Le concile Vatican i. Le pape est-il infaillible ?

John William O'Malley
Théologie - Recenseur : Bernard Joassart s.j.

Le concile Vatican i n’a pas bonne presse dans la mémoire collective. Il est le plus souvent jugé comme exagérément « dogmatique » – avec tout ce que cela présuppose de péjoratif dans le terme –, en particulier du fait des deux textes majeurs qu’il produisit : Dei Filius et surtout Pastor aeternus ; il est en outre souvent comparé à Vatican ii, qualifié avant tout de « pastoral ». Sans oublier que la personnalité du pape Pie ix, acteur majeur de ce concile, n’est pas moins sujette à des appréciations qui sont loin d’être toutes flatteuses. Sa réplique au Cardinal Guidi, qui semble historiquement bien établie : « Io, io sono la tradizione ! Io, io sono la Chiesa ! » (« La tradition, c’est moi ! L’Église, c’est moi ! », c’est nous qui traduisons), est telle qu’on en arrive à le considérer comme le prototype, complètement déphasé avec son époque. Pie ix lui-même finit par être conscient de la distance qui existait entre la manière dont il avait gouverné l’Église et le monde de son temps. Peu avant sa mort, il confiait à Mgr Czacki, pour l’heure secrétaire de la Congrégation pour les affaires ecclésiastiques extraordinaires et futur nonce à Paris : « Mon successeur devra s’inspirer de mon attachement à l’Église et de mon désir de faire le bien ; quant au reste, tout a changé autour de moi ; mon système et ma politique ont fait leur temps ; mais je suis trop vieux pour changer d’orientation : ce sera l’œuvre de mon successeur. »

L’ouvrage ici présenté est, après les deux volumes traitant des conciles de Vatican ii et de Trente, le troisième panneau d’un triptyque consacré aux trois conciles qui ont profondément marqué l’histoire du catholicisme des cinq derniers siècles (ces trois ouvrages parurent d’abord en américain respectivement en 2008, 2013 et 2018, et furent traduits en français en 2011, 2013 et 2019 : J.W. O’Malley, L’événement Vatican ii, coll. La Part-Dieu, Lessius, Bruxelles, 2011, cf. NRT 134, 2012, p. 121 et Le Concile de Trente. Ce qui s’est vraiment passé, coll. La Part-Dieu, Lessius, Bruxelles, 2013). Et pour le dire d’emblée, avec ses précédents livres, John William O’Malley nous a habitués à un style où l’humour pointe souvent le nez ; on retrouve ce même ingrédient dans ce livre.

Les deux sous-titres indiquent à suffisance l’angle d’approche retenu par l’auteur : c’est avant tout Pastor aeternus, définissant les prérogatives du pape, qui constitua le fil conducteur du concile et fut par conséquent le point de départ d’une nouvelle architecture ecclésiale.

Comment en est-on arrivé là ? Avec sagesse, l’A. remonte haut dans le temps. Le triomphe de l’ultramontanisme n’est pas né ex nihilo. L’émergence des Lumières, les remous révolutionnaires et les changements sociétaux qu’ils engendrèrent, les positionnements, souvent centripètes, des Églises nationales, en particulier le gallicanisme qui avait aussi son pendant dans d’autres pays, comme en Allemagne, suscitèrent non seulement des inquiétudes à Rome, mais aussi à l’intérieur de ces mêmes Églises nationales. Peu à peu, naquit un courant ultramontain qui considérait que le salut ne pouvait être assuré que si Rome était de plus en plus regardée comme le centre absolu de toute la chrétienté, le pape étant, si l’on ose dire, la « pierre angulaire » de tout l’édifice. Encore faut-il être bien conscient que ce courant était loin d’être monolithique. Tous les ultramontains n’étaient pas sur la même longueur d’ondes. Il y aurait exagération d’affirmer que le premier Lamennais, Veuillot, Guéranger, le Cardinal-archevêque de Malines Victor Deschamps et bien d’autres encore, marchaient tous d’un même pas. Et l’on pourrait dresser une longue liste de tous ceux qui, tout soumis à Rome qu’ils fussent, nuançaient sérieusement la manière dont ils envisageaient et pratiquaient cette soumission, sans pour autant entrer dans la voie du refus ou du mépris. Il en va de même dans le camp des partisans des particularismes nationaux ou locaux, qui, même opposés à ce qui deviendra Pastor aeternus, n’étaient pas tous des « rebelles » et pressentaient qu’il y avait une saine liberté « locale » à préserver.

Cela dit, O’Malley met bien en évidence toute la complexité de la montée de cet ultramontanisme qui devait être couronné à Vatican i. Ce ne fut d’ailleurs pas uniquement une affaire de théologiens. Pensons à Joseph de Maistre, grand défenseur de Rome. Ou encore à Louis Veuillot, martelant sans cesse dans L’Univers ses convictions ultramontaines et pourfendant sans grands égards quiconque ne pensait pas rigoureusement comme lui. Et si la presse, tous bords confondus, joua un rôle majeur en l’affaire, le monde politique ne fut pas en reste. Tous les pouvoirs en place, dont aucun ne fut d’ailleurs invité au concile, surveillaient de très près toutes les velléités ultramontaines et épièrent de tout aussi près les débats conciliaires : ils craignaient entre autres que la prérogative d’infaillibilité qui ferait désormais partie du dépôt de la foi catholique, n’amène son détenteur à prononcer des jugements sans appel quant à leur forme de régime politique. On était évidemment encore loin de la théorie de la thèse-hypothèse que défendra plus tard Léon xiii.

On connaît bien sûr le résultat du concile, dont le dernier texte voté fut précisément Pastor aeternus, Veuillot y allant d’une de ses formules dont il avait le secret : « Il me semble qu’aujourd’hui nous sortons de l’Égypte, et que désormais le monde est dépharaonisé (…) Nous avons Moïse, mieux et plus que Moïse » (cité à la page 224).

Il est possible que l’ouvrage suscite des questions qui sont d’autant plus difficiles à aborder que le concile n’eut pas la possibilité de terminer ses travaux à la suite de l’invasion de Rome par les troupes italiennes.

Était-il opportun de réunir un concile ? Le débat risque d’être sans fin. Mais il ne faut pas oublier que le monde avait connu de profonds bouleversements dans la foulée de l’époque révolutionnaire et que bien des affirmations de foi étaient profondément remises en question ou en tout cas réexaminées de fond en comble. Il était d’ailleurs prévu que soit adopté un texte qui exposât les éléments fondamentaux de la foi chrétienne dans un monde profondément remodelé. Et cette Église avait un rival peu commun : le libéralisme que, de surcroît, certains catholiques entendaient accommoder à l’évangile. Or, qu’on le veuille ou non, le libéralisme est plus que proche de la foi chrétienne, usant d’un même langage. Mais on oublie un peu trop vite que la différence du contenu des mots, souvent presque imperceptible de prime abord, n’en est pas moins radicale. Le mot – et dès lors la réalité – liberté ne revêt pas la même signification aux yeux du chrétien et du libéral. À quoi il faut ajouter que le libéralisme est, par principe, ennemi de toute forme d’autorité autre que la seule raison humaine. Qu’en advient-il alors de la Révélation, pour ne prendre que cette réalité fondamentale de la foi chrétienne ? Cela amène d’ailleurs à dire que ce concile avait dès lors aussi – même si cela ne semblait pas évident à première vue – une visée « pastorale ». Évidemment, il y avait la manière, non seulement de penser les choses, mais tout autant de les exprimer.

Un autre point d’interrogation concerne évidemment Pastor aeternus. Était-il ou non opportun de le voter, qui touche évidemment à l’autorité en général dans l’Église ? Le débat risque aussi d’être interminable et ne jamais trouver de réponse parfaite. Il faut se rappeler que ce texte aurait dû, à l’origine, être compris dans un De Ecclesia nettement plus ample, comprenant 15 chapitres. Si le douzième chapitre peut prêter à sourire, qui aurait traité de « la nécessaire souveraineté temporelle du pape », il n’est pas inutile d’avoir à l’esprit que le chapitre concernant le ministère pétrinien, serait venu en seulement onzième position. Les dix chapitres précédents concernaient toute l’Église, dont le premier la qualifiait de « corps mystique du Christ ». Certes, on pourrait objecter que ce onzième chapitre était comme une « clé de voûte ultramontaine », d’autant que les grands perdants, si l’on ose dire, furent les évêques dont on ne dit mot ! Ne peut-on y voir aussi le fait que, malgré les prérogatives qui lui étaient reconnues, le pape n’était pas « hors de l’Église » ou à tout le moins « au-dessus ».

Comme je l’ai signalé au début, l’A. a largement exposé les « préludes » à l’ultramontanisme triomphant de Vatican i. Sans pour autant descendre jusqu’à nos jours, n’aurait-il pas été intéressant d’au moins ajouter quelques pages sur la suite… Certes, il l’a fait en tête de son histoire de Vatican ii. Mais il eût peut-être été intéressant d’au moins signaler le paradoxe suivant. Assez rapidement, les interventions des papes se sont abondamment multipliées sur bien des sujets, loin d’ailleurs d’être tous secondaires, les questions de la vie en société ne cessant de se presser au portillon ; mais dans le même temps, ces interventions furent à la fois souhaitées plus ou moins vivement par les uns, redoutées par les autres, y compris par les opposants les plus résolus de l’Église. De nos jours encore, les interventions pontificales, à quelque degré d’autorité qu’ils se situent, provoquent des réactions dans des sens fort divers. Sont-ils « efficaces » ? Ici également, on pourrait en disserter à l’infini. — B. Joassart

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80