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Hassidisme et magie. Enjeux philosophiques et théologiques

Antoine Guggenheim
Le Hassidisme organise la société religieuse du peuple juif selon le triptyque: récits mystiques, pratiques rituelles ou magiques, communautés dont le centre est le hassid (l'homme pieux). Malgré ses ambiguïtés et ses limites, ce mouvement a aidé le judaïsme à entrer dans l'époque difficile et féconde de la modernité européenne. Il a préparé des ressources religieuses nouvelles qui peuvent être mobilisées pour inventer une manière juive et chrétienne de vivre et de témoigner de Dieu dans un monde sécularisé et globalisé.

À l’occasion d’un cours de quatre ans, donné dans le cadre de la section « Judaïsme » du Collège des Bernardins à Paris et intitulé « Pour une théologie chrétienne du judaïsme », j’ai observé comment judaïsme et christianisme s’interrogeaient sans cesse, mutuellement, dans l’histoire1. J’ai vérifié aussi ce que regrettait Louis Bouyer : les catholiques, qui reprochent aux protestants de négliger la tradition chrétienne pour lire les Écritures, ignorent la tradition vivante du judaïsme, pourtant inséparable de la leur et si précieuse pour en comprendre les enjeux. Comme des chercheurs, bien plus savants que moi, le montrent aujourd’hui, la relation théologique du judaïsme et du christianisme au long des siècles est dissymétrique, mais mutuelle2.

Il est ainsi intéressant de se pencher sur le Hassidisme qui a bénéficié, depuis cent ans, d’une riche historiographie universitaire. L’histoire des variations de l’interprétation du Hassidisme est par elle-même révélatrice. Après un rejet du phénomène par le rationalisme scientifique de la fin du xix e siècle3, est venu le temps d’une lecture pleine d’intérêt à la lumière de l’existentialisme contemporain4 et de la tradition juive5, puis d’une purification au prisme de la mystique6, et enfin d’une acceptation du phénomène, décrit pour lui-même, comme interrogeant la modernité par ses pratiques rituelles et magiques7. Je voudrais tirer profit de ces études récentes pour réfléchir, grâce au Hassidisme, à la rencontre entre la raison scientifique et philosophique moderne et l’histoire de la foi. Le Hassidisme nous parle de la modernité, de la foi juive et de la foi chrétienne, et des relations complexes qu’elles nouent aujourd’hui, entre rupture et renouvellement.

I De l’expulsion d’Espagne aux impasses messianiques de la mystique lurianique

C’est dans l’histoire longue du peuple juif, du Moyen-Âge aux Lumières, que se comprennent les caractéristiques du Hassidisme et sa présence parmi nous. L’expulsion des Juifs d’Espagne (1492), suite et fin de beaucoup d’autres, marque la naissance douloureuse d’un « nouveau monde » pour les communautés juives en Europe (Provinces Unies, Pologne), autour de la Méditerranée (Empire Ottoman), et en Amérique latine (Brésil)8. Alors que l’Europe entre dans la Renaissance, avec ses fruits d’humanisme et d’émancipation9, mais aussi son cortège de guerres de religion, la nouvelle diaspora juive conduit en particulier les Écoles mystiques d’Espagne à émigrer en terre d’Israël. Précisons l’importance de ce mouvement.

Le Zohar de Moïse de Léon (xiii e s.), chef-d’œuvre du kabbalisme mystique espagnol, le « livre de la splendeur », éclipse pendant deux siècles tous les livres kabbalistiques. Il est « le seul ouvrage canonique » dans toute la littérature rabbinique post-talmudique à prendre place auprès de la Bible et du Talmud. Il porte « le plus profond » et « le plus caché » de « l’âme juive »10 et concourt à sa transmission.

Le Kabbalisme du xiii e siècle, avec sa conception théosophique de Dieu, est essentiellement une tentative pour préserver le fond de la foi populaire naïve, alors récusée par la théologie rationnelle de philosophes. (…) La théosophie postule une sorte d’émanation par laquelle Dieu, abandonnant son propre repos, éveille l’homme à la vie intérieure et secrète ; en outre elle soutient que les mystères de la création reflètent le mouvement de cette vie divine11.

Le Zohar décrit principalement les opérations divines du Dieu caché — les dix « Sephiroth » (attributs) d’« En-Sof » (l’Infini) —, la condition de la création au temps de « l’exil de la Shekhina » — la dernière des Sephiroth, qui est la Présence divine à la création et « l’archétype de la communauté mystique d’Israël » — et l’influence « magique » de « l’acte religieux d’Israël » qui atténue la « fissure, qui empêche l’union continuelle de Dieu et de la Shekhina », par la pratique de la tora et la prière. L’essence de la mystique zoharique est d’enseigner à une élite intellectuelle le sens mystique de la vie juive : « l’impulsion d’en bas appelle celle d’en haut »12.

La fondation des Écoles de Safed, en Galilée, après 1492, provoque une profonde mutation de la mystique du Zohar sous l’influence d’Isaac Luria (1534-1572) en raison du tragique de ce nouvel exil. L’œuvre de Luria opère une jonction nouvelle du messianisme et de la mystique, lourde d’enjeux politiques et religieux pour la suite de l’histoire13.

La mystique lurianique est une « nouvelle kabbale » réservée à une élite intellectuelle et spirituelle qui allie désir de sainteté, ascétisme et union à Dieu. « Originellement, les mystiques et les apocalyptiques avaient orienté leurs pensées dans une direction inverse »14. Désormais, la mystique lurianique entend préparer la venue du Messie. L’exil extérieur du peuple juif rejoint et exprime l’exil de la Présence divine dans l’histoire des âmes. La tâche mystique d’Israël dispersé est de rassembler à travers ses souffrances les éléments de la Présence exilée pour préparer la rédemption messianique. La régénération intérieure précède et hâte la délivrance de l’exil extérieur.

Le Lurianisme donne une signification métaphysique, mystique et messianique à l’existence juive d’après l’expulsion d’Espagne. Par ses aspects les plus populaires, elle propose au peuple de vivre l’exil et le ghetto comme une condition tragique, mais sensée : pour exister, survivre et transmettre. « La doctrine du Tikkun [la réparation du monde] éleva chaque Juif au rang de protagoniste » de la rédemption « d’une manière inouïe jusqu’alors »15.

Mais « l’exagération extravagante de certains aspects du Lurianisme », vivant de ferveurs « antinomistes », nourrit une mystique hérétique, aux yeux du judaïsme rabbinique, et prépare l’apparition de faux messies16. Sur la base de l’expérience d’un appel intérieur et par la « confirmation prophétique » d’un « théologien », plusieurs fois excommunié, Nathan de Gaza (1643-1680), un homme fragile, Sabbataï Tsvi (1625-1676) provoque le grand soulèvement messianique enthousiaste en 1666. Le choc est immense dans la Diaspora. « Pendant une année entière, les hommes menèrent une vie nouvelle »17. Mais l’élan est de courte durée. « Sauveur apostat », prisonnier, converti à l’islam, Sabbataï tsvi pousse-t-il l’exil rédempteur au plus loin, jusqu’à un exil hors de la Loi et hors de la foi ? C’est ce que prétend le vaste mouvement dissident du Sabbataïsme18.

Le Sabbataïsme est le dernier grand mouvement religieux qui traverse aussi bien le judaïsme ashkénaze que sépharade. Doctrine dont l’influence s’étend dans l’espace et le temps bien au-delà du destin terrestre qui en est l’occasion, le Sabbataïsme s’efforce de justifier théologiquement la contradiction entre la ferveur intérieure de ce mouvement et son échec historique, entre l’accomplissement messianique paradoxal et la transgression brutale de la Loi. Le Messie doit poser des « actes étranges », étrangers à la tradition, pour « réparer » le monde afin de rassembler ce qui, de la Présence divine, est exilé dans le monde du mal.

L’apostasie de Sabbataï Tsvi devient le point extrême et suprême de son aventure messianique et « l’accomplissement de la partie la plus difficile de sa mission »19. Chez certains sabbatéens, on enseigne que les croyants aussi, comme le Messie, doivent enfreindre la Loi et, en vue de la réparation du monde (Tikkun olam), poser des actes capables de sauver les « parcelles cachées » de la divinité, ses échos pris dans le monde du péché. Jusqu’à la perverse aberration du Frankisme, au xviii e siècle, de son « évangile antinomique » et de sa « bénédiction blasphématoire » de Dieu qui a « permis les choses défendues »20.

Gershom Scholem met en évidence, en des pages passionnantes, le parallèle et la différence entre la théologie paulinienne, et surtout luthérienne, de la « malédiction de la Croix » (cf. Ga 3) et la relecture sabbatéenne de l’apostasie de Sabbataï Tsvi21. La tension entre la transgression de la Loi et l’accomplissement du salut est présente dans les deux messianismes — et fait écho à la complémentarité entre Loi et salut, entre éthique et culte. Elle trouve sa résolution dans le christianisme, selon Scholem et le Nouveau testament, dans la consistance de la personne de Jésus et la cohérence de son enseignement, consistance et cohérence qui font défaut à Sabbataï Tsvi, personnage tourmenté et « insignifiant » dont nulle parole ne nous est transmise et qui ne remplit, dans le Sabbataïsme, guère plus que la fonction d’occasion d’un élan et d’une doctrine, à la manière du messianisme lurianique.

II La naissance du Hassidisme

Si Jean Baumgarten parle d’une « naissance » du Hassidisme pour caractériser la nouveauté du phénomène qui survient au xviii e siècle dans l’Europe des Lumières, le hassidisme est un concept aussi ancien que la Bible elle-même. Le dernier chapitre des Grands courants de la mystique juive s’intitule d’ailleurs : « Le Hassidisme, sa dernière phase ». La racine hassid, « pieux », se trouve constamment dans les psaumes. Le priant demande la bénédiction et la protection divines pour celui qui est proche de Dieu, hassid ou tsadik (juste). Scholem rappelle aussi que, au xii e siècle, en Allemagne, se développa un mouvement chaleureux qu’il appelle un « hassidisme médiéval »22.

Baumgarten et Scholem sont ici d’accord : c’est une nouveauté qui naît au xviii e siècle dans le centre de l’Europe Orientale, entre la Baltique et la Mer noire, entre la Pologne, alors dissoute, l’Autriche, détruite depuis, et la future Ukraine : sur les terres mystiques que dévastera la future « Shoah par balles ». Cette nouveauté n’est pas caractérisée par des concepts mais par une manière de les vivre qui marque le judaïsme, en particulier ashkénaze, jusqu’à aujourd’hui.

Je ne prétends pas écrire l’histoire du Hassidisme mais, à l’écoute de l’histoire, je cherche ce qui, dans la vie du peuple juif, interroge la pensée : les sciences, la philosophie et la théologie. Ce qui est inventé par la tradition juive pour répondre aux sollicitations de l’histoire européenne en révèle des aspects profonds qui intéressent la raison et la foi. Ce qui est découvert par les acteurs de l’histoire juive au bord de « l’âge séculier » est une Parole de Dieu adressée au Peuple de l’Alliance. La naissance du Hassidisme parle de ce qui est vécu, cru et pratiqué dans la foi dans l’Europe des Lumières comme dans l’Europe romantique qui sont, ensemble, nos héritages.

Quand on évoque le xviii e siècle, on pense d’abord au rationalisme scientifique et à l’émancipation politique — dont les Juifs bénéficièrent peu à peu, au xix e siècle, dans l’ensemble de l’Europe23. Ce siècle fut aussi celui du sentiment et de l’émotion, du préromantisme. Le Hassidisme témoigne du besoin de croire et de la recherche de sainteté qui portent et rencontrent le désir de savoir et la quête de liberté. Comment cela est-il possible ? En apparence, il est contradictoire d’expliquer le monde sans Dieu et de construire sa vie en cherchant l’union mystique avec Lui. Mais cette contradiction possède sa cohérence. Ces deux quêtes restent liées, comme deux planètes, par la loi de la gravité d’une étoile commune qui est la quête de vérité. La foi connaît ses mutations au temps de la mort de Dieu.

L’Europe, abreuvée à la source grecque et à la source biblique, aussi bien dans le judaïsme que dans le christianisme, et d’une autre façon dans la culture de l’islam, apprend, me semble-t-il, à travers le Hassidisme qui marche en quelque sorte devant en raison de l’histoire juive, à vivre et à lever la contradiction nietzschéenne. L’Europe est le lieu culturel de la tâche infinie de la rencontre du désir de savoir et du besoin de croire qui caractérise sa mystique et son humanisme, comme on peut le comprendre en lisant la conférence de Husserl, en 1935, à Vienne24, ou, d’une autre façon, les travaux récents de la psychanalyste Julia Kristeva25.

Le cardinal Lustiger remarque que, si l’on cherche des génies religieux dans l’Europe du xviii e siècle, c’est dans le Hassidisme qu’on les trouvera.

Au xviii e siècle, en ce tournant de l’époque moderne, la fidélité à Dieu a fait naître au sein du judaïsme de l’Europe centrale et orientale un courant mystique extraordinaire : le hassidisme. Il va aussi loin qu’il est pensable pour la culture rabbinique dans la méditation de l’attente du Messie en ce temps de souffrances. Quelle figure de sainteté pouvait-on reconnaître en ce même xviii e siècle parmi les peuples pagano-chrétiens, où l’athéisme naissait de la modernité26 ?

Le Dieu de l’Alliance suscite dans son peuple Israël les princes de la foi, sages et fols, dont le siècle a besoin.

III Le Dieu de l’Alliance suscite dans son peuple Israël des génies de la foi : le Baal Shem Tov

Le Baal Shem Tov (le Besht) est l’inventeur, la figure tutélaire, quasi messianique du mouvement. On ne peut pas séparer la « naissance du Hassidisme », ou sa « dernière phase », de la vie et de la mort de celui qui en porte la figure dans son nom : « le bon maître du Nom ». « Baal » (maître) — « Shem » (Nom) — « Tov » (bon). Pourquoi le bon maître du Nom ? Parce que « Baal Shem » désigne tous les magiciens qui manipulent le Nom pour guérir, ou pour perdre, et qui hantent le judaïsme de l’époque.

« Baal Shem » signifie celui qui connaît le Nom et les noms, les manières d’invoquer Dieu pour protéger ceux qui viennent à lui, avec des amulettes, par l’imposition des mains, par des rites magiques, pour que les forces divines qui habitent le monde viennent à leur secours. Le Baal Shem Tov — on le connaît plus par la légende que par l’histoire — s’inscrit dans cette acceptation de la magie qui semble pourtant une chose interdite, une manière illégitime de goûter la présence de Dieu dans le monde.

« Il semble que la personnalité d’Israël Baal Shem Tov ait été créée seulement dans le but de mettre de la confusion dans les théories modernes de la mystique. »27 Il « franchit l’abîme dans sa conscience » entre magie et mystique — ce qui, précisons-le, est une contradiction pour un Henri Bergson. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, il met la magie du côté de la religion statique, qui est « innée à l’homme », et la mystique du côté de la religion dynamique, qui « s’oppose à la magie »28. Il n’en est pas ainsi dans le Hassidisme. J’appelle magie, dans le contexte de cet article, tout acte humain religieux — pensée, parole, geste — qui ne soit pas seulement théologique, mais théurgique, au sens du vouloir d’une synergie théandrique. Ce vaste ensemble contient beaucoup d’actes intéressés ou mal intentionnés. Si cette définition semble trop ouverte, car l’on voudrait préciser le mot dans un sens péjoratif, que l’on pense qu’une pratique religieuse croyante est toujours magique pour quelqu’un. Ainsi, celui qui croit qu’une prière de demande peut être exaucée est dans une attitude naïve et magique pour Hegel. Au fond, la théologie elle-même, qui prétend être une œuvre de la raison et de la foi, est une croyance magique, une aliénation pour un rationaliste. L’histoire récente de l’interprétation du Hassidisme est à cet égard exemplaire de l’ouverture progressive des érudits à la description sans préjugé d’un phénomène religieux, ce qui est toujours complexe pour la raison moderne.

Le Baal Shem Tov meurt en 1760 ; il serait, selon les historiens, né vers 1700. Il circule, sa vie durant, dans ces régions intermédiaires de l’Europe centrale et orientale. Il suscite dans le judaïsme une fascination nouvelle pour la dimension sentimentale de la foi, combattue par les partisans d’une pratique rationnelle, voire rationaliste, de la Loi : « les opposants » (Mitnagdim). Avec lui surgit une nouvelle manière d’être juif. Il ne s’agit pas d’abord d’être un savant interprète de la Loi ou un juge expérimenté : tel n’est pas l’enjeu essentiel de l’heure. Ce dont le peuple a besoin, dans l’Europe des Lumières (Maskilim), c’est de transmettre, de « vulgariser » ce qui, de la pensée kabbalistique, zoharique et lurianique, peut aider chaque membre du peuple, et non l’élite seulement, à vivre l’exil. Après les flambées apocalyptiques et communautaires du xvii e siècle, le Hassidisme propose, sans renoncer à la mystique, une vie juive singulière, pleine de saveur messianique, sans Messie.

Après la catastrophe de Sabbataï Tsvi, observe Scholem, il n’y a pas beaucoup d’attitudes religieuses possibles : on fait comme si la catastrophe n’avait pas eu lieu et on continue à réchauffer ensemble le messianisme et la mystique ; ou bien, on fait comme si la catastrophe avait arrêté définitivement l’élan mystique et qu’il fallait revenir à un judaïsme de la pure norme juridique et de l’interprétation talmudique ; ou bien, on essaie de trouver une voie nouvelle qui préserve la possibilité mystique et l’ouvre au grand nombre en « neutralisant » les dérives apocalyptiques du messianisme29.

Tel est, pour Scholem, le sens de l’aventure hassidique dans le judaïsme de la modernité — ce n’est pas exactement l’interprétation de Jean Baumgarten et de Moshe Idel : j’y reviendrai. Le Hassidisme est une voie mystique populaire dont le messianisme historique est désamorcé. Il propose de vivre un judaïsme mystique à une époque rationaliste et d’émancipation du politique par rapport au politique, en donnant sa place à Dieu dans la vie ordinaire, en prenant Dieu au sérieux dans son existence, mais en neutralisant, sans la renier, la question du salut messianique.

L’interprétation de Scholem éclaire l’expérience du christianisme — des autres religions, en un sens, et des non croyants — au temps de la modernité. Le christianisme est, par essence, une manière de vivre le temps du Messie, crucifié et ressuscité, une transformation de l’apocalyptique, suspendue à l’attente de la Parousie du Seigneur. Il a apporté un Royaume céleste-terrestre, l’Église, dont la puissance n’est pas de ce monde, mais qui s’exerce en ce monde comme une victoire sur le péché et sur la mort, comme un accueil de la vie éternelle « qui est, qui était et qui vient ».

En ce sens, le christianisme est bien un désamorçage mystique de la question messianique, au nom de la foi en Dieu qui agit dans l’histoire, de son Règne inauguré par Jésus-Christ, et du temps qui reste pour que le Messie se manifeste en gloire30. Pour la foi chrétienne, Dieu intervient aux temps messianiques par ce mode de présence et d’action révélé dans l’histoire évangélique : le témoignage, l’annonce et la célébration des souffrances rédemptrices du Messie, de sa mort et de sa résurrection qui transforment les consciences et les conditions de vie. Dès lors, il n’y a pas de contradiction de principe avec la revendication moderne de l’autonomie légitime, scientifique, économique, culturelle et politique par rapport à Dieu et aux religions, mais celles-ci doivent muter pour actualiser leur présence à cette société et leur vécu singulier par les croyants. Vatican II sera pour les catholiques une date importante sur ce chemin.

En ce sens aussi, on peut reconnaître dans la personne et la manière d’agir de Jésus-Christ, selon le Nouveau testament, un accomplissement de la rédemption messianique conforme à la tradition juive. Il me semble que c’est la lecture qu’en fait Martin Buber, éclairant les uns par les autres les récits hassidiques et évangéliques31. Tant que la question du Messie reste pendante audessus de l’histoire du judaïsme, que ce soit dans les apocalypses pharisiennes, dans le mouvement essénien, dans la Kabbale ou dans la liturgie, un mouvement messianique comme celui de Sabbataï Tsvi demeure possible. Les poussées d’intolérance chrétienne sont aussi des messianismes déviants.

Chez le Besht, la ferveur messianique sabbatéenne est captée et désamorcée dans la figure du juste, de celui qui rassemble la communauté et lui fait vivre la condition de « cour hassidique ». L’espérance messianique est bien vivante mais elle est comme détachée de la rédemption universelle : elle est vécue dans le registre de la rédemption individuelle de l’âme et de la communauté. Ce qui est messianique dans le Hassidisme, c’est l’attente et la joie de la rédemption intérieure de l’âme du hassid et de ses disciples32.

Selon Scholem, il y a des points de passage historiques entre le Hassidisme naissant et les Sabbatéens déçus. N’adhérant pas à l’idée que Sabbataï Tsvi est le messie paradoxal qui a abjuré sa foi pour accomplir la rédemption sub contrario, le Baal Shem Tov aurait été proche de ces Sabbatéens modérés33. Il semble bien qu’un certain nombre de premiers hassidim soient d’anciens sabbatéens et que les doctrines gardent des points de contact. C’est vraisemblable puisque, pendant un an, insiste Scholem, la majorité des communautés juives de Diaspora crut que Sabbataï tsvi était le Messie, expérience qui a libéré une énergie spirituelle considérable.

Selon une comparaison, insuffisante, mais parlante, c’est un peu comme Mai 68, qui ne dura qu’un mois et bouleversa l’Occident. Le Hassidisme, insinue Scholem, est lié en sa naissance à cette fièvre ambigüe retombée, mais un mouvement largement hérétique, le Sabbataïsme, diffère essentiellement d’un mouvement fidèle, le Hassidisme. Après un siècle, d’ailleurs, le Hassidisme a trouvé un langage commun avec ses adversaires du judaïsme talmudique et suscité un renouveau de l’étude. Aujourd’hui un rabbin orthodoxe sur deux en formation dans le monde appartient au mouvement des Lubavitch (HaBaD)34.

IV Une nouvelle pratique de l’existence pour être fidèle à la tradition

Quelle est la nouveauté du Hassidisme en son surgissement ? Une conception de l’union à Dieu et de l’intention intérieure qui guide la pratique de la Loi. L’intention spirituelle et affective est désormais ce qui compte dans la pratique de la Loi. C’est ainsi que le Hassidisme, sans apporter d’idées religieuses nouvelles, transforme le judaïsme par une mystique de la pratique et de l’existence. Isaac Luria proposait au mystique de méditer la métaphysique des Sephirot — un peu comme Augustin fait pour les personnes divines dans son De Trinitate. Le Hassidisme, c’est ce qui va faire son succès populaire, ne propose pas de méditer des formules conceptuelles difficiles, mais de vivre la vie religieuse juive de l’intérieur.

Ainsi, les mystiques, pour la première fois depuis Moïse de Léon, se tournent vers le peuple. Ils se donnent comme objectif, non de parvenir à des extases, ou à des voyages célestes qui leur permettent de rencontrer le Messie dans les hautes sphères, mais de répandre leur doctrine dans le peuple. Avec le Hassidisme, les mystiques deviennent des fondateurs et chefs héréditaires de communautés dont ils sont eux-mêmes le centre.

Les hassidim assument une mission médiatrice. Ils disposent d’une autorité religieuse quasi illimitée pour parler au nom de Dieu et créer, à côté des communautés rabbiniques officielles, ou au milieu d’elles, des groupes dévots centrés sur le hassid qui manifeste sa sainteté par des signes visibles — magie, miracles… —, mais surtout par une existence pieuse, juste et bonne35. Quête mystique et transformation éthique de l’existence humaine sont indissociables.

V La vie du juste manifeste l’idéal hassidique : influences croisées ?

Le juste, le saint, le hassid témoigne de la possibilité de vivre conformément à cet idéal. Le Hassidisme prétend que l’idéal peut être incarné. Le Baal Shem Tov, le hassid par excellence, en invente la figure et ce sont ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants et leurs disciples qui l’incarneront après lui. Dans ces généalogies humaines de grâce, on est chef de communauté de père en fils, ou de grand-père en petit-fils, parce qu’un choix divin s’opère, manifesté dans la sainteté de vie et le pouvoir spirituel transmis. Le Hassidisme est une forme d’organisation sociale d’une communauté sainte aux temps modernes. On comprend qu’il puisse être tenté par la fermeture.

Le centre de l’expérience mystique est la conscience de la présence de Dieu. Il s’agit, pour le hassid, d’orienter sa vie et celle de sa communauté vers cet idéal, assez proche de ce qu’exprime le bienheureux Henry Newman : « My Creator and myself ». Le judaïsme et le christianisme évoluent en fonction de leurs ressources propres, mais aussi en relation avec la vie, y compris religieuse, des peuples chez qui ils demeurent et des questions qui se posent à eux dans l’histoire. Le judaïsme est l’héritier d’une histoire façonnée par sa relation avec l’islam et le christianisme. Le Hassidisme a peut-être des traits communs avec la quête des moines et des starets et pose des questions nouvelles au sein du judaïsme. L’élan de sainteté porté par la kabbale « est devenu une éthique », note Scholem.

Chacun, ainsi que l’exige la doctrine hassidique, doit essayer d’incarner une certaine qualité éthique. Des attributs, comme la piété, le dévouement, l’amour, la dévotion, l’humilité, la clémence, la confiance, même la grandeur et la maîtrise, deviennent de cette façon totalement réels et efficaces du point de vue social36.

Déjà dans la littérature juive médiévale, la pratique radicale d’une bonne action (« mitzvah ») est une caractéristique du hassid : pour être juste, il faut bien pratiquer la Loi. Le hassid moderne est l’héritier de ce nom ancien. Il lui ajoute certaines valeurs religieuses poussées si loin et vécues avec tant d’ardeur et de piété que leur réalisation relève de l’expérience mystique. Dans la pratique de la Loi, il est bon de désirer et d’expérimenter l’union à Dieu — la jouissance divine.

L’originalité de la pensée hassidique se trouve là. Les hassidim ont trouvé une voie d’organisation sociale pour transmettre la vie juive au temps de la modernité, en alliant singularité et communion. Celui qui a atteint le plus haut degré de solitude spirituelle — le hassid — celui qui s’est uni à l’Un — « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un… » (Dt 6,4) —, celui qui est entré dans la solitude de Dieu et est capable d’être seul avec l’Un, celui-là est le véritable centre de la communauté. Il est source de communion sans confusion.

Cet idéal mystique qui évoque, à certains égards, celui de Charles de Foucauld, de François d’Assise, ou même de Jésus, ne s’était pas déployé dans le judaïsme jusque-là. Pour Buber, c’est clair : la foi de Jésus est une foi juive. Le Hassidisme montre que le judaïsme est porteur d’une quête singulière que l’on pourrait qualifier, dans certains de ses aspects, sans amalgame ni absorption, de christique. En retour, le Hassidisme renouvelle la lecture chrétienne de l’Évangile, absorbée par les défis rationnels de la modernité au point d’en oublier le message de foi et de vie. Être chrétien, c’est se mettre à l’école de l’expérience singulière de Jésus-Christ comme d’une Tora vivante37. Ce qui est propre au Hassidisme, c’est d’inventer cela au temps de la modernité et d’en faire une forme de vie sociale stable pour le peuple croyant.

On peut juger, avec les Mitnagdim, que cette expérience est dangereuse pour le judaïsme. J’observe, en tout cas, que la conscience religieuse juive exprime, à toutes les époques, les potentialités et les ressources spirituelles du judaïsme, soit en s’éloignant, soit en s’approchant de l’expérience et des questions chrétiennes — la réciproque est vraie, malgré la dissymétrie. Le judaïsme n’évolue pas dans un vide historique et spirituel, mais dans la logique de l’Alliance « qui n’a jamais été révoquée », comme l’a rappelé Jean-Paul II, en 1980, à Mayence. Il n’est pas limité par ses « ennemis », mais en interaction avec des frères séparés ; il les précède souvent, les suit parfois, les écoute toujours, au moins pour une partie de lui-même.

Vivre parmi les hommes ordinaires et être seul avec Dieu, parler le langage profane et puiser la joie de vivre à la source de l’Existence, s’enraciner au plus profond de l’être et agir dans le monde, cet humanisme mystique chrétien contemporain, qui propose aux laïcs ce que cherchent les moines, ce messianisme spirituel trouve des échos et peut-être une matrice dans l’invention mystique du Hassidisme. Le judaïsme a bien d’autres manières de vivre la modernité. Il a engendré, avec le Hassidisme, par ses ressources propres, une nouvelle manière de vivre une mystique messianique dans les violences de l’histoire moderne, sans abjuration, mais dans une plus grande fidélité. Le christianisme, après avoir tenté de s’opposer à la modernité par une lutte qui lui était extrinsèque, tente désormais de la vivre de manière critique, sans s’y dissoudre, à partir de ses ressources spirituelles propres : la croix et la résurrection de Jésus.

VI Qu’est-ce que le Hassidisme ?

Pour approcher le cœur du Hassidisme et sa signification, je reprends sinon la définition du moins la description organique qu’en propose Scholem38.

Le Hassidisme est l’explosion d’un enthousiasme religieux original qui tire sa force de l’histoire du peuple juif. C’est parce qu’il atteint le peuple que le Hassidisme est nouveau et impressionnant. S’il était le fait de maîtres ou de « paroissiens » d’élite réunis autour d’un rabbin, il n’y aurait là rien de nouveau pour retenir l’attention. Le Hassidisme consiste en ce que chacun se considère comme invité à vivre une relation chaleureuse personnelle avec Dieu.

Une deuxième caractéristique est que le hassid devient le guide et le centre d’une communauté juive grâce à sa personnalité religieuse. Le rebbe, qui n’est pas forcément un rabbin, doit son autorité à son énergie spirituelle. Le rapport traditionnel d’un rabbin à sa communauté n’est pas fondé sur sa personnalité religieuse, mais sur sa science. Dans le Hassidisme, la personnalité spirituelle compte davantage que la science, et cela influe désormais sur la manière dont beaucoup de rabbins comprennent leur rôle.

Troisième caractéristique : le contenu idéologique du Hassidisme est dérivé de la Kabbale, y compris dans sa dimension magique, comme le lui reproche Scholem. « L’imprégnation de la magie a été longtemps occultée, d’abord par des esprits “éclairés”, soit proches des rationalistes juifs de type maïmonidien, soit disciples de la Haskala, (…) soit par des savants qui avaient une vision négative de la cabale pratique et la considéraient comme un ingrédient secondaire, représentatif d’un judaïsme populaire pétri de superstitions et d’archaïsmes »39. Je voudrais m’attarder un peu sur cette affirmation de Jean Baumgarten, qui reprend la question à neuf grâce aux travaux de Moshe Idel.

Même si la mystique fut de plus en plus prise en considération dans l’histoire des juifs, elle concernait surtout la théosophie plus que les techniques magiques, considérées comme un domaine subalterne lié à des pratiques populaires, superstitieuses, et à la cabale pratique. Le paysage a lentement évolué dans l’histoire de la mystique en général et de la mystique juive en particulier. On a ainsi assisté à une lente réévaluation du rôle des techniques occultes dans la pensée juive et redonné toute leur importance aux différentes formes de rituels magiques. (…) Les ouvrages de M. Idel témoignent de la transformation du regard porté sur la magie qui devient non pas un facteur prédominant, mais du moins un aspect fondamental pour la compréhension de l’histoire de la mystique juive40.

La mystique hassidique reste très imprégnée de magie, mais celle-ci « prend une tournure plus anthropocentrique ». Comment mystique et magie sont-elles coordonnées dans le Hassidisme et quel en est le sens ?

Du côté des chrétiens, l’accusation de magie reste rédhibitoire : les protestants accusent les catholiques d’avoir une conception magique des sacrements, comme instruments de la grâce, et les catholiques reprochent aux protestants leur conception magique des Écritures, comme medium de la Parole de Dieu. Et si cette double critique témoignait de ce que la théologie ne peut pas se réduire à une éthique ni se passer du rite ? Mystique, rite et magie croient que Dieu peut descendre et agir ici et maintenant. Les Pères de l’Église commentaient d’un même geste « l’économie du salut », dont témoignent les Écritures Saintes, et la « mystagogie sacramentelle » de l’action liturgique comme un seul et double accès au Mystère de Dieu.

Est-ce qu’il n’existe pas, dans l’économie juive et chrétienne de la création et de la rédemption, quelque chose comme un ordre magico-mystique où la présence et l’action de Dieu, l’éthique humaine et l’enracinement cosmique du corps, interagissent ? On voit bien ce que la conscience morale et religieuse veut s’interdire en écartant la magie : mettre la main sur Dieu (Baal Shem signifie : « Maître du Nom »), réduire l’élan spirituel à des techniques et le culte à des rubriques, transformer le service et l’amour de Dieu en quête de pouvoir et de bien-être. On n’est jamais maître du Nom, mais serviteur de Dieu. Cependant, est-ce que Dieu, dans la révélation judéo-chrétienne, ne confie pas aux hommes sa Tora pour accomplir corporellement sur terre, dans la foi et l’amour, ce qu’il fait spirituellement au ciel (Dt 30) ? Le pouvoir de lier et de délier, connu des rabbins, n’est-il pas au cœur de la sacramentalité de l’Église (Mt 16) ?

La question que pose le Hassidisme en liant magie et mystique me semble donc être : quels dons spirituels Dieu donne-t-il aux fils des hommes pour répondre à la « mort de Dieu » ? Le Hassidisme naissant, mais aussi le catholicisme du xix e et du xx e siècles, en quête de renouveau intellectuel et spirituel, riche en miracles et en apparitions, se posent cette question et interrogent par leur réponse les esprits modernes. Il s’agit pour l’un et l’autre de conjoindre d’une manière nouvelle, la foi et la raison, l’herméneutique des Écritures Saintes et la pratique rituelle, l’inscription dans une société pluraliste et le témoignage public. Les héritages des Lumières et du romantisme semblent se fondre ici en une synthèse inédite où la mystique est invitée à se démocratiser et la foi de chacun à chercher l’intelligence (fides quaerens intellectum).

Il ne s’agit pas seulement de savoir comment monter vers Dieu : la question du transcendantalisme, d’origine kantienne, n’est qu’une moitié de la question, la deuxième, la plus admissible pour les esprits pétris de modernité scientifique et politique. Il s’agit de « réparer » ce monde cassé, d’y rassembler les « semences divines » dispersées, d’y préparer la descente de Dieu qui, seule, rassemble et unifie l’humanité dans la diversité. Ce projet n’est pas celui du groupe mais celui de chaque sujet croyant, inséré dans la société, concerné singulièrement par la tâche mystique qui lui revient.

Faire descendre Dieu, la magie le cherche. La pratique magique hassidique n’est pas le sommet de la mystique et de l’éthique ; elle doit se convertir, se décentrer pour s’accomplir, mais elle ne doit pas mourir. Elle doit elle-même être « réparée », ou « rachetée », « transvaluée » dans le rite sacramentel. Car, là où la magie ou le miracle disparaîtrait radicalement devant l’esprit rationnel, comment la foi subsisterait-elle ? La « démythologisation » de Rudolf Bultmann fait disparaître la magie avec le miracle, l’incarnation avec la résurrection, la mystique avec le mythe, la foi avec la raison symbolique.

Comment aller vers Dieu, si Dieu ne peut pas venir vers nous ? À éliminer purement et simplement la magie et la théurgie liturgique, on touche à l’incarnation de la mystique. Tel me semble être l’enjeu paradoxal du Hassidisme naissant et de son lien à la « kabbale pratique ». Le Hassidisme répond au rationalisme qui bannit les miracles car il concilie mystique et magie et fait évoluer la seconde vers le rite, par une sorte de réaction vitale, comme Maïmonide répond aux rationalistes perplexes de son temps qui refusent les miracles, en invoquant la liberté métaphysique du Créateur et la « nouveauté du monde »41. Si Dieu ne peut faire de miracles, il n’a pas créé le monde. Mais si Dieu a créé le monde, les mystiques peuvent le « réparer » avec lui.

On connaît la réponse du déisme de Voltaire après le tremblement de terre de Lisbonne — 200 000 morts — : nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles, et le dieu horloger n’y peut rien. Plutôt que de choisir entre le dieu du fidéisme et le dieu de Voltaire, entre la violence de Dieu et son absence paresseuse, je suis Voltaire plus loin que Voltaire afin d’exaucer Leibnitz plus loin que Leibnitz grâce au Baal Shem Tov et au Hassidisme, et grâce à la foi chrétienne dans la Parole de Dieu et les sacrements.

Un jeune Africain, qui s’était séparé d’une communauté charismatique protestante pour devenir catholique, m’a dit un jour : « Je savais qu’en quittant ce mouvement, je renonçais aux miracles [c’est sa manière de parler]. J’ai choisi les sacrements. » Ce qu’il veut dire, me semble-t-il, c’est que le sacrement est plus encore miraculeux. Avec thomas d’Aquin, je chante le « miracle de l’hostie » dans la conversion eucharistique, le miracle plus grand encore de la miséricorde de Dieu dans l’âme du pécheur — et le miracle de la présence de Dieu dans la génialité de Mozart.

La quatrième caractéristique du Hassidisme, et sa contribution originale à la pensée religieuse, selon Scholem, réside dans son interprétation des valeurs de l’existence personnelle. L’existence humaine a un sens mystique : accomplir sa vie d’homme, c’est être uni à Dieu42. Tu as besoin de mystique pour t’accomplir ; aimer, agir, disait Thérèse d’Avila, c’est trouver Dieu. On rencontre Dieu au fond des marmites comme dans l’oraison. Apprends à faire mystiquement les choses simples et simplement les choses mystiques.

Le judaïsme n’a pas échappé pour autant au bouleversement de la modernité : l’émancipation et l’assimilation, la critique scientifique, la mort de Dieu. Une partie importante du peuple s’est sécularisée, avant comme après la Shoah. Cependant, même dans le judaïsme laïcisé et culturel, Dieu et la Tora, la terre d’Israël et la Diaspora restent utiles pour se penser ; mais la foi est difficile comme la liberté ! Ceux qui ont traversé ces épreuves et sont croyants, le doivent, aussi, à la mystique du Hassidisme.

Malgré son origine obscure, liée à l’hérésie, le mouvement n’est pas devenu sectaire : il est entré en dialogue critique avec ceux qui ont organisé contre lui une lutte à mort. Le Gaon Elie de Vilna (1720-1799) qui fut le fédérateur des Mitnagdim, les opposants au Hassidisme, disait : « il faut faire vis-à-vis des Hassidim comme Élie a fait vis-à-vis des prêtres de Baal ». On a brûlé leurs livres, on a les excommuniés, on les a dénoncés au tzar.

Scholem voit dans le lien entre mystique et magie la source de la fécondité littéraire du Hassidisme et de sa créativité. Le Baal Shem Tov eut une confiance inébranlable dans le pouvoir des saints Noms : « je crois que le Nom de Dieu peut tout ». Par sa foi qui ne sépare pas mystique et magie, il franchit, dans sa conscience et dans son corps, « l’abîme entre la prétention du magicien d’opérer des miracles avec des amulettes, ou par d’autres pratiques, et l’enthousiasme mystique qui ne cherche rien que Dieu »43.

Chercher Dieu pour réaliser mes desseins ou ne chercher que Dieu devient une seule chose dans les récits qui racontent et communiquent aux lecteurs sa ferveur sans limite. Saint Jean de la Croix ne dit pas autre chose : Dieu veut ce que veulent ses amis ; Il spire en eux et avec eux son Esprit Saint. La fécondité filiale et sponsale du mystique s’éprouve dans le récit des expériences qui la partage : Julia Kristeva, encore, l’a montré dans un beau livre44. Telle est la source d’où jaillissent les récits hassidiques dans lesquels se communique leur esprit.

VII Dire l’expérience mystique

Sur quoi le Hassidisme débouche-t-il enfin ? Sur le fait que son génie spirituel ne s’exprime pas dans des traités, comme pour la Kabbale, ni dans des livres secrets ou des théories ésotériques — qui existent assurément. Le Hassidisme a franchi l’abîme entre mystique et magie dans le corps du hassid. Le hassid a noué une alliance entre « servir Dieu » et « laisser Dieu me servir » en s’effaçant et en se maintenant dans l’écriture qui transmet et partage indéfiniment ses rencontres avec Dieu. L’expérience mystique du Hassidisme noue ce faisant une alliance entre l’histoire et les légendes. L’imagination est purifiée en même temps que pratiquée dans les récits hassidiques. Le Hassidisme se libère de la mission de transmettre dans le pouvoir de raconter. Une des raisons de la permanence du Hassidisme, c’est la littérature hassidique, littérature d’exemples, d’histoires, « légende dorée » ouverte à la transmission et accessible à l’intelligence de tous.

Il est de tradition chez les hassidim, c’est là une des formes existentielles du mouvement tout entier, de se communiquer les récits touchant leurs tsaddikim [les justes — ceux qui sont au centre de la communauté]. On se trouvait présent lorsque telle grande chose est arrivée, on assistait à l’événement. Il convient donc qu’on le relate et qu’on en porte témoignage. Aussi les mots de ce récit sont-ils plus que de simples mots, puisqu’ils transmettent aux générations futures une réelle expérience, le récit de ce qui s’est authentiquement passé, dont la relation devient elle-même un acte, et un acte saint45.

Les historiens et les scientifiques s’arrachent les cheveux en demandant : qu’y a-t-il d’historiquement exact dans la vie du Baal Shem Tov ? Les hassidim répondent : vous êtes naïfs et sots de vous demander ce qui est historique. Peut-on faire une séparation radicale entre ce que l’imagination décrit et ce que la raison raconte. Les hassidim écrivent des histoires vraies qui ne se soucient pas d’être exactes. L’histoire (Geschichte) est une, mais a besoin de plusieurs couches (Schichte) pour se dire.

L’imagination dit la vérité quand il n’y a plus d’écart entre ce que le hassid demande à Dieu de faire et ce que Dieu veut faire. Ce que Dieu veut faire, c’est ce qui est conforme à la raison, comme le Pape Benoît XVI l’a rappelé à Ratisbonne ; ce que le hassid demande à Dieu de faire, c’est ce qu’il imagine être bien. Il n’y a plus d’écart entre la légende et l’histoire quand le hassid veut ce que Dieu veut : c’est ce que raconte le récit. Le miracle, le récit et l’histoire sont un dans l’intention de Dieu qui écrit l’histoire sainte. « Raconter l’histoire des actions des saints est devenu une nouvelle valeur religieuse, la célébration d’un rite religieux. (…) À la fin tout ce qui restait du mystère fut l’histoire »46.

Que le langage humain puisse porter une telle histoire, c’est là, pour le Hassidisme, le sens du miracle, du rite, et l’accomplissement de la vocation du langage. Qu’on puisse se dire les uns aux autres que Dieu agit ! Que les mots le transmettent, que les mots profanes, utilitaires, puissent porter un sens réel… Les mots n’appartiennent ni aux banquiers, ni aux médias, ni aux scientifiques qui les empruntent. Le compte-rendu d’un miracle par un médecin endort d’ennui. Les mots sont aux artistes, aux amoureux, aux mystiques et aux enfants.

« Est-ce que cela s’est vraiment passé ainsi ? » demande l’historien. La vérité de ce qui s’est passé est beaucoup plus que l’exactitude, qui n’en est qu’une partie. L’exactitude, cela compte quand on rend la monnaie à la boulangerie. Mais le sourire de la boulangère ou du médecin n’est pas compris dans la monnaie et il fait partie de ce qui s’est vraiment passé ; le goût du pain et de la santé également. Qu’a dit ce mourant ? Ceci, réellement, même si ce ne sont pas exactement ses mots. Ce qui compte, c’est bien ce miracle humain du récit, l’écrit-parole. Le Hassidisme vit grâce au miracle du langage qui scrute la profondeur du réel. Si, des hassidim, on ne retient que cela, ils sont déjà une part importante de la modernité.

Les récits hassidiques transmettent l’expérience authentique, sa réelle présence. Comme le disent les médiévaux au sujet de la Bible : « littera gesta docet », la lettre enseigne l’histoire. Le récit d’un miracle produit dans la foi ce qu’il signifie. Par nos mots, qui ne produisent trop souvent rien de réel, ils partagent une expérience. Un tel récit est un acte saint.

« On raconte que le Voyant de Lublin, un jour, vit une grande lumière se répandre autour d’un klaus ; il y entra et trouva un groupe de Hassidim qui s’entre-racontaient des histoires touchant leurs tsaddikim »47. Les mots portent la splendeur de ce dont ils font le récit. Nos mots sont-ils morts ? Ou permettent-ils que le sensible qui, dans la magie, dans le miracle, ou le sacrement, devient porteur de sens, opère ce qu’il signifie ? Les hassidim croient que leurs tsaddikim sont des hommes miraculeux et qu’il est important de transmettre leurs paroles et leurs actes. Raconter ce que le tsaddik fait, c’est la même chose, c’est le même miracle qui continue. L’enjeu de l’étude de l’Écriture sainte se maintient ainsi dans le Hassidisme.

Selon le credo hassidique, la divine lumière primordiale est infuse chez le tsaddik ; de sa personne elle passe dans ses œuvres ; et de ces œuvres, elle passe aussi dans le récit qui les rapporte : elle baigne les paroles des Hassidim qui en font le récit. C’est au Baal-Shem, fondateur du Hassidisme, qu’on attribue l’affirmation que celui qui fait louange des tsaddikim, c’est comme s’il évoquait le mystère du Char Divin que contempla Ezéchiel48.

Ce qu’Ezéchiel a vu et dit de la gloire divine au bord des fleuves de Babylone, ces hommes du xviii e siècle de l’ère chrétienne, perdus entre la Pologne et l’Ukraine opprimées, disent qu’ils le voient. La Bible n’est pas pour eux un récit du passé dont la vérité se dit dans l’exactitude de son rendu, en référence à une réalité qui n’est plus. La vérité de la Bible est la transformation de l’existence de celui qui la lit dans l’Esprit de Dieu qui a parlé alors et parle maintenant. « Ce à quoi un tsaddik de la quatrième génération, Rabbi Mendel de Rymanov, ami du “Voyant”, vient apporter un éclaircissement supplémentaire lorsqu’il affirme : “Car les tsaddikim sont eux-mêmes le Char de Dieu” »49.

« Le récit est tout autre chose qu’un simple reflet » de l’événement, incertain et flou : « l’essence sacrée dont il procède se perpétue par son truchement et se maintient en lui ». C’est pourquoi Martin Buber, philosophe, savant philologue, esprit éclairé, passe une partie de sa vie à rassembler ses Récits hassidiques. La gloire qui reposait sur le tsaddik passe dans ses actes, ses paroles et dans le récit qu’on en fait. Le miracle raconté se produit et trouve sa force dans son récit. Par la parole vivante de la tradition se perpétue la vertu qui, agissante une fois, continue à agir toujours.

Moïse transmet la révélation de la Tora en racontant des histoires génésiaques et les évangélistes des histoires apocalyptiques. Ils avaient beaucoup d’imagination : les historiens le leur reprochent. Est-ce raisonnable ? Qu’avons-nous compris, comme dirait saint Marc, de ce qui s’est passé si nous le regardons comme dépassé ? Vivons-nous dans un monde instantané, rationnel et transparent, clair et clos, où la vérité se donne hors de tout rêve et de tout imaginaire ? Freud et la Bible répondent : non, l’imagination agrandit sans cesse la raison et lui donne de toucher le réel. Mais qui écoute ?

Les enfants aiment les contes et légendes de l’histoire car, quand on les raconte, ce qui se passe les atteint. Ils vivent l’événement.

Un jour qu’on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Shem) de raconter une histoire, il répondit : « une histoire, il faut la raconter de manière qu’elle agisse et soit un secours en elle-même ». Puis il fit ce récit : « mon grand-père était paralysé. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son maître, il se prit à relater comment le Baal-Shem, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et pour bien montrer comment le maître faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout, sautillant et dansant lui-même ! À dater de cette heure, il fut guéri. Et c’est bien de cette manière qu’il faut raconter »50.

Notes de bas de page

  • 1 Ce texte est la reprise d’un séminaire donné dans le cadre du « Collège des études juives et de philosophie contemporaine – Centre Emmanuel Levinas » de l’université Paris IV, Sorbonne, à l’invitation du Prof. Danielle Cohen Levinas. L’ensemble du séminaire sera publié par le Collège des Bernardins.

  • 2 Cf. I. Y. Yuval, « Deux peuples en ton sein ». Juifs et chrétiens au MoyenÂge, trad. de l’hébreu N. Weill, Albin Michel, 2012.

  • 3 Cf. H. Graetz, Histoire des juifs (1876), 1897.

  • 4 Cf. M. Buber, Les récits hassidiques, Rocher, 1978 (1949, éd. allemande) ; mais Buber travaillait la question depuis bien longtemps comme le montre son livre préparatoire, La légende du Baal-Shem, 1907 (Rocher, 1993).

  • 5 Cf. E. Wiesel, Célébrations. Portraits et légendes, Seuil, 1994.

  • 6 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Payot, 1983 (1946, éd. américaine).

  • 7 Cf. J. Baumgarten, La naissance du hassidisme. Mystique, rituel et société (xviii e - xix e siècle), Albin Michel, 2006.

  • 8 Cf. J. Eisenberg, Une histoire moderne du peuple juif, nouvelle éd. augmentée, Stock, 2007 ; L. Sigal-Klagsbald et A. Merle du Bourg, Rembrandt et la Nouvelle Jérusalem. Juifs et chrétiens à Amsterdam au siècle d’Or, MAHJ – Panama éditions, 2007 et D. Pézeril, Spinoza l’étranger, Cerf, 2007.

  • 9 Cf. F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, nouvelle éd. mise à jour et augmentée, Arma Artis – Archè, Neuilly-sur-Seine – Milano ; M.-R. Hayoun, Les Lumières de Cordoue à Berlin, 2 tomes, J.-C. Lattès – Pocket.

  • 10 G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 172.

  • 11 Ibid., p. 221-222.

  • 12 Ibid., p. 249.

  • 13 Ibid., p. 261-304.

  • 14 Ibid., p. 262.

  • 15 Ibid., p. 302.

  • 16 Ibid., p. 338.

  • 17 Ibid., p. 306.

  • 18 Ibid., p. 323-332.

  • 19 Ibid., p. 329.

  • 20 Ibid., p. 336-337.

  • 21 Ibid., p. 325-326 ; 329-330.

  • 22 Ibid., p. 94-133.

  • 23 Cf. A. Guggenheim, « Point de vue d’un catholique sur le sionisme », Cités 47-48 (2011) : Sionismes/Antisionismes, Paris, p. 197-214.

  • 24 Cf. E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Gallimard, 1995 (1976), p. 347-383.

  • 25 Cf. J. Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007.

  • 26 J.-M. Lustiger, La promesse, Parole et Silence, 2002, p. 138.

  • 27 G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 367.

  • 28 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Albert Skira, Genève, 1945, p. 156-168.

  • 29 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 347.

  • 30 Cf. G. Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, trad. J. Revel, Payot, 2000.

  • 31 Cf. M. Buber, Deux types de foi. Foi juive et foi chrétienne, trad. B. Delattre, Cerf, 1991.

  • 32 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 347-348.

  • 33 Ibid., p. 351.

  • 34 Cf. W. B. Helmreich, The World of the Yeshiva. An Intimate Portrait of Orthodox Jewry, augmented edition, Ktav Publishing House, Hoboken New Jersey, 1982 (2000).

  • 35 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 361.

  • 36 Ibid.

  • 37 Cf. D. Flusser, Jésus, éd. de l’éclat, 3e éd. revue et augmentée, 2005 (2001).

  • 38 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 362.

  • 39 J. Baumgarten, La naissance du hassidisme (cité supra n. 7), p. 284-285.

  • 40 Ibid., p. 285-286. Cf. M. Idel, Absorbing Perfections, Yale Univ. Press, 2002. L’œuvre récente de Moshe Idel sur le Hassidisme devrait bientôt être traduite en français.

  • 41 Cf. R. Krygier, À la limite de Dieu, Publisud, 1998.

  • 42 Cf. M. Buber, Le Chemin de l’homme d’après la doctrine hassidique, trad. W. Heumann, Alphée, 2007 (1947).

  • 43 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 367.

  • 44 Cf. J. Kristeva, Thérèse mon amour. Récit, Fayard, 2008.

  • 45 M. Buber, Les récits hassidiques (cité supra n. 4), p. 3.

  • 46 Cf. le splendide récit sur lequel Scholem conclut Les grands courants de la mystique juive (cité supra n. 6), p. 368.

  • 47 M. Buber, Les récits hassidiques (cité supra n. 4), p. 3.

  • 48 Ibid.

  • 49 Ibid.

  • 50 M. Buber Les récits hassidiques (cité supra n. 4), p. 4.

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