Cette traduction nouvelle de Plotin en français se poursuit à un
rythme soutenu. Marguerite Chappuis, enseignante au gymnase de
Lucerne, nous en propose deux récents volumes. Le premier reprend
le traité 3, Sur le destin, rédigé par Plotin avant l'arrivée à
Rome de Porphyre, donc peu de temps après 254. Comme dans les deux
traités précédents, le thème de l'activité de l'âme y occupe une
place essentielle. Il n'y est pourtant pas question de la
providence. Plotin y prend position contre le stoïcisme dont il
retient cependant, comme Platon (Timée, 34b-37c), l'idée d'une âme
principe d'ordre et d'unité. La discussion sous-jacente devait
porter sur le destin. On imagine les questions suscitées par
pareille interrogation. Dans la ligne platonicienne, Plotin insiste
sur la noblesse de l'âme. Refusant de suivre les stoïciens, il
considère que c'est du côté de l'intellect, de la droite raison,
que l'âme accomplit ses belles actions. Mais bien des problèmes
demeurent en suspens. Néanmoins Plotin relativise le destin en
recherchant les causes de nos conduites. Aussi, plutôt que de
restreindre le traité 3 au thème du destin, mieux vaut-il y voir,
remarque très justement M.Ch., l'étude plus large de la causalité.
Si le principe de l'âme permet de montrer nos belles actions, notre
regard devra se porter moins sur le destin que sur l'activité de
l'âme. Introduction, traduction, commentaires, bibliographie nous
rendent remarquablement accessible cet écrit de Plotin. Il nous y
est enseigné que l'âme ne peut subir son destin que si elle a perdu
le plein pouvoir sur elle-même. Un plan semblable, une même clarté,
une même précision président à la présentation du quatrième traité,
Sur l'essence de l'âme, composé, lui aussi, avant la venue de
Pophyre à Rome. Il se range donc lui aussi, peu après 254, parmi
des écrits consacrés à de nombreuses questions touchant l'âme. Il
se situe nettement en lien avec le deuxième traité qu'il continue
tout en lui donnant une orientation bien spécifique. Pourtant sa
place dans l'oeuvre plotinienne a soulevé nombre d'hypothèses. Son
intérêt majeur est de montrer comment l'âme, à la manière des
formes, se situe entre l'intellect et les corps. On peut proposer
la hiérarchie suivante: entre le divisible et l'indivisible, il y a
les corps, les formes, l'âme, l'intellect. Plotin s'efforce de
justifier cette hiérarchie et finit par conclure que l'âme est à la
fois une et multiple. À la fin du traité, il fait référence à
Platon, Timée, 35a 1-4, sa source d'inspiration. Plotin a ici
explicité ce que Platon y voulait dire.
C'est Alexandre Linguiti qui présente le traité 36, Si le bonheur
augmente avec le temps. Ce titre montre bien la question débattue
par ces pages qui appartiennent à la deuxième phase de la
production plotinienne, qui se situe entre 263 et 268 et où
apparaît la pleine maturité philosophique du penseur. La réaction
anti-gnostique y est ferme, l'attitude critique envers Aristote s'y
fait plus radicale. Les stoïciens y sont également critiqués, même
si Plotin les apprécie sous de nombreux aspects et les reprend dans
un sens qui convient à ses perspectives. Dans le traité 36,
l'articulation dialectique est serrée et le développement du
dialogue y est l'écho de la manière de discuter dans les écoles.
Plotin est en débat avec un interlocuteur fictif tout au long de
dix chapitres parfois assez courts.
À la question posée sur la croissance du bonheur, la réponse est
négative. Le véritable bonheur, en effet, ne se mesure pas selon le
temps mais selon l'éternité. C'est qu'il ne réside pas dans
l'action mais dans la disposition de l'âme vertueuse. Plotin donne
un double fondement à sa réponse négative: le bonheur parfait se
réalise entièrement dans le présent temporel, mais surtout dans
l'éternel présent de l'Être-Intellect. En effet, une partie de
l'âme humaine ne «descend» jamais de l'intelligible. Faisant partie
de l'Être-Intellect, l'âme «non-descendue» en jouit constamment, sa
vie étant essentiellement contemplative.
Jamais lasse de contempler, l'âme «non-descendue» vit, en cette
activité noétique parfaite, dans l'identité entre ce qui se pense
et ce qui est pensé. Mais nous n'en avons conscience
qu'épisodiquement. Cette pureté et cette perfection de l'âme
humaine sont donc éminemment métaphysiques et, du coup, finalement
indépendantes de la moralité. Il n'y a aucune possibilité d'une
chute morale définitive. La pespective de Plotin est inédite. A.L.
la restitue de façon lumineuse. Mais, du coup, comment ne pas y
reconnaître Platon et Aristote? Voire, avec les corrections
nécessaires, les épicuriens et les stoïciens? Si le bonheur
n'augmente pas avec le temps, c'est qu'il correspond, en effet, à
la vie éternelle et parfaite de l'Être. - H. Jacobs sj