Les disciples juifs de Jésus du Ier siècle à Mahomet. Recherches sur le mouvement ébionite, préf. A. Le Boulluec

Dominique Bernard
Histoire - Recenseur : Sébastien Dehorter

Qui furent les ébionites ? Ce groupe de Judéens qui pratiquaient la Torah et voyaient en Jésus un Messie humain est attesté explicitement pour la première fois sous la plume d'Irénée de Lyon (v. 177-180) et reçoit ensuite plusieurs notices dont la plus longue est le chap. 30 du Panarion d'Épiphane de Salamine (v. 375). Peut-on en dessiner un profil historique sûr, leur attribuer une localisation originelle et différentes implantations au cours des siècles, en décrire les pratiques et les doctrines, en déterminer les textes de référence, en suivre l'évolution au cours du temps (cf. p. 11-12) ? C'est à cette entreprise que s'attache la présente étude, érudite et volumineuse, dont les apports quant à la connaissance des commencements du mouvement de Jésus ne sont pas des moindres.
L'ouvrage se divise en 2 parties. La première (p. 61-688) consiste à recenser, traduire et commenter tous les témoignages disponibles. Dans cette étape, l'apport de l'A. est triple. 1) Tout d'abord, il présente pour la première fois une trad. fr. complète de Panarion 30 (établie avec le soutien d'A. Le Boulluec qui préface l'ouvrage) ; 2) ensuite, il montre que « certaines sources patristiques traditionnelles, pourtant bien connues, n'avaient pas complètement été exploitées par les exégètes » ; aussi avance-t-il « les arguments et les règles d'utilisations qui autorisent à [s'en] servir avec précaution » (p. 976). Une cohérence d'ensemble se dégage progressivement, permettant à l'A. d'éclairer en retour certains passages obscurs des sources et parfois même d'y déceler des erreurs. La littérature des hérésiarques participe de « la construction identitaire du christianisme, qui, comme tout processus de ce genre, se construit lentement dans un discours d'opposition et de projection de soi sur l'autre » (p. 974). Dans ce cadre où « le concept d'identité collective s'élabore sur la fiction du « pur », du bien délimité, de l'immuable, du déjà-là et de l'absence d'altérité interne », les ébionites sont devenus peu à peu le réceptacle de ce que les auteurs de la Grande Église ne pouvaient plus reconnaître à l'intérieur de leur propre identité ou de leur propre histoire, représentant ainsi ce qu'il ne fallait plus faire ni croire (p. 975) ; 3) enfin, aux sources traditionnelles, il en ajoute d'autres plus tardives : « Ce sont des textes arabophones, les uns musulmans, les autres chrétiens nestoriens ou juifs qui transmettent des traditions judéennes chrétiennes » dont l'A. discerne le caractère ébionite (p. 21).
La seconde partie (p. 689-992) consiste à interpréter les sources et à répondre à un ensemble de questions débattues entre chercheurs et rappelées au seuil de l'étude (p. 17-19). Le profil identitaire des ébionites y est décrit sous différents angles : les origines, temporelles et géographiques, du mouvement (chap. 1-3) ; le contenu même auquel la communauté ébionite s'identifiait, en termes de rites, observances, doctrines et livres saints (chap. 4-6) ; la relation aux autres - traitée sous l'angle de l'éventuel prosélytisme, de la relation aux esséniens et aux tannaïtes et des interférences entre le mouvement ébionite et quelques textes canoniques (chap. 7-9) ; enfin, l'évolution tardive du mouvement et les hypothèses concernant sa disparition (chap. 10). Au final, 5 critères permettent « d'identifier les ébionites dans un texte qui ne les mentionne pas explicitement : 1) la représentation d'une naissance naturelle de Jésus ; 2) celle d'une messianité post-baptismale ; 3) le refus des sacrifices ; 4) le fait que le message de Jésus et la mission des apôtres concernent Israël ; 5) et l'antipaulinisme » (p. 982). Les points saillants de cette synthèse sont les suivants : 1) au sujet de l'origine du mouvement, l'A. parvient à la conclusion que la plupart des idées des ébionites était partagées par la communauté primitive de Jérusalem (les Apôtres) avant qu'une succession de crises (conflit entre Hébreux et Hellénistes, conflit d'Antioche, débat autour de la succession de Jacques mort en 62) n'entraînât la formation de groupes distincts (p. 738 ; 983-987) ; 2) au sujet de la christologie ébionite, celle qui ne voit en Jésus qu'un « simple homme » né de l'union de Marie et Joseph et devenu Christ au moment du baptême en raison de la justice à l'égard de la Loi, l'A. pense, à la suite de Scheidweiler (en 1952), qu'il s'agit là « de la conception originelle du Christ » (p. 790). C'est seulement à la suite des conflits mentionnés plus haut que se seraient développés les messianités résurrectionnelle (Paul), de naissance (les nazoréens) ou préexistante (Jean) ; 3) l'enquête sur les écritures des ébionites conduit l'A. à présenter un long excursus où il tente de démêler les fils des différents Évangiles selon saint Matthieurencontrés plus ou moins explicitement dans les sources. En accord avec le point précédent, « c'est l'Évangile selon saint Matthieu, écrit à l'origine en hébreu, et utilisé par les ébionites, qui semblerait représenter - aux yeux de l'A. - la messianologie la plus primitive », l'Évangile grec canonisé étant la version la plus récente (p. 687-688) ; 4) quant à la question de leur évolution tardive, elle rejoint les recherches récentes sur les étapes de la formation de l'islam (cf. K.H. Ohlig, éd., The Hidden Origins of Islam, présenté dans NRT 136, 2014, p. 469-474), et l'A. y formule une hypothèse personnelle, à savoir que la communauté judéenne chrétienne accueillie par Mahomet et ses premiers disciples aurait été ébionite et non pas nazoréenne (p. 967-968).
On ne peut que saluer l'ampleur du travail accompli, rendu accessible à travers cet ouvrage, la clarté de la présentation, la diversité des sujets abordés et leur intérêt autant que leur actualité. Le pari de l'A. est sans doute d'avoir voulu approcher l'identité des ébionites sous tous ses angles (social et doctrinal, comportemental et littéraire) et d'en avoir accompagné l'évolution aussi loin que possible. Soulignons encore la mise en valeur de la composante juive (ou judéenne) de l'Église primitive, trop longtemps délaissée, en même temps que sa diversité, puisque l'A. établit les critères pour distinguer les ébionites des nazoréens et des elkasaïtes. Quant à l'ouverture au proto-islam, elle est également des plus stimulantes. Ceci dit, certaines prises de position de l'A. pourront être discutées. Le théologien chrétien, en effet, ne peut tenir que la conception originelle du Christ a été celle d'un « simple homme » et que l'affirmation de sa divinité n'est venue que dans un second temps, comme un « processus d'idéalisation », « processus psychique naturel », « compréhensible et irréversible » (p. 985). En raison même de l'absence de discours sotériologique ébionite, l'A. n'aborde pas la signification de la mort et résurrection de Jésus alors qu'elle est en réalité décisive pour comprendre la naissance même de l'Église. En niant la divinité du Christ, les ébionites atténuaient le scandale de l'annonce de sa mort ignominieuse sur la Croix. L'Église n'était pas le rassemblement de ceux qui en appelaient au nom du Seigneur en se laissant configurer à son anéantissement mais de ceux qui s'attachaient à préserver les paroles de l'Homme juste et à l'imiter. Qu'il nous soit permis de citer en conclusion une réflexion stimulante du Prof. J. Sumney en souhaitant que le débat puisse se poursuivre de manière fructueuse : « When present day scholars envision communities favorable disposed toward Jesus but not giving extended attention to the meaning of his death by crucifixion, they fail to grasp the effects such a death has on a community ». - S. Dehorter

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80