Cette honnête petite introduction à la pensée de Berdiaev est
appuyée dans son intention sur un article du philosophe russe
intitulé «The Problem of Man» (1936), ce qui donne à sa lecture une
tonalité fortement anthropologique. L'angle n'est pas mauvais, même
s'il n'est pas le seul possible pour appréhender la doctrine
prolixe de Berdiaev; il évite en tout cas de poser des questions
trop spéculatives à une pensée qui s'y prête assez peu. On pénètre
ainsi, grâce à un texte très facile d'accès, dans la vision
fortement personnaliste de ce penseur chrétien, «représentant de la
personne insurgée contre la domination du général 'objectivé'» (p.
157). Chantre d'un sujet libre et créateur, prophète de l'esprit
face à la domination de l'argent, des institutions, de la matière
ou de la nature, Berdiaev est présenté comme l'adversaire par
excellence de l'esprit «bourgeois» qui rapetisse tout, et qui
renâcle devant le destin itinérant de l'esprit humain. L'A. nous
introduit à cette pensée enthousiasmante en quatre chapitres bien
charpentés, qui succèdent à une trop brève biographie dont
l'intérêt principal est de mettre en lumière le double héritage
schopenhauerien et dostoïevskien de Berdiaev. Le premier chapitre
porte sur l'approche existentielle et spirituelle d'ensemble de la
doctrine de Berdiaev. Le second montre le relief de cette pensée,
qui n'est doctrine de l'unité qu'en étant pensée du tout. Un
troisième chapitre déploie le panorama dialectique du «socialisme
personnaliste» voulu par Berdiaev, dans et par-delà les ruptures
d'ordre ou les fausses divisions qu'introduisent le péché,
l'individu isolé ou la mort. «L'originalité de l'anthropologie de
Nicolas Berdiaeff consiste à élargir la compréhension et la
conscience de soi de l'être humain»: «il l'élargit vers le haut»;
«il l'élargit vers sa source»; «il l'élargit enfin vers l'avant»
(p. 165). Devant le risque d'une interprétation purement romantique
d'une telle philosophie de l'esprit, l'A. en révèle en particulier
ici la profondeur, mais aussi l'évolution. Profondeur
divino-humaine tout d'abord, d'une philosophie de l'esprit qui
ancre son appel eschatologique au renouvellement de l'homme, non
dans le futur d'un grand soir, mais dans l'éternité de la double
nature christologique; évolution aussi d'un penseur qui, ayant dans
ses premiers écrits cédé devant la tentation d'isoler l'esprit du
monde et du corps, a fini par intégrer, et de plus en plus, les
dimensions cosmiques, naturelles et historiques à sa philosophie de
l'esprit. Le dernier chapitre (ch. 5) transforme les éléments
conceptuels recueillis jusque-là en une spiritualité concrète,
ascétique et mystique, qui peut servir de guide pour la vie.
Visiblement touché de manière personnelle par la riche doctrine de
Berdiaev, l'A. insiste à raison sur la vive actualité de ce
personnalisme spiritualiste, dans une société et un temps qui
risquent à nouveau de déshumaniser l'homme au nom du marché et du
profit. Il a raison également de voir en Berdiaev, non pas un
philosophe académique de plus dans l'immense galerie des grands
hommes de lettres, mais un maître de vie, à la façon de Socrate ou
de Kierkegaard. Le philosophe ou le théologien professionnel ne se
satisferont pas, par contre, de cet ouvrage basique qui reste une
introduction superficielle où l'on cite trop souvent le Larousse.
L'arrière-plan théosophique réel (Boehme et Baader sont exécutés en
quelques lignes), le contexte existentialiste ou personnaliste
complexe (aucune évocation de Mounier, Marcel, Sartre), l'ambiance
bergsonienne topique (alors que l'on parle sans cesse d'intuition
et de temps) ou même la différence avec la dialectique plus riche
de Hegel et la facticité plus radicale de Heidegger, ne sont pas
approfondis en effet dans ce livre - dont la seule ambition est de
donner un premier regard empathique sur Berdiaev. On reste
cependant songeur devant la force de persuasion de cette pensée
vivante, entraînante, qui n'a certes pas la technicité des grandes
pensées phénoménologiques, mais a su conserver un pouvoir de
sagesse et de contemplation que la pure science néglige. À donner
en toute confiance aux commençants, qui y trouveront de beaux
équilibres philosophiques et de solides perspectives spirituelles.
- E. Tourpe