Érôs et Agapè. La notion chrétienne de l'amour et ses transformations, trad. P. Jundt. Tome II

Anders Nygren
Philosophie - Recenseur : Emmanuel Tourpe
Les éditions du Cerf ont eu le nez creux en rééditant le grand classique de l'école de Lund. Cet ouvrage en trois volumes est sans aucun conteste l'une des meilleures références théologiques du xxème siècle sur la question de l'amour chrétien. La thèse, viscéralement protestante, est assez simple dans son principe: l'amour chrétien ne saurait frayer avec l'amour humain, de sorte qu'entre agapè et éros une lutte à mort est engagée depuis l'avènement du Christ. Voilà de quoi faire frémir les Renaissants, de Ficin à de la Mirandole, qui ont au contraire cherché le point d'accord entre désir et grâce; mais voilà surtout une thèse provocatrice puissante, que L. Bouyer fut pourtant l'un des rares à affronter, jusqu'à ce que la récente encyclique de Benoit XVI la prenne discrètement en point de mire. C'est d'ailleurs sans doute ce texte du Pape qui a incité les éditeurs français à rééditer ces forts volumes qui devraient compter dans toute bonne bibliothèque théologique. Conçu en deux parties dialectiques, le livre de Nygren établit dans un premier temps l'opposition des «deux mobiles» polémiques que seraient éros et agapè, en jouant pour l'essentiel sur l'idée que le désir est une forme égoïste opposée à l'altruisme de la charité. Dans un second moment Nygren montre avec finesse les tentatives de «synthèse» qui se sont historiquement présentées et qui constituent, selon l'évêque luthérien, autant de compromis oiseux que seuls Augustin puis la Réforme auraient fait éclater en réalisant la «synthèse dans la caritas». Le sommet de l'oeuvre de Nygren réside dans les belles pages consacrées à l'originalité de l'amour chrétien (p 299 ss.) et au chrétien «canal du flot d'amour qui vient de Dieu» (p. 307). Conçue foncièrement comme une apologie de Luther, la doctrine de Nygren conserve aujourd'hui une véritable valeur en raison du fait qu'elle cherche à souligner le propre de la vie chrétienne et la trouve dans «la majesté de l'amour qui se sacrifie et se livre lui-même» (p. 314). Il est largement possible d'aller au-delà de ces thèses de Nygren, mais certes pas de rester en-deçà: l'affirmation du lien essentiel entre désir et charité ne saurait se faire aux dépens de cette affirmation centrale, rappelée à raison par le prélat suédois, du primat irréductible d'agapè. En s'appuyant notamment sur saint Thomas (en particulier celui que révélait le P. Rousselot dans le fameux Pour l'histoire du problème de l'amour au Moyen Âge), mais aussi saint Bernard ou Hughes de saint Victor, l'on veillera cependant à mieux lier l'amour à l'appétit naturel, tendance à l'unité absolue qui habite les coeurs. L'amour ne saurait en effet se ramener exclusivement à une extase, don et perte de soi, car le registre de l'Autre ne prend sens que dans celui du Même qui le fonde. C'est le génie de Nygren, mais aussi sa limite, que d'avoir mis en lumière de manière radicale, au point d'apparaître unilatérale, la dimension à la fois kénotique et surnaturelle de l'amour qui a pourtant aussi des racines dans l'éros humain. On ne saurait cependant mettre l'amour au coeur de la théologie chrétienne sans passer par un débat rigoureux avec cette thèse très documentée et inéluctable de l'école de Lund. - E. Tourpe

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