le Christ s’est abaissé et, sans pécher, il a été fait péché pour nous sauver. Ce mouvement, avec Lui, nous pouvons le faire. « Prie là où ton cœur saigne, là où ta route se brise. Substitue à ta concupiscence la vertu de compassion » (p. 137). « Notre châtiment, c’est de mettre Dieu dans notre faute, là où nul ne l’attendait plus » (p. 138). Il faut oser la prière. — A. Mattheeuws

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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