Le refus de la guerre sainte. Josué, Juges et Ruth

Jacques Cazeaux
Écriture Sainte - Recenseur : Jean Radermakers s.j.
Voilà un livre qui lit l'Écriture comme… une écriture, c'est-à-dire comme un monument littéraire et non comme un recueil d'archives historiques! L'A., bien connu notamment par son étude pénétrante sur L'impossible David, est chercheur au CNRS de Lyon. Il se maintient résolument sur le plan de la critique littéraire. On dirait qu'il reprend le flambeau des prophètes d'autrefois, comme «instance critique» de la royauté. Il dénie être historien, mais en fait, n'atteint-il pas les rouages secrets de l'histoire, en observant comment l'historiographe deutéronomiste réfléchit sur l'histoire qu'il écrit?
Dès l'avant-propos, on est subjugué, car l'A. détrompe nos certitudes: on croyait que ces livres de Josué et des Juges représentaient un plaidoyer pour «la guerre sainte», et on nous montre que c'en est le refus. Que les textes puissent vouloir dire le contraire de ce qu'on croit lire quand on les lit, c'est pour le moins paradoxal! Certes, en lisant Josué et les Juges, nous nous prenons à résister à la pensée que Dieu ait pu commanditer tant de crimes et de destructions, afin de céder un territoire à son enfant chéri Israël. Légitimation de «la guerre sainte», a-t-on dit, et justification du peuple hébreu comme l'authentique possesseur du pays de Canaan! Est-ce bien là l'intention de l'auteur biblique?
Or, nous dit l'A., une lecture attentive des textes nous montre que le rédacteur définitif reprend dans son récit d'anciennes traditions allant dans le sens de pareille légitimation, mais la tournure qu'il imprime à sa rédaction et les additions qu'il y insère induisent une autre manière de comprendre: en fait, le rédacteur bat en brèche le nationalisme judéen en faisant jouer la contradiction à l'intérieur de son oeuvre, et il conclut, non sans ironie, en marquant les échecs de la «conquête». Ainsi l'A. nous fait d'abord parcourir le livre de Josué en nous rendant attentifs à l'agencement des textes: «l'affaire Jéricho», puis «l'affaire Gabaon» sont passées au peigne fin (Jos 1-12), et «la guerre sainte» apparaît finalement plus comme un concept limite que comme une réalité vécue. La disposition du «cadastre des tribus» (Jos 13-21) démontre la même perspective, et les trois derniers chapitres manifestent bien l'impuissance de Josué à réaliser leur unité et leur cohésion.
Le parcours du livre des Juges (ou suffètes) est du même ordre: la théologie vient au secours de l'histoire des faits; une théorie providentialiste au service d'une perception théologique du salut se trouve petit à petit contrariée par l'échec des juges à sauver le peuple ou à rassembler les tribus, et même par la migration de Dan et la destruction de Benjamin, récits que l'on relègue souvent à la poubelle des «appendices». Tout cela est peu à peu établi par l'A., grâce à une étude attentive des textes. Il y ajoute le livre de Ruth, qui montre, à la faveur d'une idylle pastorale touchante, comment Booz sauve le patrimoine royal, le cadastre des tribus, symbole d'un Israël fédéral et fraternel. Cette «histoire» serait donc en apparence une exaltation de la prépondérance judéenne, mais en réalité un manifeste destiné à dénoncer les limites du projet royal. Non pas nationalisme terrestre ou mystique, mais prophétie antimonarchique rappelant le peuple à l'observance de la Torah, qui est son véritable patrimoine, et donc dénonciation de la violence et de la volonté de puissance.
Cet essai constitue une leçon magistrale d'analyse narrative de l'histoire deutéronomiste. Peut-être l'A. atteint-il ainsi le vrai sens de l'histoire, en démasquant dans la mémoire vive du peuple, les fausses motivations de son récit, et en mettant en relief la sublimation théologique. Ce qui caractérise en effet les textes de l'Écriture, c'est cette capacité de remettre sans cesse en question ses représentations les plus sacrées, comme celle de la royauté. On n'en voudra pas à l'A. si sa thèse apparaît parfois un peu forcée, mais on relira alors les textes scripturaires sans a priori et dans leur subtil agencement. Bref, un livre stimulant, passionnant! Les exégètes, mais aussi les théologiens et les analystes du langage en tireront le plus grand profit. - J. Radermakers, S.J.

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