Reprenant sous forme de synthèse un ensemble de travaux antérieurs,
R.T., rédemptoriste, professeur de théologie morale à l'Académie
Alphonsienne de Rome, se fixe pour tâche de remettre en lumière le
fondement christologique d'une morale chrétienne. En un temps où
les sociétés occidentales tiennent l'idée de norme morale pour
désuète ou insupportable, rendant le jugement des chrétiens
eux-mêmes difficile et incertain, l'ouvrage rappelle à ces derniers
que le véritable horizon de l'exigence morale n'est autre qu'une
vie filiale, configurée au Christ, image du Père, par laquelle
s'accomplit l'humanité de l'homme. Le parcours prend son départ et
son élan dans la contemplation de la Croix du Christ. L'A. scrute,
à la suite de Paul (1 Co 1 en particulier), l'événement du
Golgotha, qui rejoint l'immense histoire de la souffrance humaine,
tout en la débordant absolument. Il interroge l'inversion du
supplice infamant en dévoilement du pardon infini, de la
défiguration de Jésus en épiphanie de la beauté suprême de l'amour
absolu. Il médite le grand paradoxe: «Dieu est plus grand que
l'homme parce que, par l'Amour qu'il est (cf. 1 Jn 4,8.16), il est
plus humble que lui» (p. 54). Dans le même temps, il redit comment
émerge, sur le visage supplicié du seul Juste qui meurt pour les
injustes, la vérité de l'homme. Rien là que de très classique,
rappelle R.T., en référant son exposé à Alphonse-Marie de Liguori
aussi bien qu'à Hans Urs von Balthasar ou encore à Cyrille de
Jérusalem chantant la croix «gloire des gloires». Mais la croix
est, depuis l'heure de la Passion, le lieu que l'homme, fût-il
disciple, déserte le plus facilement. La force du livre est de s'y
tenir pour s'avancer, de là, au coeur des tensions que le message
chrétien n'a pas à éluder, mais au contraire à éprouver dans une
patiente et confiante contemplation: là où s'éprouve le vertige
d'une humanité perdue, incapable de se relever (p. 92), là où
s'expérimente la plus petite petitesse de l'homme et où, pourtant,
éclate sa dignité, là où la croix se découvre comme «présence de
l'indicible de l'amour de Dieu dans l'extrême dénuement du monde»
(p. 71), là aussi où «aimer la croix» (Ignace d'Antioche, Thérèse
de Lisieux) cesse d'être équivoque ou insensé, tandis que «l'amour
des ennemis» réalise en l'homme l'image de Dieu. La morale
chrétienne est ainsi définie fondamentalement comme relation
filiale à Dieu «qui a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique…» (Jn 3,16), réponse de l'amour à l'amour. À la pointe de la
reconnaissance de «l'élévation du Fils», éclôt ce que R.T. nomme
«l'agir moral de l'homme filialisé », que définit le double abandon
de soi au profit de la gloire de Dieu et au profit des frères. Par
là même la morale est proprement «théophanique». Mais si l'homme
peut devenir ainsi capax Dei, reflet filial du visage du Père
duquel tout procède, ce ne peut être que par la participation à la
vie de l'Unique Fils de Dieu. Ce point essentiel est thématisé par
deux chapitres consacrés respectivement au sacrement de
réconciliation et à l'Eucharistie. La dimension mystique de l'agir
moral, déjà soulignée par l'AT, se trouve de la sorte dilatée par
le message évangélique en un exposé qui ré-enseigne, pour
aujourd'hui, comment peuvent s'associer hétéronomie, amour et
bonheur. Ainsi est-il possible de parler de perfection, sans que le
propos soit irréel, de parler de gloire divine sans que l'homme se
sente anéanti. De même que la radicalité de la vision ici
argumentée ne saurait exclure personne puisque, rappelle l'A.,
«l'identité de l'homme ne se mesure pas d'abord, du point de vue du
Père, à l'aune de la fidélité concrète de la liberté de l'homme, de
ce que l'homme fait pour Dieu, mais à l'aune de ce que Dieu fait
pour l'homme…» (p. 108). Une relecture de la parabole de l'enfant
prodigue, accompagnée par Thérèse de l'Enfant Jésus, apporte sa
confirmation à cette pensée. Signalons enfin qu'un aspect original
et précieux de l'ouvrage consiste à appuyer l'analyse, de place en
place, sur des références musicales ou encore iconographiques,
comme le retable de Matthias Grünewald ou bien l'oeuvre de Caravage
relue comme témoignage du combat entre ténèbres et lumière dans un
coeur d'homme et d'artiste. - A.-M. Pelletier.