La destruction des idoles. D'Abraham à l’État islamique, trad. D. Barbu

Aaron Tugendhaft
Religions - Recenseur : François Boespflug

Ce livre d’un citoyen d’origine irakienne vivant désormais aux USA est la traduction française de celui, paru en 2020 à Chicago sous le titre The Idols of Isis. From Assyria to the Internet. L’écart entre les deux titres avertit d’emblée le lecteur méthodiquement attentif de certains des problèmes inconfortables que devra affronter sa lecture.

Le premier est celui de savoir quel peut bien être le rapport entre Abraham et l’État Islamique (ou internet). On peut présumer que l’A. et l’éditeur auront postulé que le lecteur francophone saisirait immédiatement que ce qui les relie pourrait être l’idoloclastie militante qu’Abraham aurait pratiquée en Mésopotamie à l’égard des idoles que fabriquait son père, thème en vogue dans la culture et l’iconographie d’inspiration islamique, mais complètement absent de la Bible et rarissime dans l’art chrétien, une iconoclastie que l’A. croit pertinent de rapprocher d’une autre, qui se serait poursuivie jusqu’à nos jours dans certaines parties du monde musulman, à commencer par le nettoyage iconoclastique systématique de la Kaaba de La Mecque par Muhammad, puis de loin en loin jusqu’à la nôtre, à preuve la destruction des statues du musée de Mossoul en 2015, dûment filmée par les zélateurs de l’État islamique, soucieux de communiquer, nous explique l’A., la bonne nouvelle du remplacement des idoles de facture traditionnelle par d’autres images, à savoir les clichés photographiques des iconoclastes à l’œuvre, sic.

C’est là le second problème que soulève la lecture de ce livre à la fois savant (il comporte quantité de références historiques) et délibérément (ou pieusement ?) ignare, en ce sens, entre autres, qu’il voit dans les photos des casseurs en train de démolir des statues muséales une nouvelle sorte d’images, sic, venant remplacer les premières, ce rapprochement étant à tout le moins surprenant et dénué de toute pertinence anthropologique, sociale et religieuse, que l’A. l’explore à la lumière des écrits d’un philosophe arabe, un musulman persan (872-950), Al-Farabi, ce qui achève d’ancrer le livre dans un monde intellectuel foncièrement islamique.

Mais ce dont il convient d’alerter les lecteurs potentiels est évidemment ailleurs. La pauvreté du lexique conceptuel de ce livre d’une ambition démesurée se manifeste quasiment à toutes les pages. L’A. dénonce le manichéisme simpliste de l’État Islamique, qui veut croire que le monde est fait de deux groupes, les fidèles et les apostats, et tout autant celui d’un certain monde moderne prétendument éclairé, qui veut persuader qu’il y aurait sans cesse à choisir entre la civilisation et la barbarie. Or son livre et son écriture ne veulent connaître à leur tour, en matière d’images religieuses, que deux possibilités : l’idolâtrie et l’iconoclasme. Les nuances que le simple respect de la complexité de l’histoire humaine fait à l’historien de manier en douceur et en finesse (surtout s’il publie son texte dans une collection intitulée « Histoire des religions » !), lui sont, semble-t-il, totalement inconnues : qu’il y ait eu, des siècles durant, y compris en islam, des images décoratives, pédagogiques, mnémoniques, un goût tenace et pluriséculaire pour l’enluminure à sujets religieux et par conséquent des rapports d’iconophilie (et chez les chrétiens d’iconodulie) irréductibles à toute iconomachie et a fortiori à l’idoloclastie, que les images religieuses ait un contenu doctrinal et théologique spécifique, voire, en christianisme, un rapport intrinsèque vital à l’Écriture sainte, l’A. n’en fait jamais mention ; et qu’il y ait pour les historiens une obligation déontologique de distinguer entre iconoclastie et idoloclastie, l’A. paraît l’ignorer, ou s’en moque. De la réflexion théologique et anthropologique sur les images que le christianisme, et pour cause, a développée infiniment plus que cela n’aura été fait dans le judaïsme et l’islam, l’A. ne dit mot, ce qui inflige à son élucubration un côté… disons marginal.

Un intérêt que l’on pourra trouver à ce livre est d’introduire le lecteur au monde de pensées plutôt déprimées et déprimantes qui peut habiter un Irakien exilé méditant sur la quasi-destruction de son pays depuis quelques décennies et nourrissant une agressivité féroce à l’égard des nations qui y ont contribué peu ou prou, au premier rang desquelles, on s’y attendrait, les USA, où son grand-père et sa famille ont trouvé refuge et où il a vécu pour l’essentiel. Le témoignage qu’apporte à cet égard ce livre est émouvant et respectable. Pour le reste, nous déconseillons formellement la lecture de ce livre à tous ceux qui y chercheraient des outils conceptuels fiables pour s’orienter dans le monde il est vrai complexe du rapport des sociétés et des religions aux images : ils en seront simplement déboussolés. — F.B.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80