Les éditions du Cerf ont eu le nez creux en rééditant le grand
classique de l'école de Lund. Cet ouvrage en trois volumes est sans
aucun conteste l'une des meilleures références théologiques du
xxème siècle sur la question de l'amour chrétien. La thèse,
viscéralement protestante, est assez simple dans son principe:
l'amour chrétien ne saurait frayer avec l'amour humain, de sorte
qu'entre agapè et éros une lutte à mort est engagée depuis
l'avènement du Christ. Voilà de quoi faire frémir les Renaissants,
de Ficin à de la Mirandole, qui ont au contraire cherché le point
d'accord entre désir et grâce; mais voilà surtout une thèse
provocatrice puissante, que L. Bouyer fut pourtant l'un des rares à
affronter, jusqu'à ce que la récente encyclique de Benoit XVI la
prenne discrètement en point de mire. C'est d'ailleurs sans doute
ce texte du Pape qui a incité les éditeurs français à rééditer ces
forts volumes qui devraient compter dans toute bonne bibliothèque
théologique. Conçu en deux parties dialectiques, le livre de Nygren
établit dans un premier temps l'opposition des «deux mobiles»
polémiques que seraient éros et agapè, en jouant pour l'essentiel
sur l'idée que le désir est une forme égoïste opposée à l'altruisme
de la charité. Dans un second moment Nygren montre avec finesse les
tentatives de «synthèse» qui se sont historiquement présentées et
qui constituent, selon l'évêque luthérien, autant de compromis
oiseux que seuls Augustin puis la Réforme auraient fait éclater en
réalisant la «synthèse dans la caritas». Le sommet de l'oeuvre de
Nygren réside dans les belles pages consacrées à l'originalité de
l'amour chrétien (p 299 ss.) et au chrétien «canal du flot d'amour
qui vient de Dieu» (p. 307). Conçue foncièrement comme une apologie
de Luther, la doctrine de Nygren conserve aujourd'hui une véritable
valeur en raison du fait qu'elle cherche à souligner le propre de
la vie chrétienne et la trouve dans «la majesté de l'amour qui se
sacrifie et se livre lui-même» (p. 314). Il est largement possible
d'aller au-delà de ces thèses de Nygren, mais certes pas de rester
en-deçà: l'affirmation du lien essentiel entre désir et charité ne
saurait se faire aux dépens de cette affirmation centrale, rappelée
à raison par le prélat suédois, du primat irréductible d'agapè. En
s'appuyant notamment sur saint Thomas (en particulier celui que
révélait le P. Rousselot dans le fameux Pour l'histoire du problème
de l'amour au Moyen Âge), mais aussi saint Bernard ou Hughes de
saint Victor, l'on veillera cependant à mieux lier l'amour à
l'appétit naturel, tendance à l'unité absolue qui habite les
coeurs. L'amour ne saurait en effet se ramener exclusivement à une
extase, don et perte de soi, car le registre de l'Autre ne prend
sens que dans celui du Même qui le fonde. C'est le génie de Nygren,
mais aussi sa limite, que d'avoir mis en lumière de manière
radicale, au point d'apparaître unilatérale, la dimension à la fois
kénotique et surnaturelle de l'amour qui a pourtant aussi des
racines dans l'éros humain. On ne saurait cependant mettre l'amour
au coeur de la théologie chrétienne sans passer par un débat
rigoureux avec cette thèse très documentée et inéluctable de
l'école de Lund. - E. Tourpe