Nathalie Caron, maître de conférences à l'Université de Paris-X,
présente dans ce livre un théoricien du déisme, Thomas Paine
(1737-1809), anglais ayant vécu en Amérique puis en France.
Position rationnelle proche d'une religion naturelle - l'A. écrit à
ce sujet (p. 25) : «Le déisme se distingue de la religion naturelle
dont l'origine remonte aux stoïciens et dont il ne constitue qu'une
variété» - basée sur la reconnaissance de l'Être premier, le déisme
se situe délibérément en dehors de toute révélation. On nous
permettra de regretter l'agressivité du titre (significatif des
idées de Paine) et peut-être, une insuffisante critique des
systèmes philosophiques du XVIIIe siècle. Ceci dit, il s'agit d'une
étude minutieuse des fondements et de la justification du déisme en
tant qu'il s'inscrit dans la vie de Paine et dans le contexte
historique qui fut le sien. Son but fut de proposer, non seulement
une «critique des religions instituées» (p. 25), mais aussi une
invitation aux «questionnements» vis-à-vis de Dieu et de sa
relation à l'homme (p. 25). Le déisme faisant table rase des
traditions religieuses et culturelles, il entreprend de situer
l'homme seul face au Créateur, qui lui confère une autonomie et une
dignité. Le déisme va de pair avec une forme nouvelle
d'individualisme, une autonomie morale et politique, et avec
l'apologie de la raison humaine. «User de sa raison, c'est une
façon de rendre hommage à son créateur» (p. 29), c'est donc
pratiquement un acte religieux. Il est intéressant de comprendre
que Paine a découvert que la relation de création justifie à la
fois la liberté (pour lui inséparablement spirituelle et politique)
et une certaine fraternité: «Il suffit de savoir que tous les
habitants de la terre sont l'oeuvre de la main du Tout-Puissant».
Ainsi, «nous pouvons raisonnablement autant que religieusement
inférer que Lui, qui a les a placés dans leur position respective,
a étendu sa protection et son amour à tous de façon égale» (p.
123). Le déisme de Thomas Paine l'amène à développer une
argumentation contre la bible. Celle-ci n'est pas toujours
convaincante lorsqu'on se situe à un autre niveau que la rhétorique
facile ou la désacralisation systématique. Toutefois, dans The age
of reason, Paine dépasse la rhétorique et la polémique de sa
critique biblique pour préciser sa propre pensée religieuse. Il
s'agit de «déconstruire un texte qui est celui des Écritures
saintes» (p. 218) pour reconstruire sa propre vision déiste. C'est
donc une démarche de refus de la révélation au profit de
l'exaltation d'une philosophie, une entreprise de rationalisation
de l'histoire et de la vie humaine, y compris dans ses dimensions
morale et religieuse. Certes, il y eut des précédents dans la
critique biblique, et notamment Spinoza dans le Traité
théologico-politique (1670). Mais le but de Spinoza «fut de
détacher la religion de la philosophie et de montrer que l'Écriture
n'enseigne pas l'intolérance» (1670). S'il lui emprunte sa méthode
en ce qui concerne l'authenticité présumée des livres de la bible
et de leurs auteurs, Paine va beaucoup plus loin, entre autres en
soulignant «l'immoralité» de l'Écriture. À partir de faits
rapportés dans l'Ancien Testament et ayant trait à des guerres ou à
l'immoralité, il semblerait que Paine rejette la bible au nom d'une
forme de puritanisme moral. Mais l'argument rationaliste est plus
intéressant. Le christianisme envisage la relation de création en
respectant le mystère, en engageant la foi: il nécessite donc une
autre démarche que la seule raison. Faisant place à l'irrationnel,
il est considéré comme «déshonorant» le créateur et manquant de
sérieux (cf. p. 253). Une telle conclusion montre bien
l'incompatibilité entre une démarche de foi, ouverte au mystère, et
la seule lumière de la raison qui s'arrête à l'existence du Dieu
créateur et n'accepte rien d'autre. Le prophétisme est la cible du
rationalisme militant de Thomas Paine, surtout du fait de son
caractère irrationnel. Il est considéré comme simplement
«extravagant» (p. 254).
Cette perspective générale de la pensée de Paine, dans laquelle il
rejette tout ce qui va au-delà de la raison humaine tout en
recherchant réellement à exposer une théodicée, devait l'amener à
s'intéresser à la théophilanthropie. Une incursion
historique dans la France du Directoire est nécessaire pour
comprendre l'enjeu de ce mouvement qui prétendit synthétiser
l'adoration et l'amour du prochain (cf. p. 290). Certes, mais il
eût été intéressant de se demander si l'intention d'associer
l'adoration due à Dieu et l'amour de l'homme n'est pas une reprise
plus ou moins sécularisée du commandement nouveau de l'Évangile?
Est-ce vraiment la «religion naturelle elle-même» (p. 292) dans
toute sa pureté, comme le voulait son fondateur Jean-Baptiste
Chemin-Dupontes, ou le remplacement du christianisme par un déisme
qui soit acceptable, dans son rapport affectif à Dieu et aux autres
?
Malgré la violence anti-chrétienne qui s'y trouve, l'oeuvre de
Paine est aussi articulée autour d'une certaine forme de liberté
intérieure. C'est peut-être un des éléments les plus valables et
les plus récupérables, pour autant qu'il soit légitime. «Par le
culte intérieur, l'être humain établit une relation directe entre
son âme et Dieu: c'est la lumière intérieure, la présence du Christ
en soi, qui crée la connexion immédiate avec Dieu» (cf. pp.
423-424). Sans aucun doute, il y a chez cet auteur une profonde
nostalgie d'une relation à Dieu qui ferait l'économie de
«l'opacité» des médiations. Quoi qu'il en soit, l'ensemble du livre
de N. Caron présente l'intérêt de mettre en lumière les
conséquences ultimes du déisme à la fin du XVIIIe siècle. - O.
Perru, Univ. cath. de Lyon.