Le Cénacle libanais (1946-1984). Une tribune pour une science du Liban

Amin Élias
Religions - Recenseur : Markus Kneer

1946, au lendemain de l’indépendance du pays du Cèdre, Michel Asmar (1914-1984) crée le Cénacle libanais qui a été à la fois « tribune, centre de réflexion, forum de rencontres et d’échanges et maison d’édition » (p. 14). Par-là, 1946 marque le début de cette enquête, 1984, année du décès de son fondateur, la fin. Amin Élias, lui-même libanais et enseignant à l’université, a soutenu sa thèse sur cette période sous la direction de Dominique Avon à l’université du Maine en 2013. Par ce beau livre, il nous donne maintenant accès à ses recherches. Les données sur lesquelles il bâtît son ouvrage sont impressionnantes : 451 conférences publiées dans la revue Les Conférences du Cénacle (20 volumes, somme totale des conférences : 597 par 413 orateurs), une soixantaine d’ouvrages (en français, en arabe, parfois en anglais) qui ont paru aux éditions du Cénacle libanais, et enfin les archives de Michel Asmar. À partir de ce fonds, l’A. poursuit deux buts : dégager les traits principaux de la « libanologie » et tracer « la petite histoire » de cette tribune (p. 19). Si on se heurte à l’égard du terme « libanologie » derrière lequel on soupçonne une vision particulariste du pays, le livre va éclairer aussi des malentendus, car la particularité du Liban peut avoir aussi une certaine exemplarité pour des sociétés multiconfessionnelles d’aujourd’hui. Le développement de la « libanité », de l’identité libanaise, se trouve donc au centre de la première étape que l’A. distingue : de la création de la tribune (1946) jusqu’à la première guerre civile libanaise en 1958. La « philosophie politique » de ce temps est de formuler l’identité libanaise comme un « entre deux », entre la Méditerranée et la Montagne, entre l’Occident et l’Orient, entre l’islam et le christianisme. Après la guerre civile de 1958, le cénacle est aussi au centre des grands débats entre « libanistes », qui plaident pour une orientation plus nationaliste ou occidentale, et « arabistes », qui sont favorables à l’idéologie panarabiste et orientés vers l’Égypte et la Syrie. C’est aussi le moment où le Cénacle adopte comme philosophie politique le personnalisme d’Emmanuel Mounier et du groupe « Esprit » par la médiation de René Habachi, philosophe d’origine égyptienne et après son engagement au Liban responsable pour la philosophie au sein de l’UNESCO à Paris. Le personnalisme est arabisé par Khalil Ramez Sarkis et Fouad Kanaan et devient, sous le président Fouad Chéhab, le moteur pour la modernisation du pays. La deuxième partie du livre montre les débats vivants au sein du Cénacle pour promouvoir le « chéhabisme », cet effort de la modernisation, incluant aussi le dialogue interreligieux et la sortie d’une vision trop confessionaliste de l’État. En lisant ce que l’A. nous présente, on peut avoir l’impression que les discussions de cette période sont toujours d’actualité. Mais elles sont brusquement interrompues par la « guerre de six jours » en 1967 et après par l’éclatement de la guerre civile en 1975. Le Cénacle essaie de soutenir les initiatives pour sortir de cette catastrophe nationale et de traduire son engagement intellectuel concrètement dans l’espace public (p. ex. par le « Mouvement du Cénacle libanais » de 1977 pour soutenir les réformes envisagées par le président Elyas Sarkis). Mais cette dernière étape de 1967 à 1984 montre un Cénacle libanais déjà affaibli.

Ce livre invite, à partir de l’histoire du Cénacle libanais, à redécouvrir la « personne » comme concept-clé d’une nouvelle « pensée méditerranéenne » qui voit en elle « le meilleur trait d’union » (Habachi) entre Orient et Occident, islam et christianisme (p. 155-181). Une cause pour laquelle se sont engagés des personnalistes comme Jean-Marie Domenach, Jean Lacroix, Denis de Rougemont, Mohamed Aziz Lahbabi (tous présents dans le livre). L’œuvre de Michel Asmar et des gens qui se sont engagés dans le Cénacle libanais pour le vivre-ensemble au Liban laissent sentir un élan d’initiative qui ressemble en beaucoup à ce qui animait les fondateurs de la Revue et du mouvement « Esprit » au début des années 1930. Comme le dit Jean-Marie Domenach, en 1963, le Cénacle est « une sorte de laboratoire du personnalisme » (p. 170). — M.K.

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