Y a-t-il une antinomie de la raison pure ? Kant : autopsie d’un suicide philosophique, préf. M. Bastit

Michel Nodé-Langlois
Philosophie - Recenseur : Emmanuel Tourpe

Le nouvel ouvrage, extrêmement technique, de Michel Nodé-Langlois s’inscrit explicitement dans la descendance des travaux bien connus du chanoine Verneaux : à savoir d’opposer le réalisme aristotélo-thomiste à l’idéalisme kantien. Ne serait sauve dans le dispositif kantien que la percée opérée par le Kant de la 3e Critique, à laquelle l’A. a d’ailleurs consacré un ouvrage. Chacun sait qu’au lieu de cette opposition brutale, d’autres approches plus conciliantes sont possibles : celle de Joseph Maréchal et de sa descendance philosophique, ou celle du P. Marty découvrant le travail de l’analogie au sein même du texte kantien. Sans même parler bien évidemment du travail de dépassement et d’intégration du « savoir immédiat » kantien par Hegel dès Foi et Savoir.

Mais soit. L’approche de l’A. reste parfaitement légitime dans la mesure où il ne critique pas la première Critique de l’extérieur mais à travers un rigoureux commentaire de texte des quatre Antinomies de la Raison pure par lesquelles le philosophe de Königsberg entendait montrer l’absence de fondement de la métaphysique classique. Reinhold, Jacobi, Maïmon, ou Schulze avaient déjà largement pavé la voie d’un commentaire critique interne de la Critique de la raison pure en montrant plusieurs incohérences – à commencer par postuler une chose en soi inconnaissable. Et l’on sait très bien comment le Kantbuch de Heidegger a pratiquement mis à terre la démonstration kantienne du point de vue ontologique.

L’approche de l’A. consiste à montrer de manière systématique que la manière avec laquelle Kant révoque les prétendues antinomies de la raison pure sont fondées à tout le moins sur une incompréhension de la métaphysique classique, et se révèle même sophistique. L’A. va très loin en mettant devant les yeux de Kant que si le dispositif des antinomies était fondé, « c’est la raison elle-même que l’antinomie condamnerait, et non pas seulement la métaphysique » (p. 216). Le travail de démonstration de l’A. est très fouillé, voire ardu, mais l’on doit bien dire que le lecteur courageux en sort convaincu de fait que la posture de Kant repose sur des malentendus profonds sur le concept de commencement (1e antinomie), de composé (2e antinomie), de causalité (3e antinomie) et de l’absolu nécessaire (4e antinomie). Une autre métaphysique est possible que celle dénoncée par Kant dans la première Critique, et c’est celle d’Aristote tel que lu par saint Thomas. La démonstration de l’A. est tout à fait solide et n’a rien de ridicule en 2022. Elle est peut-être rapprochée, sur le plan scientifique, du renouveau de l’épistémologie par Hans André et Wolfgang Smith, qui ont œuvré pour montrer l’efficacité de l’ontologie de l’Ecole en biologie et en physique quantique : de ce point de vue ils rejoignent l’A. dans son combat contre le positivisme scientiste né de Kant.

Pour autant, en a-t-on fini avec Kant lorsque l’on a montré l’instabilité conceptuelle de l’Antinomie ? Entre autres nœuds fondamentaux de la première Critique, on retrouve l’aperception, dont l’unité originairement synthétique dit bien quelque chose de neuf par rapport au dispositif aristotélo-thomiste classique : le Je pense doit pouvoir accompagner toute représentation. On y retrouve également une dimension que la théorie des espèces ne prend pas suffisamment en compte, à savoir le caractère apriori des formes de la sensibilité et celui des catégories du jugement. Là-dessus, il conviendrait sans doute de relire, en complément du travail soigné de l’A. les recherches passionnantes d’autres thomistes, mais plus accueillant des apports kantiens, à savoir par exemple J.B. Lotz (Sein und Wert, 1938) ou G. Siewerth (Die Apriorität der Erkenntnis als Einheitsgrund der philosophischen Systematik des Thomas von Aquin, 1938). — E.T.

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