Le Dieu excentré. Essai sur l'affirmation de Dieu

Henri Laux s.j.
Est-il vrai qu'aujourd'hui Dieu se taise? Ne faut-il pas plutôt reconnaître que nous ne le cherchons plus? Le discours sur Dieu n'est-il pas devenu inaudible parce que nous ne savons plus écouter, ou le déployer avec justesse, pour ne pas dire «avec justice»? Nos mots, nous dit-on, représentent les choses, nous les donnent comme s'ils étaient leurs objets intérieurs; les mots erronés seraient vides, ne renvoyant à rien. Mais qu'est-ce qu'une «chose», un «objet», ou ce «rien»? L'épistémologie objectiviste oublie l'acte de celui qui pense, qui doute, qui sait, et la responsabilité qu'il prend inévitablement dans ses pensées exprimées. En réalité, la vigilance de la raison «est une prise de position» (p. 22) et donc un acte second, une manière de réponse engendrée au sein d'une attitude d'écoute, et non pas une simple vérification de choses. «La métaphysique en tant qu'expérience est le milieu d'une réponse» (p. 23) qui a une tonalité propre, non pas l'assurance que donnent les systèmes conceptuels, mais «une manière fragilisante de parler: cette fragilité qui met le langage en travail, et avec lui l'expérience du dire et du communiquer» (p. 11).
Il n'y a pas là de mise à l'écart de la raison, mais au contraire une assomption de ses conditions les plus radicales. La raison n'est pas une machine à calculer, mais un acte d'attention à la réalité. Dieu ne constitue pas le centre d'un cercle, ce autour de quoi tourneraient tranquillement tous les concepts que nous déciderions cohérents entre eux grâce à la mesure de leurs rapports à ce centre. Dieu est décentré, hors-centre, excentré, maius quam cogitari nequit disait Anselme d'Aoste, «plus grand que soi» dit l'A. dans une formule où toutefois on ne sait pas si le «soi» désigne Dieu ou l'homme. Le savoir de Dieu relève d'une conviction confortée par la recherche et le débat plutôt que des preuves nées et enfermées dans la prétention à nos constructions savantes. «Le nom de Dieu échappe à une langue toute faite» (p. 46). Dieu n'appartient pas aux concepts circonscrits par nous, mais nous invoquons son nom en nous livrant attentivement à sa présence. «Le Dieu nommé appelle l'attente et la parole» (p. 53).
Les chemins vers Dieu suivent souvent, et peut-être aussi traditionnellement, les progrès d'une requête d'un principe qui unifie le monde. Toutefois, l'exigence rationnelle d'unité ou d'universalité ne peut se contenter de quelques formes idéales, kantiennes ou autres. D'autres voies d'unité sont possibles, plus intérieures ou spirituelles, libres. Prenons le commandement: «Tu ne tueras pas»; on y décrypte sans peine la pente toute humaine vers l'abîme du non-être, l'abandon au vouloir du néant dont nous protège le commandement. L'homme est de soi non-vie. L'interdiction de tuer est auprès de lui une trace ou un témoignage du Vivant. L'unité recherchée par la raison ne s'atteste pas comme un objet ou une norme pour la pensée; elle est une vie donnée et agie. C'est ainsi que «la vie du sujet se découvre réconciliée en elle-même, c'est-à-dire unifiée» (p. 68); elle est reconnue comme une grâce, comme une «existence habitée par plus grand que soi» (p. 72).
Suivre un itinéraire qui soit digne de Dieu exige de renverser nos idoles et nos songes de puissance. Dieu «s'affirme en ce nocturne […], en ces lieux excentrés de l'existence» (p. 77), là où l'existence humaine s'ouvre au delà d'elle-même, mais certainement pas pour combler cette ouverture et enfermer de nouveau l'existence en elle-même. Le mal, tout particulièrement, est «le lieu où la déprise de soi est le plus vivement subie, [….] le lieu où la question de l'origine m'est le plus vivement redonnée» (p. 93); le soi qui accepte d'être ainsi décentré se dispose alors au «plus grand que soi». «Entre le non-sens d'un mal qui terrasse l'homme et le contresens d'un Dieu complice du mal, il y a la position fragile de l'attente qui espère de l'avenir une réciprocité de l'attente: l'homme n'est plus seul: c'est cela le réel, à l'intérieur même de l'épreuve» (p. 101).
L'ouvrage, très beau aussi bien par ce qu'il montre que par sa manière de le montrer, s'achève par un chapitre sur la mystique où l'A. rend hommage à la raison qui n'enferme pas son effort de recherche mais qui laisse se déployer les exigences d'une liberté qui articule son chemin en reconnaissant le maius qui l'habite et la dynamise au coeur même de sa fragilité, une raison donc «structurée par le salut et l'attente» (122). - P. Gilbert, S.J.

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