Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Les relations juifs-chrétiens éclairées par Paul Ricœur. Idéologie, utopie et dynamiques identitaires en 2 Co 3

Pierre de Curraize c.c.n.
Les réflexions de Paul Ricœur sur l’idéologie et l’utopie permettent d’éclairer les dynamiques identitaires à l’œuvre en 2 Co 3. Dans ce passage, Paul produit un discours dont l’impact symbolique a été fondamental dans la constitution de l’identité chrétienne, notamment dans le rapport entre Nouvelle et ancienne Alliances. Aujourd’hui, les accentuations se sont déplacées dans le dialogue juifs-chrétiens, néanmoins les mêmes dynamiques identitaires continuent d’opérer.

Si près de vingt années se sont déjà écoulées depuis son décès, les travaux de Ricœur se renouvellent toujours dans leurs applications. Nous l’avons constaté encore récemment à propos de ses développements sur l’idéologie et l’utopie, à l’occasion de la lecture d’un ouvrage sur l’Alliance nouvelle chez les premiers chrétiens de Corinthe1. Ces réflexions apportent un regard nouveau sur les dynamiques identitaires à l’œuvre dans le christianisme dans sa relation avec le judaïsme2.

Nous nous proposons de le vérifier en relisant selon ce prisme 2 Co 3, texte essentiel de la pensée paulinienne et chrétienne sur la « nouvelle Alliance », non sans avoir au préalable présenté les concepts employés chez Ricœur. Nous tenterons enfin de voir dans quelle mesure ces dynamiques sont toujours opératoires aujourd’hui dans le dialogue entre juifs et chrétiens, et en quoi leur prise en compte constitue un sérieux atout.

I Le rôle de l’idéologie et de l’utopie dans la constitution de l’identité

Lorsque Ricœur aborde l’idéologie et l’utopie, il procède, comme à son habitude, à un travail de relecture des auteurs qui l’ont précédé. Il prend toutefois une certaine distance par rapport au jugement négatif porté habituellement sur ces deux concepts. En effet, ils auraient un aspect positif essentiel puisqu’ils joueraient un rôle primordial dans la constitution, par la voie de l’imagination, de l’identité personnelle et collective.

1 Pourquoi l’idéologie et l’utopie sont-elles connotées négativement ?

Selon Ricœur, l’acception commune de l’idéologie serait principalement héritée du jeune Marx pour qui elle serait le reflet de la vie réelle des hommes dans leur imagination3. Elle fausserait la réalité à travers des distorsions et des dissimulations où nous cacherions, y compris à nous-mêmes, « notre mode d’appartenance aux diverses communautés dont nous participons4 ». L’utopie, pour sa part, est généralement dépréciée elle aussi : elle est considérée comme une « fuite du réel », un simple rêve irréalisable.

Tout ceci, notre philosophe le concède, mais il soutient que ces concepts exercent également une fonction constructrice5.

2 Les aspects positifs de l’idéologie et de l’utopie

Ricœur, donc, n’en reste pas aux lieux communs. Il s’explique. Toute action dans la vie réelle nécessite des représentations, « une médiation symbolique6 ». Plus largement, « nulle société ne fonctionne sans des normes, des règles, et tout un symbolisme social qui, à son tour, requiert une rhétorique du discours public […]. Il n’y a là aucune faiblesse et encore moins aucun vice, mais un fonctionnement normal du discours mêlé à l’action7 ». L’idéologie et l’utopie entreraient dans ce cadre.

a) Les différents niveaux de l’idéologie dans la constitution de l’identité

D’après ce qui précède, toute société déploie un discours recourant à une sorte de « symbolisme social ». À quel moment a-t-on affaire à de l’idéologie ? Selon notre herméneute, elle adviendrait lorsque la rhétorique « est mise au service du processus de légitimation de l’autorité8 ». En effet, l’autorité demande toujours à être reconnue, mais il y a sans cesse un écart entre « la prétention à la légitimité » de tout pouvoir et la croyance effective en cette légitimité naturelle de la part de ceux à qui elle est demandée. Le pouvoir s’appuie alors sur des représentations que l’on qualifiera d’idéologiques. Elles sont « en-plus », selon l’expression de Weber9. Ainsi, l’idéologie apparaît, par analogie avec le concept de Marx, comme une plus-value.

L’idéologie n’est donc pas uniquement dissimulation (sous l’aspect négatif présenté auparavant), elle est aussi, en second niveau, légitimation afin de protéger le statut social : « nous ne pouvons pas l’éviter ; tout système d’autorité implique une requête de légitimité qui excède ce que ses membres peuvent offrir en terme de croyance10 ».

Enfin, Ricœur en arrive à une troisième fonction de l’idéologie, « une fonction d’intégration ». Cette fonction est visible dans les « cérémonies de commémorations grâce auxquelles une communauté quelconque réactualise en quelque sorte les événements qu’elle considère comme fondateurs de sa propre identité ; il s’agit donc là d’une structure symbolique de la mémoire sociale11 ». Le rôle de l’idéologie est alors « de diffuser la conviction que ces événements fondateurs sont constitutifs de la mémoire sociale et, à travers elle, de l’identité même de la communauté12 ». À travers ce discours, elle participe à la constitution de l’identité personnelle par « une sorte de domestication du souvenir13 ». Ricœur ajoute que cette dernière dimension, essentielle, « ne se perpétue qu’à travers les deux autres14 » et permet de croire en sa propre identité et donc de la préserver.

b) Les différents niveaux de l’utopie dans la constitution de l’identité

L’utopie appartient elle aussi au « symbolisme social ». Mais les forces qui la gouvernent sont opposées à celles de l’idéologie. Ainsi, au lieu de distordre la réalité, elle la fuit. Ricœur ajoute qu’elle résiste à cette dynamique propre à l’idéologie où tout se fige15 pour préserver l’identité, ce qui en fait son aspect bénéfique. Elle le fait en projetant « l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part16 ». Ricœur y distingue là aussi trois aspects.

Le premier consiste à contester l’état actuel du groupe : « [c’]est un exercice de l’imagination pour penser autrement17 ». Ce faisant, – deuxième niveau – elle est contestation du pouvoir sous toutes ses formes. Elle offre souvent une inversion de ce qui est18, comme chez Fourier pour qui « l’utopie prétend restaurer la loi primitive19 ». Elle n’est pas un simple rêve, mais « avec Thomas Münzer, elle représente la revendication majeure d’une réalisation, ici et maintenant, de tous les rêves que l’imagination avait accumulés (…) dans les représentations de la fin de l’histoire20 ». Seulement, cette exigence néglige les détails pratiques nécessaires à sa réalisation21. Elle en arrive ainsi à son dernier niveau, pathologique, où « l’utopie fait évanouir le réel lui-même au profit de schémas perfectionnistes, à la limite irréalisables22 ».

3 La nécessaire articulation de l’idéologie et de l’utopie

Pour finir, Ricœur soutient qu’il est nécessaire d’articuler l’idéologie et l’utopie. Toutes deux participent à la constitution de l’imaginaire social, qui n’est atteignable que par elles. Selon lui, elles sont complémentaires, non seulement par le caractère similaire de chacun de leurs niveaux, mais aussi parce qu’elles se critiquent23 mutuellement en offrant « des figures inverses l’une de l’autre24 ».

II Relecture de l’usage paulinien de la « nouvelle Alliance » à la lumière de Ricœur

La relecture de l’expression « nouvelle Alliance » chez St Paul à la lumière de Ricœur que nous entreprenons est risquée : étant donné que l’idéologie et l’utopie sont souvent connotées péjorativement, ne risquons-nous pas de dévaloriser des textes sacrés ? Pourtant, si Ricœur a raison et que tout imaginaire social se constitue selon ces catégories, il doit en être de même pour l’imaginaire chrétien, et ce dès ses origines25. La suite de notre article devrait permettre à notre lecteur de réaliser combien les réflexions du philosophe permettent de saisir l’actualité de l’usage paulinien de l’expression « nouvelle Alliance » en 2 Co 3.

1 La « nouvelle Alliance » en 1 Co 11,25, élément idéologique de la communauté chrétienne

Avant 2 Co 3, Paul a déjà utilisé une fois l’expression « nouvelle Alliance » (1 Co 11,25). Il la mentionnait car elle faisait partie de la tradition de la Cène, mais rien n’indique que l’expression en tant que telle serve à son argumentation. Il ne s’y arrête pas. Il n’y a donc que peu de choses à en tirer du point de vue de notre relecture ricœurienne, si ce n’est un élément : son ancrage dans le cadre de la tradition de la Cène l’associe à l’un des événements inauguraux de la communauté chrétienne, ce qui correspond exactement à la troisième dimension de l’idéologie décrite par Ricœur. Il y a donc fort à penser qu’elle fasse partie de ce type de discours permettant à la communauté de forger son identité.

2 Entre idéologie et utopie, les deux alliances en 2 Co 3

a) La distorsion de l’ancienne Alliance

En 2 Co 3, unique autre apparition de l’expression « nouvelle Alliance » dans les lettres de l’Apôtre, la situation est plus complexe. Il évoque également un événement fondateur, mais différent : le don de la Loi à Moïse. Il s’agit d’un élément-clef de l’idéologie du groupe social dont Paul fait partie : le judaïsme. L’évocation se fait non sans quelques glissements. Ainsi, au v. 13, Moïse ne cache pas son visage pour les mêmes raisons que celles avancées dans l’Écriture (Ex 34,33-35). C’est même déjà le cas aux v. 2-3, si l’on y décèle un écho à Jr 31,33. De fait, alors que Jérémie avait annoncé l’écriture de la Loi dans les cœurs, Paul évoque l’écriture de sa lettre de recommandation, à savoir les Corinthiens, dans les cœurs des évangélisateurs. Cette distorsion est au service de son discours apologétique.

b) La dialectique avec l’utopie de la « nouvelle Alliance »

D’autres déplacements indiquent que l’utopie est venue critiquer certains aspects de l’idéologie traditionnelle : qu’est-ce que cette confrontation entre les « tables de pierres26 » et les « cœurs de chair » (v. 3) si ce n’est une surenchère à partir de l’utopie des prophéties pour le monde à venir27 ? Une « nouvelle Alliance » (v. 6) rendant inopérante28 l’ancienne (v. 14) ? Nous assistons au phénomène décrit par Ricœur : le Tarsiote investit les utopies de son groupe, qui sont aussi celles de ses adversaires les « non-croyants » (τῶν ἀπίστων, 2 Co 4,4), pour contester leur rapport à la lettre.

c) La problématique de la domination

L’Apôtre29 doit se défendre : « nous ne sommes pas comme les nombreux qui frelatent la parole de Dieu (…) est-ce que nous aurions besoin, comme certains, de lettres de recommandation pour vous ? – ou de vous ? » (2 Co 2,17–3,1). Il est en quête de légitimité et produit par conséquent une rhétorique pour exercer une certaine domination.

Qui sont ses opposants ? Si l’on en reste à l’unité textuelle significative pour ce passage (2 Co 2,14–4,6)30, ce sont ces fameux « non-croyants », qualifiés de la sorte parce qu’ils n’ont pas reçu son Évangile (2 Co 4,3). Ils sont donc extérieurs à la communauté chrétienne ; lecteurs de l’Écriture (v. 14-15), ils sont juifs ou craignants-Dieu31 et sont incapables d’y voir le Christ32. De fait, la polémique tourne autour de l’interprétation de la Parole de Dieu33, Paul refuse d’être compté parmi ceux qui la « frelatent », il est un interprète autorisé (ἱκανός, 2 Co 2,16). S’il doit se défendre sur cet aspect, c’est que vraisemblablement ses contradicteurs bénéficiaient d’une expertise reconnue dans l’Écriture34, expertise suffisamment reconnue pour mettre à mal la vision paulinienne, et plus largement chrétienne. Ils risquaient donc de prendre un ascendant sur une partie de la communauté, en particulier sur ceux qui venaient de la synagogue35. Le risque encouru explique bien le ton polémique de ce passage et les paroles dures formulées en 2 Co 4,3-4. Il y a une lutte où l’enjeu est la domination.

  1. Le recours à des notions universelles

Cet aspect de l’idéologie, identifié comme son deuxième niveau, est trahi par un comportement particulier, explique Ricœur : « toute domination veut se justifier, et elle le fait en recourant à des notions capables de passer pour universelles, c’est-à-dire valables pour nous tous36 ». De même, en 2 Co 3, Paul puise dans des notions symboliques collectives censées être reconnues par sa communauté. Il s’appuie sur leur croyance en l’action de l’Esprit (utopie réalisée) pour y rattacher son action. Fruits de son évangélisation, les Corinthiens sont la meilleure preuve de la réalisation de cette utopie, sa lettre de recommandation (v. 2-3). Après réflexion, tous les membres de la communauté peuvent en convenir. Mais plus encore, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’authentifier mais de disqualifier ceux qui troublent les Corinthiens, l’Apôtre explique que son ministère relève d’une autre économie que celle de la lettre : il fait partie d’une nouvelle Alliance. Là encore, il puise dans les attentes eschatologiques traditionnelles37, l’utopie des prophètes38.

  1. Proposer une société alternative

D’après Ricœur, la fonction première de l’utopie « est toujours de proposer une société alternative39 ». Nous détectons le même phénomène en 2 Co 3. En effet, dans ce chapitre, pour disqualifier ses adversaires, Paul s’en prend à un type de ministère40 : celui de la mort (v. 7) ou encore de la condamnation (v. 9). S’en prendre au ministère n’est certes pas identique à l’action de s’en prendre à une société, mais cela s’en approche. L’Apôtre synthétise ce ministère et ses conséquences en un terme-clef, la « lettre41 ». Le système qu’il sert, de transmission (écriture)/réception (lecture)42, se perpétue encore au temps de Paul (et c’est cet « aujourd’hui » qui l’intéresse, comme le manifeste la répétition du terme aux v. 14-15), mais, selon lui (v. 12-18), il voile l’accès à la gloire à laquelle Moïse avait initialement accès (v. 7-11). À ce stade, l’Apôtre propose une alternative, son utopie dirons-nous avec Ricœur : un système où tous connaissent Dieu (2 Co 3,18 ; 4,6). Comme au v. 3 (cf. fin du paragraphe précédent), il puise dans le réservoir des utopies prophétiques, ici en Jr 31,34 (« Et ils ne devront plus s’instruire l’un l’autre en disant “connaissez Yhwh” ; car tous me connaîtront, du plus petit d’entre eux au plus grand d’entre eux »).

  1. Paul se risque à la distorsion idéologique et à l’utopie réalisée

Dans le recours à cette utopie, nous reconnaissons un détail signalé par Ricœur (à partir de Fourier) : « L’utopie prétend restaurer la loi primitive. Elle est donc à la fois progressive et régressive. La progression est en fait une régression vers la loi divine43 ». En effet, ce que propose Paul n’est rien de moins que d’expérimenter la gloire de Dieu comme Moïse en a bénéficié, davantage même.

Les affirmations de Paul sur ce que les croyants vivent, cette proximité avec l’Esprit Saint, cette contemplation de la gloire à l’égal de Moïse sont fortes. D’une part, en ce qui concerne le rapport à Moïse, elles font intervenir la distorsion de la réalité caractéristique du troisième niveau de l’idéologie. Mais d’autre part, en constatant l’action de l’Esprit Saint, elle présente l’utopie eschatologique comme réalisée. Ce qui correspond à un des phénomènes utopiques que Ricœur décrivait à partir de Münzer44.

Mais tout cela risque de révéler des incohérences dans son discours. Par exemple, si Paul affirme que tous ont la connaissance, cela n’est-il pas en tension avec ses prétentions personnelles à enseigner45 ? Ceci correspond à une caractéristique propre aux idéologies : elles ne se préoccupent pas des détails. De même, sur le plan utopique, il n’y a pas d’explication sur la façon dont elles se réalisent. De fait, le Tarsiote n’explique pas en quoi consiste la connaissance infuse, il se contente d’en affirmer la réalisation.

  1. De la critique d’une religion à la fondation d’une autre

Enfin, un dernier trait attire notre attention, confirmant la pertinence de l’application des deux concepts à 2 Co 3. Ricœur affirmait à partir de Saint-Simon : « Les utopies ont cette caractéristique frappante : elles commencent souvent par une position radicalement anticléricale, et même antireligieuse, et elles s’achèvent en prétendant recréer la religion46 ». Nous avons vu que la défense du ministère apostolique passait en 2 Co 2,14–4,6 par une critique sévère d’un certain type de ministère. Ceci correspond, malgré l’anachronisme, à une forme d’anticléricalisme. Quant aux prétentions pauliniennes à ce que les évangélisateurs soient « ministres d’une nouvelle Alliance » (2 Co 3,6), elles sont bel et bien celles d’un nouveau paradigme religieux.

Conformément au propos de Saint-Simon, un nouveau groupe religieux s’est créé. Non pas au temps de Paul47, il est vrai, mais le germe est là. Certes, d’une part, le discours de l’Apôtre révèle son profond enracinement dans le judaïsme, mais, d’autre part, les premiers éléments du travail utopique sont à l’œuvre avec leurs inéluctables conséquences : déjà « l’unité ontologique objective du monde [est] détruite48 », déjà « nous ne sommes plus les habitants d’un même monde49 ». Faut-il parler de continuité ? De discontinuité ? Nous voyons que le phénomène est plus complexe et que les notions telles qu’exposées par Ricœur le décrivent avec plus de précision.

III Quelques apports de Ricœur pour mieux cerner les dynamiques autour de l’Alliance chez les chrétiens et chez les juifs

La réflexion de Ricœur sur l’idéologie et l’utopie offre donc une description des dynamiques identitaires autour de la nouvelle Alliance en 2 Co 3 plus exacte que ne le peuvent les critères de continuité et discontinuité entre les deux alliances. Mais ce n’est pas tout : elle permet de mieux saisir le mouvement de séparation qui s’en est suivi et les dynamiques à l’œuvre dans le dialogue d’aujourd’hui.

1 Retour sur les dynamiques de séparation

Nous venons d’observer qu’à l’origine (ici en 2 Co 3) l’idéologie et l’utopie se côtoient. Mais avec le temps, les mêmes éléments ne sont plus forcément utopiques et idéologiques, puisque la qualification de l’une ou de l’autre dépend du groupe dans lequel le discours est tenu50. Expliquons-nous.

Si, comme en 2 Co 3, le discours utopique a réussi à faire sa révolution ou à permettre à un certain groupe de faire sécession, alors, ce discours servira de point de repère, il sera fondateur. Ce qui était utopique dans le discours d’origine est désormais considéré comme étant réalisé par tous ceux qui se reconnaissent dans ce groupe. Il fait partie des traits idéaux dans lequel ce groupe se reconnaît. Parallèlement, une certaine distance est prise par rapport aux traits idéaux critiqués par le premier discours. Il nous semble que la lettre aux Hébreux51 est une première étape de ce processus52. Une prise de distance s’opère par rapport au groupe d’origine, mais elle n’est pas entièrement consommée. Là encore une relecture à l’aide des concepts d’idéologie et d’utopie devrait permettre de dépasser l’éternel débat entre continuité et discontinuité53, le curseur se déplaçant toutefois dans la deuxième direction. Tout ceci demanderait une analyse que nous ne faisons que suggérer ici.

Si en revanche le discours produit n’a pas eu son effet révolutionnaire ou sécessionniste, alors il demeure sur le plan utopique. Et son sort est soit d’être oublié, soit au contraire de continuer à habiter l’imaginaire utopique du premier groupe. Nous pensons que l’oracle de la nouvelle Alliance (Jr 31,31-34) correspond à ce deuxième type54. Paul a su le reprendre en temps voulu et avec plus de succès.

Et nous commençons à découvrir combien ces concepts d’idéologie et d’utopie, tels qu’ils ont été décrits par Ricœur, offrent de bonnes clefs de lecture pour ces textes autour de la nouvelle Alliance.

2 L’idéologie et l’utopie : quelques conséquences pour le dialogue juifs-chrétiens

a) La polémique autour des dimensions idéologiques

Nous avons démontré que les composantes déformatrices de l’idéologie étaient à l’œuvre chez Paul. Les juifs le montreront facilement du doigt55. En retour, nous pourrions également rétorquer que les mêmes traditions ont été revisitées ensuite, non sans une certaine déformation. Ainsi, la lecture de l’oracle de la nouvelle Alliance comme un simple renouvellement effectuée par Radaq et défendue par Banon56 est difficilement en phase avec la claire opposition manifestée dans l’oracle57. L’enjeu est dans tous les cas identitaire, si l’on en croit Ricœur. Ce qui explique que les réactions soient fortes, quel que soit le groupe auquel on appartient. Ces réactions engendrent facilement un contexte conflictuel où l’on accusera rapidement l’autre d’être un idéologue :

L’idéologie est toujours un concept polémique. Elle n’est jamais assumée en première personne ; c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre. Même lorsqu’on l’entend en un sens plus faible, l’idéologie est quand même le tort de l’autre. Personne ne se reconnaît jamais comme pris dans l’idéologie58.

La polémique est donc d’autant plus forte que l’on est aveugle. Alors comment aider à s’en sortir ? Ricœur propose une « critique ».

b) Le dialogue comme lieu de critique de l’imaginaire collectif

Une critique de l’imaginaire collectif s’impose. Plusieurs aspects sont concernés : « à la rhétorique du discours public s’ajoutent les maximes, les slogans, les formules lapidaires qui font du discours une arme souvent meurtrière59 ».

Comment procéder ? Il s’agit d’abord de sortir de cette attitude du soupçon pour adopter à l’instar du sociologue et du psychanalyste, une attitude plus neutre, celle de l’entretien : « Si (…) nous voulons reconnaître les valeurs d’un groupe sur la base de sa propre compréhension desdites valeurs, nous devons alors les accueillir de manière positive60 ». L’histoire aide à faire ce travail et pour cause : les dynamiques de pouvoir justifiant ces discours idéologiques ont changé. En outre, explique Mannheim, l’utopie finit par se dissiper lorsqu’elle est mise en œuvre ; il y aurait une « disparition progressive de toute forme de non-congruence avec la réalité. L’adaptation à la réalité est toujours plus forte, et cette adaptation tue l’utopie61 ». Ainsi, le chrétien qui se différencie du judaïsme en recourant aux utopies mobilisées par Paul devrait confronter son discours à ce qu’il vit. Est-il en contact étroit avec l’Esprit selon les modalités décrites en 2 Co 3 ? Bénéficie-t-il effectivement d’une vision de la gloire supérieure à celle de Moïse au Sinaï ? Les 2000 ans qui nous séparent de l’Apôtre devraient nous aider à en discerner les composantes utopiques et à constater que ce que vivent bien des chrétiens sur ce plan n’est guère différent de ce que vivent leurs frères juifs.

3 Les tensions ad intra suscitées par le travail de la critique

Le travail de la critique risque de susciter de fortes réactions ad intra. Ainsi, les questions posées précédemment ont toutes les chances de susciter une vive réaction chez un chrétien62. Nous touchons à son identité, ces textes ont été canonisés et « l’acte fondateur se présente idéologiquement à la conscience63 ». Dans un réflexe salutaire, il s’empressera de justifier le discours précédent en mobilisant d’autres aspects idéologiques permettant d’expliquer que son réel correspond ou devrait correspondre à ce qui est décrit par Paul. Le dialogue ad extra se fait donc au risque d’une rupture ad intra.

Celui qui entre dans le dialogue doit y prêter attention : les symboles identitaires continuent à habiter nos mémoires64. Y toucher, c’est toucher à notre identité. Ne pas s’en soucier risque de condamner la démarche critique à ne pas être entendue. Une conséquence importante des travaux de Ricœur pour le dialogue juifs-chrétiens est qu’il ne suffit pas d’en rester à la simple étude des textes fondateurs mais qu’il faut tenir compte de leur place dans l’imaginaire collectif d’aujourd’hui. N’est-ce pas l’un des plus grands problèmes auxquels les dialogues œcuméniques et interreligieux sont confrontés de nos jours ? Les élites ont fait des pas de rapprochement, l’opinion commune ne suit pas… Nous ne pourrons avancer sans intégrer cette dimension de l’imaginaire collectif.

Cette position de critique ad intra doit cependant être attentive à ne pas s’illusionner sur soi-même. Le critique a lui aussi ses idéologies et ses utopies (humaniste, rationaliste, etc.)65. Cela constitue aussi sa chance : nous avons « toujours besoin de l’utopie dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à bien une critique également radicale des idéologies66 ». Cette chance devient une réelle opportunité dans le dialogue ad extra lorsque certaines utopies sont partagées par l’autre camp. En même temps, nous risquons de regarder de haut ceux qui ne nous suivent pas à cause de “leur” idéologie. Or, il ne faut pas négliger la fonction saine de l’idéologie, « sa capacité de donner à une communauté historique l’équivalent d’(…) une identité narrative67 ». C’est pourquoi les réflexions de Ricœur nous amènent à penser que mener ce travail critique nécessite d’être bien enraciné dans sa tradition : « pour pouvoir rêver d’un ailleurs, il faut déjà avoir conquis, par une interprétation sans cesse nouvelle des traditions dont nous procédons68 ». Paul l’a fait en son temps. Il en est de même pour l’homme de dialogue aujourd’hui. C’est à ce prix, semble-t-il, que nous pourrons avancer réellement, ensemble. Certes, « nous ne pouvons pas nous retirer du cercle de l’idéologie, mais (…) nous ne sommes pas non plus entièrement conditionnés par notre place dans ce cercle69 ».

IV Quel bilan ?

Les dynamiques de l’idéologie et de l’utopie décrites par Ricœur ont permis de rendre compte de plusieurs aspects du discours de Paul en 2 Co 3. Ceci offre, d’une part, une nouvelle démonstration de la pertinence de la réflexion du philosophe réformé et, d’autre part, un regard plus perspicace sur les enjeux identitaires déployés dans ce discours (reprise et réélaboration de la tradition – en particulier autour de l’Alliance –, constitution d’une identité chrétienne, etc.). De fait, en germe, nous avons ce qui aboutira à la séparation du christianisme par rapport au judaïsme.

Aujourd’hui, le contexte a changé, les forces à l’œuvre sont autres, mais les mêmes thèmes continuent à faire l’objet d’un discours identitaire. Ainsi en est-il de l’Alliance, toujours centrale dans le débat entre juifs et chrétiens70. Les réflexions de Ricœur permettent d’observer que les enjeux dépassent les simples questions théologiques et exigent une attention aux problématiques identitaires qui se jouent dans le secret. Une attention, et c’est un des points de notre article, qui se joue tant dans le dialogue ad extra qu’ad intra, faute de quoi nous risquons des crises, à l’instar de celles, identitaires, que traite la psychanalyse.

Le philosophe réformé estimait que nous n’étions pas condamnés à en rester aux aspects pathologiques malgré l’impossibilité d’une claire vision. Les nombreuses avancées de ces dernières années semblent le confirmer71. Le discours ad intra a été un lieu primordial de la différenciation des identités72 ; le dialogue ad extra peut être ce lieu critique permettant de se repositionner, de se reconnaître une certaine familiarité, car partageant un patrimoine commun. En fait, n’est-ce pas en quelque sorte la volonté de Celui-qui-appelle que les hommes dialoguent ? Que les alliances sacrées mènent à des alliances entre les hommes ? Le chemin commencé avec Abraham (Gn 12) va en ce sens, et le double commandement de Jésus (Lc 10,27) emprunte la même direction.

Notes de bas de page

  • 1 E. Nathan, Re-membering the New Covenant at Corinth: A Different Perspective on 2 Corinthians 3, coll. WUNT ii 514, Tübingen, Mohr Siebeck, 2020, p. 166-176.

  • 2 Ici, nous nous appuyons principalement sur P. Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Autres Temps 2 (1984), p. 53-64 et Id., L’idéologie et l’utopie, coll. La Couleur des idées, Paris, Seuil, 1997.

  • 3 Cf. « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 55. Ricœur a commencé ses leçons sur l’idéologie et l’utopie par cinq séances consacrées à Marx (cf. L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 41-147).

  • 4 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 54.

  • 5 Cf. Ibid.

  • 6 Ibid., p. 56.

  • 7 Ibid., p. 57. Voir aussi L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 25, 245.

  • 8 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 57. Nous renvoyons à ces travaux pour la justification de l’affirmation.

  • 9 Cf. L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 266. Ricœur est largement tributaire des réflexions de Weber pour tout ce qui touche à l’autorité, il lui consacre deux leçons (cf. Ibid., p. 241-284).

  • 10 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 57. Voir aussi L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 209.

  • 11 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 58. Voir aussi L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 344-345.

  • 12 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 58.

  • 13 Ibid., p. 59.

  • 14 Ibid., p. 59.

  • 15 Cf. L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 351.

  • 16 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 60. Voir aussi L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 36.

  • 17 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 61.

  • 18 Ricœur le perçoit en particulier chez Fourier (cf. L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 396).

  • 19 Ibid., p. 399.

  • 20 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 62. « [L’utopie] est fondamentalement réalisable ; (…) elle ébranle l’ordre établi » (L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 359). Par l’utopie on passionne la société, or, « passionner la société, c’est la mouvoir et la motiver » (Ibid., p. 389).

  • 21 « La logique de l’action prend du temps et elle requiert de nous le choix entre des buts incompatibles et la reconnaissance du fait que, quels que soient les moyens choisis, ils entraînent avec eux des maux inattendus et, sans aucun doute, non désirés. Mais, dans l’utopie, tout est compatible avec tout. Il n’y a pas de conflit entre les buts. Tous sont compatibles : aucun n’a sa contrepartie. L’utopie représente donc la dissolution des obstacles » (Ibid., p. 390).

  • 22 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 62.

  • 23 Pour décrire ce processus de « critique » de l’une par l’autre, Ricœur est largement tributaire des réflexions d’Habermas, à qui il consacre deux leçons (cf. L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 285-334).

  • 24 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 63.

  • 25 Que l’identité chrétienne s’explique par l’idéologie ou l’utopie n’exclut pas la révélation. Cette dernière a même une place de choix dans la sélection des idéologies et des utopies.

  • 26 Le pluriel est présent dans le texte grec et renvoie aux deux tables de la Loi (cf. F. Adeyemi, The New Covenant Torah in Jeremiah and the Law of Christ in Paul, coll. SBLit 94, New York, Lang, 2006, 90-91).

  • 27 Nous avons exposé ce point au deuxième chapitre de notre dissertation doctorale (P. Goulard de Curraize, Jérémie, un paradigme pour Paul ? Étude de l’emploi de textes jérémiens dans la rhétorique de quelques péricopes des deux lettres aux Corinthiens, dir. A. Pitta, Université Pontificale Grégorienne, Rome, soutenue le 9 oct. 2023). Nous pensons que l’écriture sur les cœurs est meilleure que celle qui est inscrite sur les « tables de pierres » car elle correspond aux attentes eschatologiques telles que formulées par les prophètes (évoquées ici par l’allusion à Ez 11,19 [36,26] au v. 3, par un écho à Jr 31,33 aux v. 2-3 et confirmées par « nouvelle Alliance » au v. 6). Ce faisant, nous ne pensons pas que Paul dévalorise l’Alliance du Sinaï (sur ce dernier aspect, même si nous sommes réservé sur les solutions qu’ils avancent, voir S. J. Hafemann, Suffering and the Spirit: An Exegetical Study of 2 Cor 2:14–3:3 within the Context of the Corinthian Correspondence, coll. WUNT ii 19, Tübingen, Mohr Siebeck, 1986, p. 207-213; P. B. Duff, Moses in Corinth : The Apologetic Context of 2 Corinthians 3, coll. NT.S 159, Leiden/Boston, Brill, 2015, p. 120-132).

  • 28 Le sens du verbe καταργέομαι fait partie des difficultés majeures de 2 Co 3 (un bon aperçu est dressé par E. Nathan, Re-membering the New Covenant, cité n. 1, p. 62-75). La traduction par « disparaître » en tant que diminution progressive n’a aucun support lexical (cf. S. J. Hafemann, Paul, Moses, and the History of Israël: The Letter/Spirit Contrast and the Argument from Scripture in 2 Corinthians 3, coll. WUNT 81, Tübingen, Mohr Siebeck, 1995, p. 288 ; F. J. Matera, 2 Corinthians: A Commentary, coll. NTL, Louisville/London, WJK, 2003, p. 87-88 ; A. Pitta, La seconda lettera ai Corinzi, coll. CB, Rome, Borla, 2006, p. 172, n. 54). Seules deux acceptions sont possibles : « devenir inactif/inopérant », ou bien « détruire », « abroger » ou « abolir ». À la lumière de 1 Co 1,26-31, nous préférons la première, car dans notre péricope, l’image du voile donne à comprendre que la réalité masquée n’est que couverte et non détruite (cf. K. Kertelge, « Buchstabe und Geist nach 2 Kor 3 », dans J.D.G. Dunn (éd.), Paul and the Mosaic Law: The Third Durham-Tübingen Research Symposium on Earliest Christianity and Judaism (Durham, September, 1994), WUNT 89, Tübingen, Mohr Siebeck, 1996, p. 117-130, ici p. 129 ; F. Hahn, « Die interpretatio christiana des Alten Testaments bei Paulus », dans W. Schrage, K. Wengst, G. Saß, K. Kriener et R. Stuhlmann (éd.), Ja und nein: Christliche Theologie im Angesicht Israels, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener, 1998, p. 65-75, ici p. 68).

  • 29 Nous simplifions en évoquant une simple défense personnelle. En réalité, il y a une articulation délicate entre apologie personnelle et défense de l’ensemble des évangélisateurs (voir, même s’il ne traite que de 2 Co 10–13, L. Berge, Faiblesse et force, présidence et collégialité chez Paul de Tarse : Recherche littéraire et théologique sur 2 Co 10–13 dans le contexte du genre épistolaire antique, coll. NT.S 161, Leiden - Boston, Brill, 2015).

  • 30 Cf. J. Lambrecht, « Structure and Line of Thought in 2 Corinthians 2:14–4:6 », Bib. 64 (1983), p. 344-380, ici p. 364 (repris par M. E. Thrall, A Critical and Exegetical Commentary on the Second Epistle to the Corinthians: Introduction and Commentary on ii Corinthians ivii, coll. ICC, Edinburgh, T&T Clark, 1994, p. 189-190) ou encore A. Pitta, La seconda lettera ai Corinzi (cité n. 28), p. 50-54 (même si cet auteur opte pour une division différente à l’intérieur de cette péricope).

  • 31 Il est vrai que les « non-croyants » (2 Co 4,4) contiennent déjà en puissance les « non-croyants » de 2 Co 6,14 qui eux visent toutes les personnes ne recevant pas l’Évangile (cf. Harris, The Second Epistle to the Corinthians. A Commentary on the Greek Testament, coll. NIGTC, Grand Rapids - Milton Keynes, Eerdmans - Paternoster, 2005, p. 507, n. 68 ; J.W. Aernie, Is Paul Also Among the Prophets? An Examination of the Relationship Between Paul and the Old Testament Prophetic Tradition in 2 Corinthians, coll. LNTS 467, Londres - New York, T&T Clark, p. 219). Mais, en 2 Co 2,14–4,6, Paul discute avant tout avec des personnes lisant l’Écriture.

  • 32 Cf. Commission Biblique Pontificale, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne : Préface par le cardinal J. Ratzinger, Paris, Cerf, 2001, p. 19.

  • 33 Nous reconnaissons en 2 Co 2,16b-17 une propositio gouvernant l’ensemble de l’apologie de 2 Co 2,14–7,4 (pour plus de détails, nous renvoyons à A. Pitta, La seconda lettera ai Corinzi, cité n. 28, p. 154-157).

  • 34 Si « non de la lettre » (v. 6) se rapporte à « ministres », alors il en découle que Paul oppose le ministère des apôtres à celui de la lettre. Nous pourrions alors y voir la caractéristique principale de ce ministère selon le Tarsiote, ce que nous comprenons en lien avec l’Écriture. Une autre lecture est possible : rapporter « non de la lettre » (v. 6) à l’Alliance ou à la nouvelle Alliance. L’Apôtre s’opposerait alors à une Alliance de la lettre, une Alliance bénéficiant elle aussi d’un ministère, et nos conclusions sont semblables.

  • 35 Si l’on en croit les Actes, les deux communautés étaient proches et certains chefs de synagogue étaient passés chez les chrétiens (Ac 18). Pour une étude sur la composition de la communauté de Corinthe s’appuyant sur les lettres, nous renvoyons tout simplement à l’étude des noms qu’effectue Pitta (cf. La seconda lettera ai Corinzi, cité n. 28, p. 42-49).

  • 36 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 56. Et encore à l’aide d’Habermas : « il n’est aucun leader, aucun prophète, qui ne revendique d’être le vrai prophète, et qui, par conséquent, ne recherche notre adhésion. “La reconnaissance par ceux qui sont assujettis à l’autorité (…) décide de la validité du charisme” » (L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 281).

  • 37 En 2 Co 3, Paul défend sa légitimité à partir de motifs principalement traditionnels, mais ce chapitre n’est qu’une étape de son discours. Ailleurs, il en appelle à des motifs rationnels (comme lorsqu’il rappelle être le fondateur de la communauté : 2 Co 10,14) et charismatiques (catalogues de péristases). Ce sont exactement les motifs auxquels recourir pour justifier une autorité selon Weber (cf. Ibid., p. 269-271).

  • 38 Nous retrouvons ces éléments au cœur de la justification paulinienne (cf. p. 10) : il lui faut une lettre de recommandation ? Elle est inscrite sur les cœurs (v. 2-3) en écho à Jr 31,33. Quelle est sa légitimité ? « [Dieu] nous a rendu capables [d’être] ministres d’une nouvelle Alliance » (v. 6), s’appuyant ce coup-ci sur Jr 31,31.

  • 39 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 61.

  • 40 La critique de Paul ne porte pas sur la Loi comme le signale l’absence du terme. L’enjeu est bien le ministère (cf. la synkresis des v. 6-18).

  • 41 L’ancienne Alliance est caractérisée par le fait qu’elle est lue (v. 14). Là encore, nous avons exposé cet enjeu de la « lettre » au deuxième chapitre de notre dissertation doctorale (Jérémie, un paradigme pour Paul ?, cité n. 27).

  • 42 Ce processus, à la base du système rabbinique (Pirkei Avot 1,1), est explicité en Dt 31,9-13 : le medium de révélation est la Torah écrite par Moïse ; les prêtres, les fils de Lévi et les anciens en seront les médiateurs en tant qu’ils la liront, l’enseigneront et l’expliqueront au peuple (cf. E. Otto repris par B. Rossi, « Conflicting Patterns of Revelation: Jer 31,31-34 and Its Challenge to the Post-mosaic Revelation Program », Bib. 98, 2017, p. 202-225, ici p. 202-203).

  • 43 L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 399. « L’idée est que nous avons oublié quelque chose et que, par conséquent, notre problème n’est pas tant d’inventer que de redécouvrir ce que nous avons oublié » (Ibid., p. 403).

  • 44 Chez lui, dont l’idéologie est typique de toutes les autres, on trouve « une exigence sans compromis de faire descendre le royaume de Dieu des cieux sur la terre, de la fin de l’histoire au milieu de l’histoire » (« L’idéologie et l’utopie », cité n. 2, p. 62).

  • 45 À moins que le ἡμεῖς πάντες (2 Co 3,18) ne s’identifie qu’aux porteurs de l’Évangile. Ce qui pose la délicate question de l’identification du « nous » en 2 Co 2,14–4,6. Parfois, il exclut clairement les Corinthiens (comme en 2 Co 3,2), mais les affirmations des v. 12-18 semblent applicables à l’ensemble des chrétiens (cf. A. Pitta, La seconda lettera ai Corinzi, cité n. 28, p. 191-192).

  • 46 L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 378.

  • 47 La séparation entre le christianisme et le judaïsme (the Parting of the Ways) est un phénomène qui a pris du temps et dont les premiers indices sont postérieurs aux lettres authentiques de Paul.

  • 48 L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 219 (les propos sont de Mannheim et cités par Ricœur ; version originale en K. Mannheim, Ideologie und Utopie, Bonn, Cohen, 1929, p. 19).

  • 49 Ibid., p. 220.

  • 50 « La clef de l’intelligibilité des utopies est la situation structurelle de cette couche sociale qui, à un moment quelconque, les adopte » (Mannheim cité par L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 361 ; la phrase manque dans l’original, mais reprend en substance ce qui figure en Ideologie und Utopie, cité n. 43, p. 186-187).

  • 51 Nous n’abordons pas la lettre aux Galates car elle est contemporaine de 2 Co 3 (pour la problématique de la datation, nous renvoyons à A. Vanhoye, Lettera ai Galati, coll. I Libri Biblici : Nuovo Testamento 8, Milan, Paoline, 20004, p. 18-22). Les forces à l’œuvre sont plus complexes. En effet, si l’Alliance y est bien convoquée comme mobilisation de l’idéologie collective et critique d’un système sociétal, les adversaires sont internes à la communauté, ce qui implique certaines nuances sur lesquelles nous ne souhaitons pas nous attarder ici.

  • 52 À ce niveau, nous ne pouvons que conseiller une relecture qui tienne compte des différentes reprises de la notion de « nouvelle Alliance », à l’image de ce qu’effectue Nathan (cf. Re-membering the New Covenant, cité n. 1, p. 147-150).

  • 53 Par exemple Vanhoye soutient que l’Alliance ancienne est imparfaite et remplacée (cf. A. Vanhoye, L’Épître aux Hébreux : Un prêtre différent, coll. RhSem 7, Pendé, Gabalda, 2010, p. 179-181). En sens contraire Main soutient à partir de cette lettre qu’elle n’est pas révoquée (cf. E. Main, « Ancienne et nouvelle Alliances dans le dessein de Dieu : À propos d’un article récent », NRT 118 (1996), p. 34-58, ici p. 36-37). Dans le même sens, plus récemment M. Grilli, Scritture, alleanza e popolo di Dio : Aspetti del dialogo ebraico-cristiano, Bologne, EDB, 2014, p. 57-59.

  • 54 Rossi a bien mis en évidence qu’il s’agissait d’une critique du système de transmission/réception pratiqué par les scribes (« Conflicting Patterns of Revelation », cité n. 42, 224).

  • 55 Nous ne décrivons ici qu’une tendance générale, les exceptions sont toujours possibles.

  • 56 Cf. D. Banon, « L’Alliance irrévocable : Lecture juive de Jérémie 31,31-36 », Foi et Vie 93 (1994), p. 3-8, ici p. 5.

  • 57 Cette opposition se situe et se comprend certes sur le fond des alliances précédentes, elle est toutefois trop forte pour que la qualification de « renouvellement » soit exacte. Pour l’importance de l’opposition et son incompatibilité avec un renouvellement, nous renvoyons à W. Gross, « Neuer Bund oder Erneuerter Bund : Jer 31,31-34 in der jüngeren Diskussion », dans T. Schneider, B. J. Hilberath et D. Sattler (éd.), Vorgeschmack : Ökumenische Bemühungen um die Eucharistie, Mainz, Grünewald, 1995, p. 89-114, ici p. 98 ; G. Fischer, Jeremia 26–52, coll. HThKAT 33/2, Freiburg im Breisgau/Basel/Wien, Herder, 2005, p. 175, b ; H.-J. Stipp, Jeremia 25–52, coll. HAT 12/2, Tübingen, Mohr Siebeck, 2019, p. 284.

  • 58 L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 19.

  • 59 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 60. De même, l’utopie « annonce des tyrannies futures qui risquent d’être pires que celles qu’elle veut abattre » (Ibid., p. 62).

  • 60 L’idéologie et l’utopie (cité n. 2), p. 336-337.

  • 61 Ibid., p. 359.

  • 62 « Tout groupe tient, je veux dire se tient debout, acquiert une consistance et une permanence, grâce à l’image stable et durable qu’il se donne de lui-même » (« L’idéologie et l’utopie », cité n. 2, p. 59). Toucher à cette image, c’est risquer la crise : « Ce qu’un groupe redoute au premier chef, c’est de n’être plus capable de s’identifier en raison des crises et des confusions qui engendrent la tension : la tâche est de faire face aux tensions » (L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 344).

  • 63 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 59.

  • 64 Par exemple, Nostra aetate 4 utilise le terme « Alliance » pour reconnaître quelque chose d’Israël, c’est toujours dans sa propre perspective que le terme est utilisé. Celle des juifs étant « Antique ». Parallèlement, lorsque, dans un autre cadre, Dabru Emet (trad. M. R. Macina : <http://www.cirdic.fr/wp-content/uploads/2017/03/Dabru-Emet-2002.pdf>, consulté le 08/12/2021) évoque l’Alliance, ce qui intéresse ses rédacteurs juifs est qu’« ils [les chrétiens] reconnaissent l’Alliance éternelle de Dieu avec le peuple juif » (Dabru Emet § 1). Ces discours se réfèrent sans s’en rendre compte à des univers symboliques apparentés mais différents car informés par le discours identitaire de chacun. Ce point aveugle est typique de toute idéologie.

  • 65 « L’observateur absolu est impossible » (L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 231).

  • 66 « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 2), p. 63.

  • 67 Ibid., p. 63-64.

  • 68 Ibid., p. 64.

  • 69 L’idéologie et l’utopie, cité n. 2, p. 409.

  • 70 Il suffit de regarder quelques documents clefs dans le dialogue entre l’Église catholique et certaines instances juives : Nostra aetate 4 ; Commission pour les Relations Religieuses avec les juifs, « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Rm 11,29) : Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra aetate (N. 4) (10 déc. 2015), § 22, 27 ; Dabru Emet § 1, 4, 5 ; la Déclaration de rabbins orthodoxes sur le christianisme, § 2, 3, 7 (trad. P. Lambert : <https://www.jcrelations.net/fr/article/declaration-de-rabbins-orthodoxes-sur-le-christianisme.pdf> ; 3 déc. 2015, consulté le 08/12/2021) ; Entre Jérusalem et Rome § 3, 4, 12, 16.

  • 71 Il serait intéressant de retracer les changements d’accentuation dans la manière de parler de l’Alliance au cours des années. Par exemple, du point de vue catholique, il n’est plus possible de parler de substitution (voir p. ex. Commission Biblique Pontificale, Le peuple juif, cité n. 32 ; Commission pour les Relations Religieuses avec les juifs, Les dons et l’appel de Dieu, § 27), ce qui oblige à penser autrement l’identité du peuple juif et celle des chrétiens. Du point de vue juif, un texte a des paroles fortes : « Maintenant que l’Église catholique a reconnu l’Alliance éternelle entre D. et Israël, nous les juifs pouvons reconnaître la validité constructive permanente du christianisme comme notre partenaire dans la rédemption du monde (…) » (Déclaration de rabbins orthodoxes, § 3). Bien que ce dernier document n’engage que ses signataires, il est le signe de certains déplacements.

  • 72 En 2 Co 3, Paul s’adressait à la communauté des Corinthiens et non à ceux qu’il fustigeait.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80