Marie-Dominique Chenu. 1895-1990

Étienne Fouilloux
Histoire - Recenseur : Bernard Joassart s.j.

En 2015, Étienne Fouilloux rédigea une notice substantielle de Chenu dans le « Dictionnaire biographique des frères prêcheurs » français des xixe et xxe siècles, accessible en ligne. Aujourd’hui, il nous donne une biographie, nourrie d’abondantes archives, y compris celles du Saint-Office. Elle est en outre écrite avec la sympathie que requiert tout travail historique, sympathie d’autant plus grande que l’A. a connu personnellement d’assez près Chenu, sans pour autant qu’il ait cédé au genre hagiographique.

On peut dire que durant sa longue existence, Chenu a connu un parcours qui fut loin d’être rectiligne. Tôt remarqué pour sa vive intelligence, en 1920, il arrive, au terme de sa formation à l’Angelicum où il eut pour maître Garrigou-Lagrange (lequel voulut le garder à Rome), au Saulchoir comme professeur de ses jeunes confrères. Il va y déployer une activité presque sans limites, obtenant que ce couvent soit reconnu comme institution universitaire, créant avec son ami Gilson l’Institut d’études médiévales, à Ottawa, etc. S’il jouit rapidement d’une belle réputation, il faut toutefois se rappeler que certains de ses confrères, tant enseignants qu’étudiants, ne partagent pas nécessairement ses positions et ne se privent pas de le faire savoir en haut lieu. Car Chenu, qui sera promu maître en théologie en 1932, prend peu à peu ses distances avec le thomisme officiel, avant tout spéculatif, ce qui le transforme presque en « mathématique théologique », défendu bec et ongles tout spécialement par son ancien professeur romain Garrigou-Lagrange. Prenant exemple sur la méthode historico-critique appliquée à la Bible telle que la prônait Lagrange, Chenu est de plus en plus convaincu que la pensée de l’Aquinate appartient à une époque bien déterminée dont elle ne peut être dissociée (il ne fut certes pas un historien de métier, mais avait le sens de l’histoire, qualité que tout théologien devrait posséder s’il veut correctement faire son métier) et qu’elle n’est pas la seule manière de faire de la théologie, et que celle-ci et la contemplation sont intimement liées. Point d’orgue, si l’on peut dire, de cette façon d’envisager la théologie : Une école de théologie, imprimé en 1937. C’en est trop. Celui qui est, depuis quelques années, sous surveillance étroite de Rome, est sanctionné, et ce « manifeste » est mis à l’Index en 1942. Exclu du Saulchoir, Chenu est exilé au couvent Saint-Jacques, à Paris. Cela ne l’empêche nullement de travailler. Engagé à l’École pratique des hautes études, il suit de très près le lancement de la Mission de Paris et les premiers pas des prêtres-ouvriers, et n’hésite pas à s’intéresser d’aussi près au marxisme et au communisme qui imprègnent fortement la société de l’après-guerre, tout autant qu’à se prononcer publiquement contre l’usage de l’arme atomique. En 1954, son article « Le sacerdoce des prêtres-ouvriers » lui vaut une nouvelle sanction : privé de ses droits de maître en théologie, mesure tout à fait exceptionnelle et odieuse, il est envoyé à Rouen, où la dépression finit presque par fortement entamer son optimisme congénital. Encore qu’il publie, en 1959, un petit livre qui vaut son pesant d’or : Thomas d’Aquin et la théologie, dans la collection « Maîtres spirituels ». Vint Vatican ii. Il y entre certes, mais par la petite porte, comme expert privé d’un de ses anciens élèves, Mgr Rolland, évêque d’Antsirabé à Madagascar. Cela ne l’empêche pas de faire des conférences et d’intervenir dans la presse et auprès de pères conciliaires, même si cela lui vaut encore et toujours des critiques venant tout autant des traditionalistes (ce qui n’étonne évidemment pas) que des théologiens qui ont alors pignon sur rue et contribuent largement au succès du Concile. Son ami Congar lui ouvre plus largement la porte dans le laboratoire conciliaire, en le faisant intégrer dans la sous-commission chargée de rédiger le passage sur les « signes du temps » qui fera partie de la future constitution Gaudium et spes, un texte qui lui tiendra toujours à cœur. Avec le temps, à la différence de certaines figures majeures de Vatican ii, il ne nourrira aucune amertume face à la crise qui suivra le concile. Et jusqu’à sa mort, il demeurera un observateur et actif de la vie ecclésiale et du monde, tout en restant malgré tout toujours un peu suspect auprès des autorités romaines.

Au fil de la lecture, on découvre tout autant que son œuvre, le caractère de Chenu, pas toujours très ordonné, foncièrement optimiste, religieux exemplaire (ce que même ses détracteurs ne nieront jamais). Mais on en arrive parfois à se demander s’il n’était pas quelque peu porté à fournir le bâton pour se faire battre. N’avait-il pas une tendance à énoncer ses intuitions dans des formules qui n’entreraient évidemment pas dans un catéchisme ou un document officiel de l’enseignement de l’Église, ce qui lui valut bien des inimitiés, alors que toute personne douée d’un minimum d’intelligence, voire tout simplement d’un peu de bon sens et d’humour, aurait sans grand effort perçu la pertinence ? — B. Joassart s.j.

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