Nicolas Berdiaeff. Une approche autobiographique et anthropologique

Pierre Aubert
Philosophie - Recenseur : Emmanuel Tourpe
Cette honnête petite introduction à la pensée de Berdiaev est appuyée dans son intention sur un article du philosophe russe intitulé «The Problem of Man» (1936), ce qui donne à sa lecture une tonalité fortement anthropologique. L'angle n'est pas mauvais, même s'il n'est pas le seul possible pour appréhender la doctrine prolixe de Berdiaev; il évite en tout cas de poser des questions trop spéculatives à une pensée qui s'y prête assez peu. On pénètre ainsi, grâce à un texte très facile d'accès, dans la vision fortement personnaliste de ce penseur chrétien, «représentant de la personne insurgée contre la domination du général 'objectivé'» (p. 157). Chantre d'un sujet libre et créateur, prophète de l'esprit face à la domination de l'argent, des institutions, de la matière ou de la nature, Berdiaev est présenté comme l'adversaire par excellence de l'esprit «bourgeois» qui rapetisse tout, et qui renâcle devant le destin itinérant de l'esprit humain. L'A. nous introduit à cette pensée enthousiasmante en quatre chapitres bien charpentés, qui succèdent à une trop brève biographie dont l'intérêt principal est de mettre en lumière le double héritage schopenhauerien et dostoïevskien de Berdiaev. Le premier chapitre porte sur l'approche existentielle et spirituelle d'ensemble de la doctrine de Berdiaev. Le second montre le relief de cette pensée, qui n'est doctrine de l'unité qu'en étant pensée du tout. Un troisième chapitre déploie le panorama dialectique du «socialisme personnaliste» voulu par Berdiaev, dans et par-delà les ruptures d'ordre ou les fausses divisions qu'introduisent le péché, l'individu isolé ou la mort. «L'originalité de l'anthropologie de Nicolas Berdiaeff consiste à élargir la compréhension et la conscience de soi de l'être humain»: «il l'élargit vers le haut»; «il l'élargit vers sa source»; «il l'élargit enfin vers l'avant» (p. 165). Devant le risque d'une interprétation purement romantique d'une telle philosophie de l'esprit, l'A. en révèle en particulier ici la profondeur, mais aussi l'évolution. Profondeur divino-humaine tout d'abord, d'une philosophie de l'esprit qui ancre son appel eschatologique au renouvellement de l'homme, non dans le futur d'un grand soir, mais dans l'éternité de la double nature christologique; évolution aussi d'un penseur qui, ayant dans ses premiers écrits cédé devant la tentation d'isoler l'esprit du monde et du corps, a fini par intégrer, et de plus en plus, les dimensions cosmiques, naturelles et historiques à sa philosophie de l'esprit. Le dernier chapitre (ch. 5) transforme les éléments conceptuels recueillis jusque-là en une spiritualité concrète, ascétique et mystique, qui peut servir de guide pour la vie. Visiblement touché de manière personnelle par la riche doctrine de Berdiaev, l'A. insiste à raison sur la vive actualité de ce personnalisme spiritualiste, dans une société et un temps qui risquent à nouveau de déshumaniser l'homme au nom du marché et du profit. Il a raison également de voir en Berdiaev, non pas un philosophe académique de plus dans l'immense galerie des grands hommes de lettres, mais un maître de vie, à la façon de Socrate ou de Kierkegaard. Le philosophe ou le théologien professionnel ne se satisferont pas, par contre, de cet ouvrage basique qui reste une introduction superficielle où l'on cite trop souvent le Larousse. L'arrière-plan théosophique réel (Boehme et Baader sont exécutés en quelques lignes), le contexte existentialiste ou personnaliste complexe (aucune évocation de Mounier, Marcel, Sartre), l'ambiance bergsonienne topique (alors que l'on parle sans cesse d'intuition et de temps) ou même la différence avec la dialectique plus riche de Hegel et la facticité plus radicale de Heidegger, ne sont pas approfondis en effet dans ce livre - dont la seule ambition est de donner un premier regard empathique sur Berdiaev. On reste cependant songeur devant la force de persuasion de cette pensée vivante, entraînante, qui n'a certes pas la technicité des grandes pensées phénoménologiques, mais a su conserver un pouvoir de sagesse et de contemplation que la pure science néglige. À donner en toute confiance aux commençants, qui y trouveront de beaux équilibres philosophiques et de solides perspectives spirituelles. - E. Tourpe

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