L'impression laissée par ce petit volume du P. Antoine Birot est
déroutante et, pour tout dire, indélébile. Choc tout d'abord de se
voir introduit à la pensée balthasarienne par l'une des portes les
plus difficiles qui soient: à savoir celle du lien dramatique que
noue la Croix entre l'histoire du monde et la vie trinitaire, au
point extrême où se jouerait la «mise en dépôt» de sa propre
divinité par le Fils dans les mains du Père. Stimulus ensuite de
voir associées à un point rarement atteint la doctrine formelle du
théologien suisse et les percées mystiques de von Speyr. Mais le
lecteur peut entrer en confiance dans l'ouvrage absolument
remarquable (nous mesurons nos termes) d'A. Birot, tant les
secousses qu'il va y ressentir ne constituent que des répliques
finalement de l'onde provoquée par la théologie balthasarienne à
l'origine. Les coups conceptuels que donne l'A. naissent d'une
fréquentation exceptionnelle des textes, y compris des inédits
allemands, de sorte qu'il provoque nos lectures souvent très
amatrices et superficielles du couple Balthasar-Speyr à une remise
en cause et à une révision complète des schémas interprétatifs
devenus classiques dans la vulgate balthasarienne. Clair,
pédagogique même, mais difficile, cet opuscule hors-norme a aussi
une densité théologique qui le dispute à la profondeur mystique. Il
est d'une rare concentration trinitaire et sotériologique, au point
que parfois certains pourraient manquer d'air, de sorte qu'on le
déconseillera aux débutants pour le recommander plutôt à de solides
lecteurs. Le livre que l'on cite n'appartient donc pas au flux
banal de la Forschung balthasarienne: il sort clairement
du lot, par sa concision, sa précision, son aimantation en
direction du centre de la pensée balthasarienne. Peut-être
d'ailleurs son principal défaut tient-il à son adhérence,
absolument non-critique, à une doctrine balthasarienne enfin vue
dans sa centralité et son caractère décisif - mais non pas dans ses
limites ni dans le contour relatif de sa mission. On appréciera le
rafraichissant élargissement que propose cependant l'A. de sa
problématique aux textes de Marcel Van, dont il relit l'expérience
intérieure à la lumière de la Dramatique balthasar-speyrienne (p.
163ss.).Le chapitre sur le petit Van clôture d'ailleurs une
passionnante deuxième partie de l'ouvrage, qui vise à dégager des
«applications» concrètes des découvertes opérées dans la première:
sur la plan par exemple de la confession ou de la polarité des
sexes. Mais l'essentiel du volume réside bien dans la partie
initiale, dont le titre un peu facile de « Mystère » ne
dit rien de la richesse foisonnante ni de la hauteur de vue. Des
quatre chapitres, assez inégaux en termes de performance
théologique, on retiendra surtout le second consacré au «Mystère
pascal, expression de l'amour trinitaire» (p. 73ss.) et le plus
innovant, à savoir le quatrième chapitre dédié au «Drame divin côté
Père» (p. 89ss.). Ce texte est d'une exceptionnelle teneur, tant il
révèle dans l'oeuvre balthasarienne des aspects restés souvent
cachés. En particulier Birot montre quasi de l'intérieur comment la
théologie balthasarienne est capable de dépasser le débat classique
entre immutabilité et devenir divin à partir des relations
trinitaires elles-mêmes qui seraient pendant la mission du Fils
«dans une forme très particulière» qui permet le « pour
nous » de sa mort. C'est le lien intime de la Croix et de la
Trinité qui est ici mis en valeur de manière abyssale. L'ensemble
est d'une remarquable cohérence et permet de dépasser de trop
faciles lectures de Balthasar, qui ne prennent pas en compte le
point de vue intérieur à la vie divine - ou ne voient pas le
tranchant de la position du théologien suisse tel qu'il est affuté
par la radicalité théologale de von Speyr. Pour autant, les
nombreux schémas et configurations catégoriales qui sont esquissées
dans ce livre au titre de clarifications doivent être prises cum
grano salis, comme des éléments propédeutiques, et non des
déterminations conceptuelles (au risque sinon de susciter une
scolastique balthasarienne). On recommandera fortement cet ouvrage
puissant et central. - E. Tourpe