Aucun pape des temps contemporains ne laisse indifférent, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Église catholique. Pie XII échappe d'autant moins à cette règle générale, que son attitude durant la Seconde guerre mondiale face à l'extermination des Juifs - ce qu'on appelle communément les «silences» de Pie XII - est au centre d'une controverse qui, en particulier depuis la pièce «Le Vicaire» (1963), de Hochhut, relayée il y a peu par le film «Amen» de Costa Gavras, a suscité une abondante littérature; nombre de publications se veulent historiques, mais, elles ne respectent malheureusement pas toujours les règles de l'art. La question rebondit d'autant plus qu'une procédure de béatification du pontife est en cours.
Disons d'emblée que le livre de Ph.Ch. échappe aux deux écueils majeurs: le pamphlet et l'apologie. Son propos est bien celui de l'historien, qui cherche, honnêtement, à comprendre, en exploitant au mieux toutes les sources, dans la mesure où elles sont disponibles. Que le lecteur ne s'attende dès lors pas à un roman, fourmillant de détails croustillants; ce qui ne veut pas dire que l'A. ne nous renseigne pas de temps à autre sur tel ou tel détail de la «vie quotidienne» de Pie XII ou de son entourage, car cela fait partie de toute biographie; mais leur portée n'est jamais exagérée au point d'occulter l'essentiel.L'ouvrage couvre toute la vie de Pacelli. Certes, on perçoit très vite que la question des «silences» de Pie XII plane sur tout le livre. Mais ici encore, il est inutile de croire que Ph.Ch. s'est laissé obnubiler par cette question. Il serait d'ailleurs absurde de réduire un pontificat de près de 20 ans aux seules années de guerre, même si elles furent cruciales: quiconque a un tant soit peu de culture générale sait que les années d'après le conflit furent bien remplies par d'autres problématiques qui n'étaient en rien anodines.D'autre part, Ph.Ch. a pu profiter de l'ouverture des archives du Saint-Siège concernant les affaires allemandes jusqu'en 1939, même s'il n'a pu aller jusqu'au bout de leur examen puisque cette ouverture est finalement assez récente. L'ouvrage présente donc comme une double facture que l'on pourrait qualifier «d'avant» et «d'après» l'élection de Pacelli sur le trône de Pierre. Encore faut-il attirer l'attention sur le fait que la seconde partie ne doit pas pour autant être survolée, dans un réflexe de «connu, connu…»
Les premières années de Pacelli. Inutile de s'appesantir sur les origines familiales des Pacelli, des «noirs», fort liés au Saint-Siège. Mais il convient de souligner que le jeune Eugenio suivit sa scolarité dans des établissements privés et publics (et donc laïcs), et eut un cursus de formation ecclésiastique au sein de différentes institutions romaines, qui fit de lui un docteur en théologie, en philosophie et in utroque iure. Et puis ce fut l'entrée au service de l'administration pontificale sous le pontificat de Pie X, principalement dans les services diplomatiques. Ses maîtres: Merry del Val, Gasparri et, après la mort de Pie X, Benoît XV. À retenir aussi pour les premières années: le climat d'intransigeance qui caractérisa le pontificat de Pie X. Le jeune Pacelli y fut entraîné, comme l'ensemble de l'appareil curial. Mais si le jeune clerc entretint des contacts avec un certain Benigni, il ne faudrait pas oublier son ouverture d'esprit dans la ligne de Léon XIII, incarnée par des Genocchi, des Buonaiuti, des Duchesne qu'il fréquenta de plus ou moins près.
La première guerre mondiale ne l'a pas moins marqué, en particulier par l'appréciation par le monde d'alors de l'impartialité voulue par Benoît XV. Le rejet de cette ligne de conduite, laquelle était de sagesse, a plus qu'influencé celui qui à son tour devra un jour affronter un autre conflit mondial. Le dédain du monde qui écarta le Saint-Siège des négociations de paix, laissa lui aussi de profondes traces dans l'esprit du jeune diplomate. C'est d'autant moins étonnant de sa part, qu'il fera toujours preuve d'un dévouement sans limite à l'institution qu'il servait. Et les traités de paix - en particulier celui de Versailles - lui paraîtront toujours comme des absurdités. La nonciature allemande. Une période cruciale pour Pacelli, et que l'on doit apprécier de manière plus nuancée que ne le fait généralement la mémoire commune. Il eut des contacts avec tout ce qui comptait dans les milieux politiques allemands d'alors, et rencontra les premières manifestations des totalitarismes qui mettront le monde à feu et à sang. Et pour lui, la voie qui lui apparaîtra comme la seule possible sera celle du concordat. Il gardera cette conviction lorsqu'il sera choisi comme Secrétaire d'État.Cette dernière fonction était - faut-il le rappeler? -, de premier plan, tout autant que délicate; il la prit au sérieux, comme tout ce qu'il faisait. Période non moins cruciale dans sa carrière. Cette fois, les totalitarismes se montraient à visage découvert. Et il lui apparut de plus en plus nettement qu'il y avait des situations dont tous les concordats du monde ne pouvaient s'accommoder. Mais après le concordat avec le régime hitlérien, il est aussi indéniable que Pacelli contribua de façon importante dans la condamnation du nazisme, quitte à modérer les fulminations de Pie XI.
Une fois sur le trône de Pierre, Pie XII n'a pas oublié le premier conflit mondial. La volonté de faire triompher la paix - comme de juste pour tout homme sensé - sera son mot d'ordre, sans pour autant être plus entendu que Benoît XV. Il en souffrira profondément. La question juive - dont le Saint-Siège était finalement assez bien informé - le tarauda, pendant comme après la guerre. Le 25 février 1946, devant le corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, il justifiera son attitude de « réserve » en ces termes: «En aucune occasion Nous n'avons voulu dire un seul mot qui fût injuste ni manquer à Notre devoir de réprouver toute iniquité, tout acte digne de réprobation, en évidant néanmoins, alors même que les faits l'eussent justifiée, telle ou telle expression qui fût de nature à faire plus de mal que de bien, surtout aux populations innocentes courbées sous la férule de l'oppresseur… Assurément, nul ne saurait compter sur Notre silence dès lors que sont en jeu la foi ou les fondements de la civilisation chrétienne» (p. 267-268). Ne serait-ce finalement pas la seule explication, l'explication la plus «complète», la plus «nuancée», fournie par un homme, très peu porté à se livrer lui-même, que l'on aura jamais sur ses «silences», quitte à l'affiner dans la mesure où les archives seront progressivement accessibles. Ce silence étonne. Mais, qu'on le veuille ou non, le sort des Juifs n'étaient pas une priorité pour l'Église d'alors. Et il ne faudrait pas juger les années 1940 à l'aune de la sensibilité des décennies suivantes. Il a fallu du temps, aux catholiques comme au monde entier, pour prendre toute la mesure de l'horreur. Cela étant, et même si l'«innocence» ou la «culpabilité» de Pie XII ne relèvent pas de la compétence de l'historien, on ne peut toutefois manquer de s'interroger sur ce qui apparaît malgré tout comme un manque de «prophétisme» en l'affaire. Pas plus qu'on ne peut manquer de s'interroger sur l'opportunité de la mise en route d'un procès de canonisation: s'il n'est pas question de mettre en doute la «bonne foi» de Pie XII, il ne faudrait pas oublier qu'une canonisation vise à édifier les catholiques, comme à «attirer» les non chrétiens… La canonisation de Pie XII ne risque-t-elle pas de provoquer scandale auprès d'un grande nombre, ou à tout le moins de choquer? (et je ne parle pas ici de tous ceux qui renâclent par principe à tout acte de l'Église catholique). Ne conviendrait-il pas, dans le cas concret, de faire silence?Pour tout ce qui touche aux années d'après-guerre, Ph.Ch. reprend - mais de manière tout aussi sérieuse - principalement ce qui appartient à l'historiographie pacellienne. Il suffit de rappeler l'implication du pape dans la lutte contre le communisme, son soutien à la Démocratie chrétienne et aux premiers pas de la construction européenne, sa surveillance très étroite de toutes les formes de théologie (voir en particulier l'affaire de la «nouvelle théologie» et l'encyclique Humani generis), la définition du dogme de l'Assomption, la condamnation des prêtres-ouvriers, sans oublier sa volonté - presque sa manie - de parler de tous les sujets. La seule chose qui aurait sans doute pu prendre place dans le livre, est le désir de Pie XII - abandonné au bout de quelque temps - de réunir un concile oecuménique.
Pour terminer, on ne peut qu'insister sur la volonté de sérieux de l'A. Convaincra-t-il tous ses lecteurs? Je ne sais. Mais au moins a-t-il tenté de comprendre un homme avec toute la sympathie que requiert tout sujet historique. - B. Joassart, S.J.

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