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Quatre courts textes sur l'Écriture. Pour la formation sacerdotale du Peuple de Dieu

Pour la formation sacerdotale du Peuple de Dieu

Albert Chapelle s.j.
Le dixième anniversaire de la mort du père Albert Chapelle (1929-2003) est l'occasion de présenter quatre courts textes inédits tirés de sa lecture des Écritures et de son enseignement à l'Institut d'Études Théologiques à Bruxelles, fondé sous son impulsion en 1968. Ces textes appliquent en vérité l'adage de Vatican II: «que l'Écriture soit comme l'âme de la théologie». Dans un séminaire consacré à «l'Écriture dans la Tradition», il alerte par deux fois les étudiants sur les enjeux du rapport entre l'esprit et la lettre (présentés par M.-L. Calmeyn). À partir des Exercices spirituels de saint Ignace étudiés théologiquement, il propose une herméneutique scripturaire (présentée par N. Hausman). La méditation de Job lui permet de réfléchir au mystère de la souffrance.

Le dixième anniversaire de la mort du père Albert Chapelle (1929-2003) est l’occasion de présenter quelques courts textes inédits, tirés de sa lecture de la Bible et de son enseignement à l’Institut d’Études Théologiques à Bruxelles, un Institut fondé sous son impulsion en 1968.

Ces textes appliquent en vérité l’adage de Vatican II : « Que l’Écriture soit comme l’âme de la théologie » 1 . La méthode théologique de l’I.E.T. repose sur la participation des étudiants à des séminaires pluridisciplinaires, où alternent travail de groupe, exposés d’étudiants et déterminations de plusieurs professeurs. Ceux-ci, issus de spécialités diverses — exégèse, théologie dogmatique, morale, fondamentale… — animent collégialement les séances et accompagnent personnellement les étudiants : « Le travail en commun est le partage méthodique de l’écoute de la Parole » 2.

Pour introduire un séminaire consacré à « l’Écriture dans la Tradition », en l’an 2000 (année du Jubilé de l’Incarnation), A. Chapelle prononce deux exposés, intitulés « L’Esprit, à la Lettre » et « La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre ». Ces interventions éveillent les étudiants aux enjeux du rapport qui régit l’esprit et la lettre, à partir d’une contemplation de la scène inaugurale du ministère de Jésus, dans la synagogue de Nazareth (textes présentés par M.-L. Calmeyn).

Le texte « Le rayon de miel », daté de 2001, commente un point de contemplation indiqué par saint Ignace à propos de la huitième apparition du Seigneur ressuscité (Exercices spirituels, n. 306, 3). Cette reprise herméneutique conclut un séminaire-phare de l’I.E.T. qui étudie le contenu proprement théologique des Exercices (texte présenté par N. Hausman).

Nous publions enfin un bref document — sans doute une homélie dont nous ne connaissons pas l’occasion —, daté de la première année de sacerdoce d’A. Chapelle (1956) : cette méditation inspirée du dialogue de Dieu avec Job est intitulée sobrement « Le mystère de la souffrance ». On y retrouve l’abrupt et la fulgurance du texte biblique lui-même, qui ne découragent pas le jeune prédicateur d’y cueillir le mystère de Dieu souffrant et aimant.

La Nouvelle revue Théologique remercie les pères Th. Lievens, J.-M. Hennaux et D. Dideberg, responsables des Archives Albert chapelle et de la publication de ses œuvres, de l’avoir autorisée à publier ces textes, d’un genre littéraire certes singulier, qui présentent le témoignage d’un lecteur des saintes Écritures se livrant lui-même dans leur tradition, pour la formation sacerdotale du peuple de Dieu.

La rédaction

L’Esprit, à la lettre

Jésus retourna en Galilée avec la puissance de l’Esprit (…). Il vint à Nazareth où il avait été élevé, entra selon sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue et se leva pour faire la lecture. On lui remit le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il était écrit :

« L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. »

Il replia le livre, le rendit au servant et s’assit. Tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire :

« Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture. »

Et tous lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les paroles de grâce qui sortaient de sa bouche.

(Lc 4,14-22, trad. BJ)

Ce texte introduit à notre séminaire consacré à la vie de l’Écriture Sainte dans la Tradition de la révélation et de la foi en Israël, donc dans l’Église.

Une première raison d’invoquer ce texte nous est donnée par le Jubilé, « année de grâce du Seigneur » (Lc 4,19). Nous vivons une année jubilaire en mémoire de l’Incarnation de Jésus Christ. Le Pape pouvait faire de ces douze mois un an de grâce car il s’appuyait sur la Tradition. Non pas sur la force anonyme d’une coutume ecclésiastique qui ne remonte d’ailleurs pas au-delà de 1300, mais sur la tradition de la grâce, sur la transmission, dans la suite des siècles, du temps de grâce confié par le Christ à l’Église.

La tradition de la grâce est tradition du Christ. Qui accorde la grâce, qui remet les péchés ? sinon Dieu Seul, Dieu l’Unique, en son Fils, le Médiateur de Dieu et des hommes, en son Fils, Jésus, le Messie, « consacré par l’onction » (Lc 4,18). La tradition de la grâce et de la foi est tradition de l’Église qui transmet la grâce proclamée par Jésus en un temps singulier, non pas en n’importe quel temps, mais au temps d’Aujourd’hui quand « s’est accomplie à vos oreilles cette Écriture » prophétique (Lc 4,21).

Aujourd’hui

Aujourd’hui, quand ? Pour entrevoir une réponse, déplacez votre regard, tournez-le vers cette statue3. Cette œuvre d’art — symbolique du travail de l’I.E.T. — représente Jésus dans la synagogue de Nazareth. Regardez Jésus. Il est debout, vêtu de l’Écriture hébraïque. Il a lu, revêtu de la Parole qui l’habite et qui se vérifie à neuf en Lui, qui, en la proclamant, se présente. En disant l’Écriture ancienne, il se dit, Lui « rempli de l’Esprit Saint » (Lc 4,14) « qui a parlé par les Prophètes » (Symbole de Nicée-Constantinople), par Isaïe le prophète.

Là, Jésus est encore debout. Dans un instant, il va rendre le livre, le rouleau, au servant (Lc 4,20) et, comme les gens de Nazareth, vous allez l’entendre : « Aujourd’hui, à vos oreilles, s’est accomplie cette Écriture » (Lc 4,21).

Aujourd’hui ? Quand, aujourd’hui ? Aujourd’hui, ce 26 septembre 2000, durant l’année jubilaire, au temps où cette parole vous est adressée. Aujourd’hui, c’est le jour (peut-être de l’an 27) où, à Nazareth, Jésus proclama le temps de la grâce. Mais déjà avant Jésus, le prophète avait déclaré en son Aujourd’hui :

L’Esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction, il m’a envoyé porter la (bonne) nouvelle aux pauvres (…), proclamer une année de grâce de la part du Seigneur.

(Is 61, 1-2)

Jésus n’infirme pas la parole du prophète. Celui-ci déjà disait vrai, divinement vrai. Jésus lui donne raison, plus raison même qu’Isaïe ne le savait, puisque Jésus « aujourd’hui » reconnaît et proclame, vérifie et accomplit la prophétie à la lettre.

Pour se présenter à nous, comme à Nazareth, et à son Père, Jésus n’emploie pas seulement les mots du prophète, il s’inscrit dans l’actualité de la Parole et de l’Écriture prophétiques. Il atteste, en la réalisant au présent et en acte, la vérité de la Parole de Dieu. Il s’y identifie même et si totalement, Lui, le fils de Joseph (Lc 4,22), que son assimilation à la Parole divine, proclamée dans la synagogue, ne peut guère finalement qu’être rejetée comme un blasphème contre la sainteté de l’Unique. « Ils le poussèrent hors de la ville et le menèrent jusqu’à un escarpement (…) pour l’en précipiter » (Lc 4,29). Se donner pour l’actualité de la prophétie, pour la Parole de Dieu en acte, qu’est-ce à dire ?

Aujourd’hui encore en l’an 2000 à Bruxelles. Aujourd’hui, en ce temps-là, à Nazareth une fois pour toutes. Aujourd’hui déjà, quand parlait le vieux prophète, si vivant que sa parole avait été consignée par écrit pour franchir les années, les morts et les siècles jusqu’à nous. Aujourd’hui, quand Dieu parle. Aujourd’hui, l’Esprit Saint parle aux prophètes d’Israël. Aujourd’hui, l’Esprit descend sur le Messie et l’emplit de la « puissance » divine (Lc 4,14). Aujourd’hui, dans le temps de l’Église, l’Esprit fait parvenir à nos oreilles les mêmes « paroles de grâce » (Lc 4,22) de Jésus Christ. Un même et triple aujourd’hui dans le jour de l’Éternité, quand Dieu dit son unique Parole dans la complaisance de l’Esprit (Lc 3,22).

C’est l’Esprit Saint qui atteste l’actualité, si ancienne, dès lors toujours nouvelle, de la Parole divine, c’est Lui qui, pour nous, en fait maintenant une grâce, comme c’est Lui qui, éternellement, dans l’aujourd’hui de Dieu, en atteste la gloire.

Lettre et Esprit

Dans la tradition de l’Écriture, Jésus Lui-même nous révèle la Parole vivante de la vérité, consignée, une fois pour toutes, par écrit, comme elle est, une fois pour toutes, prononcée dans l’éternité de Dieu.

L’Écriture Sainte est texte, parole d’homme conservée et transmise dans la lettre ; elle est la Parole de Dieu qui s’emmembre de mots humains, qui s’est articulée et s’est écrite en hébreu, s’est redite un jour et s’est réécrite en grec, vous est maintenant réannoncée en français comme une Parole de grâce pour qu’en regardant Jésus, « sa lumière et sa contemplation rendent nos visages plus lumineux », comme le prêchait Origène dans son homélie sur ce passage4 !

La révélation par Jésus dans le Nouveau Testament du Visage de la Parole divine et de l’Écriture ancienne où elle s’est déposée, nous fait reconnaître, dans la lettre de l’Écriture, le don de l’Esprit qui la vivifie. Le texte n’est pas lettre morte, il est vivant comme la Parole de Dieu ; comme le Seigneur, il est Esprit.

Si l’Écriture est la vérité, Dieu n’a pas seulement parlé jadis dans les assemblées juives, mais il parle aujourd’hui encore dans notre assemblée et non seulement ici, dans la nôtre, mais, dans d’autres réunions et dans le monde entier, Jésus enseigne5.

L’Écriture Sainte, conçue dans la Tradition de la foi d’Israël et de l’Église, est lettre puisqu’elle est parole humaine transmise, de croyants aux croyants ; elle est Parole divine, de Sagesse et d’Esprit Saint qui dispose avec suavité de l’histoire et de nos destinées. L’Esprit vivifie la lettre qu’il inspire. Dans la lettre, le don de l’Esprit. L’Esprit, à la lettre.

Notre lettre, c’est vous (2 Co 3,2)

Pour conclure cet exposé sur la vie de l’Écriture Sainte dans l’Église, je voudrais vous inviter à une réflexion, à une lecture de votre propre vie. Comme l’Écriture, votre vie, vos faits et gestes, vos paroles sont une lettre remplie de la signification spirituelle qui la déborde.

Personne n’est ici sans l’avoir voulu. Personne n’est en théologie sans l’avoir décidé, désiré ou accepté. Personne n’étudie un jour la Parole de Dieu sans avoir fait des choix de vie qui la présageaient. Faites-en mémoire, et vous redeviendront présents les actes que vous avez posés et qui vous y préparaient. L’histoire de chacune de nos vies est faite d’actes de foi et de conversion. Le récit de nos existences par le médecin ou l’échevin d’état civil pourrait être exact sans toucher à cette substantifique moelle de notre vie avec Dieu qui fait, à la lettre, la vérité de notre histoire. De même que les auteurs bibliques ont raconté l’histoire de l’alliance avec les yeux de la foi, la lettre de nos vies est faite, dans la foi, des mots d’appel et de doute, de conversion et de confirmation qui font notre histoire sainte à chacun.

Mais, comme dans l’histoire d’Israël, nos gestes de fidélité et nos reniements, nos conversions et nos promesses, ne réussissent pas à rendre raison de nos destinées. Il s’est passé dans nos vies plus que nous n’avions prévu ou imaginé. Nos actes les plus libres revêtaient une portée insoupçonnée que la Providence divine leur accordait. La mémoire spirituelle peut vous aider à discerner ces figures, dessinées en vous par la sagesse divine. Pensez à tel geste insignifiant, à tel sacrifice courageux, à tel concours incalculable de circonstances auxquels est liée notre présence ici même. La conduite de Dieu s’imprimait en vos vies : elle faisait, de vos joies et de vos épreuves, des figures préparatoires de ce que vous pressentiez sans l’entrevoir. L’Esprit de Dieu donnait à vos démarches un avenir, un sens spirituel. Ni la réflexion ni la foi ne pouvaient se représenter ce qui vous était promis et qu’il vous faut vivre aujourd’hui.

Vous étiez de bons croyants ou vous fûtes de fervents convertis. L’Esprit Saint qui vous inspirait vous recélait encore le Visage de vérité que la révélation du Christ en vous laisse aujourd’hui apparaître. De même que l’Esprit Saint qui conduisait son Peuple Israël et parlait par ses prophètes en faisait la figure du Messie à venir, de même l’Esprit Saint, qui vous a conduits et assistés, a réservé pour les derniers temps la figure christique et salvifique qu’Il donnera finalement à votre vie.

Par la foi, l’histoire Sainte d’Israël et donc de l’Église, comme la nôtre, est conduite et corrigée, à la lettre près, par l’Esprit Saint. L’Esprit créateur et sanctificateur accorde à cette unique histoire et à son récit total le surcroît de sens spirituel dont la révélation dans le Christ déborde toute attente et comble les pauvres.

Jésus, à Nazareth, nous enseigne comment lire la lettre prophétique dans l’Esprit qui l’avait inspirée et dont la Puissance reposait sur lui.

Tous lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche.

(Lc 4,27)

Par la foi, la mémoire discerne, dans la lettre de nos vies, les libéralités du Saint Esprit inscrites en ceux qu’Il configure au Christ, fils dans le Fils, un seul et même Fils.

La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre6

Comment recevoir l’Écriture dans la Tradition de la révélation et de la foi, dans la tradition des Prophètes et des Apôtres ? Nous avons entendu le Seigneur dire de Moïse : « c’est de moi qu’Il a écrit » (Jn 5,46)7. « Il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (Lc 24,44). Les Apôtres et les évangélistes l’ont reconnu dans la Parole divine confiée à Israël et à ses Écritures. Il nous faut aujourd’hui poursuivre cette méditation inaugurale du Séminaire sur la tradition toujours neuve de l’Écriture Sainte. À cet effet, nous réfléchirons à la lecture chrétienne de l’Ancien Testament.

L’essentiel du propos tient en ceci : La lecture chrétienne de l’Ancien Testament voit dans le Nouveau l’accomplissement de l’Ancien, un accomplissement si irréductiblement neuf qu’il peut en être dit l’allégorie (1). Par ailleurs, comme les auteurs du Nouveau Testament, l’Église reconnaît dans la lettre ancienne inspirée par l’Esprit (2) la Parole divine, le Verbe éternel qui, à la plénitude des temps, s’est fait chair. L’Ancien Testament doit être lu avec les yeux du cœur que l’Esprit Saint conduit à l’adoration de la Gloire qui s’y révèle. On appelle anagogie (anagôgè : élévation) (3) cet élan suscité par l’Esprit qui se joint à nos esprits pour les convertir et les rassembler (4).

1 L’allégorie chrétienne8

Jésus, Marie et les Apôtres, on le sait, ne lisaient pas le Nouveau Testament. Comme eux, nous lisons, nous récitons la Loi, les Prophètes et les Psaumes, dans leur lettre et dans l’Esprit qui en a inspiré la rédaction et animé la tradition. Mais en bons catholiques, ignorants, pour la plupart, de l’Ancien Testament, nous nous contentons souvent de retrouver la Loi, les Prophètes et les Psaumes dans le Nouveau où nous voyons l’Ancien prendre Visage, forme et couleurs. Il faut bien dire que les textes néotestamentaires sont si remplis de l’Ancien, qu’ils autorisent et exigent cette lecture dite « allégorique » de l’accomplissement de l’Ancienne Alliance dans et par la Nouvelle.

Les Évangiles, les Épîtres, l’Apocalypse sont tissés de centaines de citations vétérotestamentaires. Il suffit de parcourir les notes et les références marginales de la Bible de Jérusalem et de la Traduction Œcuménique de la Bible pour s’en convaincre : l’Écriture ancienne est « la langue maternelle »9, le matériau de base, dont est pétrie la lettre du Nouveau Testament. Ainsi en Isaïe, l’Emmanuel, le Serviteur silencieux, humilié, maltraité, souffrant, le Prophète oint de l’Esprit, nous apparaissent, visibles, tangibles dans la personne de Jésus. Le temple de Sion, et Jérusalem, et Israël donnent figures et contours à l’Église (Peuple de Dieu, corps du Christ et Temple de l’Esprit). Le Voyant de l’Apocalypse recourt volontiers à Isaïe pour illustrer les cieux nouveaux et la terre nouvelle. saint Paul et saint Matthieu puisent, à pleines mains, dans les oracles isaïens pour célébrer l’universalité du Salut, la catholicité de l’Église, la venue des nations dans la cité Sainte, leur intégration dans le sacerdoce du Peuple de prêtres, leur joie comme leur jalousie de l’élection d’Israël.

La tradition de l’Église, notamment sa liturgie, comme les Apôtres, ont incessamment trouvé dans la Loi et les prophètes les figures, les types, qui nourrissent la contemplation et la célébration du Christ. Voir, comme l’évangile apocryphe et la piété populaire, une image de la crèche dans le bœuf et l’âne du premier chapitre d’Isaïe, mais aussi la figure du crucifié dans le peuple pécheur et châtié (de ce même chapitre), il fallait le faire. Quelle liberté, quelle familiarité avec la Sainte Lettre ! Osty écrit à propos de celui qui arrive de Boçra en habits écarlates (63,1) :

Voir dans ce furieux règlement de comptes (du Seigneur avec Edom) une préfiguration du sacrifice sanglant du rédempteur est un des plus beaux contresens de l’exégèse des Pères, une heureuse trouvaille de l’iconographie chrétienne (le pressoir mystique), une des audacieuses accommodations de la liturgie catholique (Fête du précieux Sang).

Sens allégorique ou contresens accommodatice ? Peu importe. Saluons l’audace assurée de la lecture chrétienne qui, sans crainte ni tremblement, trouve son bien dans les figures prophétiques et y découvre des trésors imprévisibles de significations.

Ces libertés exégétiques seront taxées d’ignorance par ceux pour qui la lettre se mesure strictement aux conditions historiques et subjectives de son apparition. Comme si le contexte littéraire et social, ou l’intention de l’auteur croyant, avaient seuls force de loi pour dire le sens de l’Écriture, de sa tradition et de sa lettre.

2 Dans la Lettre, l’Esprit

Pourquoi évoquer ces audaces ou licences patristiques et liturgiques, si l’exégèse de l’Ancien Testament consiste à étudier la lettre de l’Écriture suivie pas à pas sans nommer, ni raconter celui dont la présence brûle le cœur, quand il ouvre le livre ? Serait-ce aux antipodes de l’interprétation allégorique et figurative, pratiquée dès la rédaction du Nouveau Testament ? Non pas. Il ne s’agit pas de réduire le texte ancien aux conditions de son surgissement, mais de ne pas le morceler ou l’exténuer au risque de n’y plus trouver que des gravats de sens. Il faut suivre, d’un bout à l’autre, la trajectoire de la parole qui, sous la motion du Saint Esprit, a traversé les siècles d’Israël, sans qu’aucun des auteurs humains n’en puisse définir les coordonnées, ou en prescrire l’intelligibilité. Ni Isaïe, ni aucun psalmiste, ni aucun rédacteur final, ne pouvaient maîtriser le sens de la Parole qui leur était inspirée par l’Esprit, et qu’ils consignaient par écrit.

La lecture de l’Écriture, rassemblée à travers les siècles, n’en découvre l’unité qu’à la condition de lire le Livre dans l’histoire et dans l’Esprit où en fut écrite la lettre. Comme les Apôtres, il nous faut pratiquer l’intelligence spirituelle de l’Écriture, confessant avec saint Paul : « Littera occidit, Spiritus vivificat » (2 co 3,6). La lettre tue ; l’Esprit vivifie. Sans l’Esprit, la lettre tue. L’Esprit vivifie la lettre qu’il inspire ; l’Esprit Saint donne la vie avec la lettre. Sans l’Esprit, qui a conduit de siècle en siècle la rédaction de textes dont la portée échappait à leurs auteurs, la lettre meurt dans l’insignifiance anecdotique ; sans l’Esprit, la lettre tue qui s’y risque en quête d’autre chose. Mais l’Esprit du Christ, qui depuis toujours a inspiré les rédacteurs successifs du livre, donne au lecteur docile à son action, la joie et de la lettre et de la vie. Comme les auteurs du Nouveau Testament, nous pouvons lire la lettre ancienne dans l’Esprit où elle a été écrite.

3 Dans la lettre, l’anagogie

La lecture chrétienne ne se limite pas à l’allégorie, où se déchiffre la nouveauté irréductible d’un dernier accomplissement, une fois pour toutes. Jésus, Marie et les Apôtres, disions-nous, méditaient l’Ancien Testament, ils ne lisaient même que cela. Les Pères ne cessèrent de le citer, dans le texte de la lxx, puis dans ses traductions latines. La Liturgie, si audacieuse dans la composition de ses hymnes, de ses répons et de ses antiennes, lira toujours avec respect la lettre vétérotestamentaire. Elle s’y est tenue fidèlement, ne se permettant aucune lecture en dehors de la Bible, gardant jusque dans l’incompréhension, le moindre détail du texte sacré — c’était bien sûr une leçon reçue des Juifs. La liberté spirituelle de l’interprétation va de pair avec le respect de la lettre. L’interprétation spirituelle aime faire droit à la lettre, à toute la lettre.

La foi d’Israël dans l’inspiration de l’Écriture Sainte perçoit le poids infini de sa lettre. La lecture chrétienne, illuminée par l’Esprit reçu du Messie crucifié, n’en est que plus passionnée à reconnaître à la lettre du texte ancien, peut-être abrupt et rugueux, sa puissance révélatrice. C’est la sainte Écriture de l’Ancienne Alliance. Elle contient la Parole de Dieu. Déjà elle dit, déjà elle articule le Verbe éternel, jamais morcelé, jamais brisé. Et ses lecteurs, en recevant le Verbe dans l’histoire, contemplent, accomplie, la Gloire de l’origine.

La présence et l’Esprit de Jésus accordent aux Écritures anciennes comme aux nouvelles la solennité de l’annonce faite par Dieu à l’Église, et dans notre cœur retentit la prolation du Verbe : « cieux, écoutez, terre, prête l’oreille, car le Seigneur parle » (Is 1,2).

Qui croit dans le Verbe incarné ne peut entendre, sans frémir, cette parution du Verbe en majesté. La parole inspirée contient ce qu’elle inaugure, y compris sa récapitulation dans le Verbe glorifié. Les premiers mots prophétiques sont déjà Parole de Dieu. Les premiers mots d’Isaïe, comme ceux de la Genèse, tiennent et valent par eux-mêmes. « Au commencement, Dieu dit ». Au commencement ? Aujourd’hui, comme hier et demain, la Parole de Dieu ne passe pas. Nous en attestons la Sainteté, d’emblée insurpassable, et nous rappelons, dans le silence de l’adoration et de l’anagogie, que cette Parole un jour a surgi, disant d’elle-même : « Je Suis ». Éternellement.

Notre lecture chrétienne reconnaît et glorifie la Parole créatrice dès les premiers mots de la Torah. Notre lecture chrétienne de l’Écriture inspirée trouve dans la lettre ancienne le mouvement de la Parole divine, l’élan filial du Verbe. La lettre élève. Dans l’Esprit Saint, elle est anagogie.

L’absence de familiarité avec la prophétie nous empêche souvent de contempler le Dieu fort, l’Emmanuel, l’Ange du Grand conseil, le Serviteur de Dieu, l’oint de l’Esprit, sans en apercevoir les traits humains. Son Visage, en révélant la gloire divine, la voile cependant à nos cœurs endurcis, et le nommer ne suffit pas à guérir notre surdité au Verbe du salut (Ac 13,26). Il faut son humilité filiale pour nous libérer de nos aveuglements, pour guider notre regard vers l’obscurité des oracles, enfouis dans l’écriture ancienne et toujours rayonnants de la gloire du Dieu invisible. La Loi, les Prophètes et les Psaumes sont, à la lettre, la Parole issue du Père, humblement tournée vers Lui. En portant nos regards vers la nudité de la lettre ancienne, sans même y retrouver le visage humain du Bien-Aimé, nous apprenons à écouter, dans les mots et les prières de l’Écriture, la simplicité du Verbe divin. Accueillir — comme Jésus et avec Lui — la lettre humaine des prophètes, c’est y découvrir la sainteté de la Parole, qui s’y livre méconnue, et s’y communique rédemptrice. La lecture à livre ouvert de l’Écriture ancienne est déchiffrement de la gloire dont les séraphins ne peuvent contempler la Face.

L’allégorie découvre le Nom et le Visage du Seigneur dans l’accomplissement des Écritures. Mais l’Esprit qui repose sur le Messie suscite d’abord l’anagogie qui reconnaît dans toute la lettre la majesté du Verbe qui s’y profère et « retourne au Père par son offrande telle que les Psaumes la décrivent »10. La prière psalmique est simple récitation de la lettre ancienne : elle est la pure reprise de la parole confiée par Dieu à son peuple pour lui chanter notre louange, lui rendre grâces et lui adresser nos supplications. La doxologie trinitaire couronne chaque psaume récité par la confession de la Gloire qui en a suscité anciennement la composition et lui accorde de toujours son exaucement.

4 La lettre convertit et rassemble

Cieux, écoutez, terre, prête l’oreille, car le Seigneur parle.

Israël ne connaît rien, mon peuple ne comprend rien.

(Is 1,2-3)

Par la grâce du Christ, nous sommes de ce peuple qui ne comprend rien : ni le signe de l’Emmanuel, ni les chants du Serviteur, ni l’annonce par le consacré de l’année de la grâce. Par la miséricorde du Christ, sans habiter Jérusalem, sans être juifs, nous sommes visités par la Parole. Elle nous révèle et l’endurcissement de nos cœurs appesantis dès le désert et le feu de l’Esprit, quand Dieu lui-même fait disparaître notre iniquité.

Tout au long du travail opéré par la Parole divine en Moïse et David, dans les Prophètes et les Psaumes, leurs auditeurs et leurs récitants, le don de l’Esprit Saint par le Christ, venu ou à venir, ouvre oreilles et cœurs à la rédemption des multitudes et au rassemblement des nations. Comme Jésus à Nazareth, nous pouvons reconnaître dans le peuple, rassemblé par Lui, les étrangers et les éclopés des nations. Lire Isaïe, comme le Christ, avec Lui et en Lui, c’est reconnaître en Sion la ville de toutes nos sources. La lecture chrétienne de l’Ancien Testament, en glorifiant, dans la lettre, la majesté du Saint d’Israël, y reconnaît sa philanthropie sans frontières.

L’intelligence spirituelle des Écritures en connaît le dévoilement dans l’allégorie chrétienne. « Le Serviteur, c’est le Christ ». Mais, grâce à la lettre, elle se tourne aussi, dans l’anagogie, vers la Personne du Verbe éternel qui la prévient et l’instruit depuis son origine paternelle : « Le Christ Jésus était le Serviteur ». Comme il était l’Emmanuel. Comme il était le Messie, le roi et le reste, l’Époux et tout ce que dit la Parole. Il est la Parole qui, dès le commencement, « sort de la bouche » du Saint et « retourne vers Lui, après avoir tout accompli de son œuvre » (Is 55).

Il est la Parole. Il ne l’a pas dit. Il a simplement lu Isaïe : « Aujourd’hui est accomplie à vos oreilles cette Écriture » (Lc 4,21).

Conclusion

Comment recevoir la Torah, entendre les Prophètes et prier les Psaumes comme Jésus lisait les Écritures ? Lire l’Écriture comme le Christ, c’est l’interpréter, avec Lui et en Lui, sous la mouvance du Saint Esprit de la charité divine. L’Écriture ancienne et nouvelle nous est livrée du mouvement même où se livre le Christ, puisqu’elle est son corps, dans la puissance de son Esprit. Accueillir l’Écriture dans la tradition du Christ, c’est la recevoir de son Esprit qui a parlé par les Prophètes et est descendu sur les Apôtres de son Église.

La lecture chrétienne et filiale des Écritures est ecclésiale. Elle se déploie au fur et à mesure que la plénitude des temps reconduit les siècles de l’histoire à leur origine. La lecture spirituelle et chrétienne des Écritures anciennes et nouvelles ne s’invente pas, elle se découvre dans la Tradition de l’Église, dans le développement de sa doctrine comme dans le renouvellement toujours neuf de sa prière.

Le Christ s’est livré pour son Église. Il demeure l’agent et le contenu, l’objet et le sujet de la révélation divine confiée, livrée à son Église. Il est dès lors l’objet de la foi ecclésiale que suscite et assiste son Saint Esprit. La foi chrétienne donne accès à la Vérité de la Parole consacrée dont les Prophètes et les Apôtres de l’Église nous attestent la Gloire originelle. C’est dans l’Église suivant la tradition de ses Apôtres (et de leurs successeurs) que s’obtient l’intelligence spirituelle des Écritures inspirées. C’est grâce à la tradition de la foi dans le Dieu d’Israël et en son Fils Jésus Christ que la Parole de Dieu a été consignée par écrit, lors même que sa révélation débordait ceux qui lui donnaient leur foi et lui consacraient leur langue et leurs talents. C’est dans la tradition apostolique de l’Église que la Sainte Écriture s’offre encore et toujours aux croyants comme la lettre comblée et débordante de l’Esprit de Vérité.

La Gloire de l’Évangile, rayonnant sur le Visage du Christ, fait de l’Écriture ancienne, comme du Testament nouveau, le même et unique instrument de la révélation. C’est par le Christ et en son Église que nous est ouverte la pleine intelligence de la Torah, des Prophètes et des Psaumes, à la lettre. Le sens spirituel de l’Ancien Testament comme du Nouveau se donne dans l’intelligence ecclésiale de leur harmonie suivant la tradition apostolique de la Vérité.

Dans la lettre où repose le Verbe incarné, veille l’Esprit. Il jaillit de son corps crucifié à l’heure de sa Gloire, de son sacrifice et de son Eucharistie. La tradition de la révélation et de la foi se recueille et rejaillit en chaque Eucharistie quand le Verbe et son corps récapitulent dans la communion du Saint Esprit les bienfaits du Père et nos actions de grâce.

Le rayon de miel

Quand le Christ se manifesta pour la troisième fois à ses disciples, il leur donna à manger « un poisson rôti et un rayon de miel », fait voir saint Ignace11. Il ne dit donc pas exactement ce que raconte saint Jean qui nous parle de « poisson et de pain » (Jn 21,9), de « pain et de poisson » (Jn 21,13). Comment Ignace a-t-il vu ce rayon de miel au bord du lac ? Était-ce une confusion dans ses souvenirs avec le rayon de miel entrevu par saint Jérôme à Jérusalem le soir de Pâques (Lc 24,42, vulg.), alors que saint Luc n’en parlait pas (Lc 24,42, gr.) ?

Cette explication est peu satisfaisante. Elle ne rend pas compte d’une autre singularité du regard ignatien. Il ne cite pas le pain dont parle saint Jean (Jn 21,9.13). Là où l’Évangile dit le pain, Ignace voit le miel. Sans mot dire, Ignace identifie le pain de Jésus et le miel de la Sagesse : « Venez à moi (…). Mon souvenir est plus suave que le miel, mon héritage plus doux qu’un rayon de miel » (Si 24,19-20).

Ignace cependant distingue soigneusement dans la contemplation le mystère évangélique et le travail de l’imagination chrétienne. Il parle de pieuse méditation à propos de l’âne et de la servante sur le chemin de Bethléem (ES 111) ou de l’apparition à Joseph d’Arimathie (ES 310). Mais Ignace sait aussi voir et regarder, écouter aussi ce que dit l’Écriture. Ce que dit l’Écriture, le mystère qu’elle annonce, les mystères qu’elle atteste. Ignace sait voir : vision imaginative et vision de l’imagination (ES 47) ou simplement voir, considérer encore et regarder, autant de termes qui n’indiquent pas seulement les facultés visuelles d’Ignace, mais, dans la lecture et l’audition de la parole, la capacité de prendre part à la scène, mieux, d’assister à l’événement, plus encore, de prendre part au mystère raconté, de communier aux personnes, au don de leur présence, à leur agir et à leur intimité. Ignace voit, donne de regarder ce que dit l’Écriture et ce qu’« elle tient pour dit » (ES 299), quand elle dit à chaque ligne la révélation, l’apparition des « choses cachées dès avant la création du monde » (Mt 13,35, avec Ps 78,2).

Comment cela se peut-il faire ? Comment contempler ce qui est dit, ou plutôt ce qui se dit dans l’Écriture ? Comment ? sinon en lisant l’Écriture dans l’Esprit qui l’a inspirée, en découvrant dans sa lettre le fondement vrai de l’histoire fidèlement racontée, le doigt de Dieu qui nous touche, le goût de l’Esprit, le fruit et le sens spirituel (ES 2). Le sens vivifiant donné par l’Esprit du Christ à la lettre qui en proclame et raconte l’Évangile est la source de la contemplation des Exercices. Il fait reconnaître, en chaque passage de l’Écriture tout entière, en chaque geste ou parole du Verbe incarné, toute la vérité du dessein divin, l’intégralité du récit total (Dei Verbum 12), le « Verbum consummans et abbreviatum » (cf. Is 10,22-23, vulg. ; rm 9,28, vulg.).

Voir le miel où l’Écriture dit le pain n’est pas faute de mémoire d’un lecteur distrait de la Vulgate, c’est acte de réminiscence pour qui voit et donne à voir en chacun des mystères la Personne même de Jésus. Le sens spirituel de l’unité de l’Écriture fait goûter le miel de la Sagesse dans le pain qui est l’Eucharistie du Verbe incarné (ES 306).

Cette exégèse spirituelle peut être dite tropologique ou anagogique, selon la compréhension reçue du titre des Exercices qui aident à « ordonner sa vie » (ES 21) pour en réformer les désordres moraux et pour l’orienter, l’élever à Dieu. Cette lecture spirituelle est mise en œuvre en chaque contemplation du récit donné par l’Esprit Saint de la vie du Fils de Dieu. L’Évangile inspiré dit la vérité que Jésus est en personne. Chaque pas du récit scripturaire dit et donne à voir et à entendre, à goûter et à toucher le Verbe incarné, le mystère de la Sagesse. S’en assimiler les mots, c’est communier au corps du Christ ; les négliger, « ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ » (saint Jérôme, cité en Dei Verbum 25). Le texte ignatien des mystères accompagne et rythme le récit évangélique de façon à laisser l’Esprit Saint conduire le regard et appliquer nos sens à la Personne de Jésus, l’Unique de Dieu.

Comment cela peut-il se faire ? comment l’exercitant se laisse-t-il ainsi guider, épouser par l’Esprit pour dévisager le Seigneur en chaque mot ou chaque état du Verbe ? comment est-il éduqué à recevoir sa présence, cachée dans la lettre, mais rayonnante en esprit et en vérité (ES 223) ? comment entrer dans ce regard simple donné sans cause comme la consolation spirituelle par excellence (ES 316 ; 224) ? comment recevoir cette amitié divine qui s’émerveille de la gloire répandue dans les Écritures et offerte à la contemplation (ES 224) ?

C’est dans la première apparition, l’apparition à la Vierge (ES 299), que les Exercices livrent la clé de cette herméneutique spirituelle. C’est à elle, l’Épouse dans l’Esprit, que le Verbe crucifié mais glorieux se manifeste « en corps et âme » (ES 219), en son immédiate présence, en toute intimité. C’est d’elle, la « Mère bénie » (ES 219), que le corps du Christ qui est l’Église, se reçoit dans l’Esprit (cf. ES 352 ; 365) en communion, comme sacrement de l’unité du genre humain avec Dieu (Lumen Gentium 1 et 48). L’Écriture ne le dit pas, mais elle « le tient pour dit » (ES 299) à qui voit ce qu’elle dit, le mystère du Verbe incarné, la personne du Christ, Jésus en personne.

C’est dans l’apparition à la Vierge que viennent au jour de la Gloire les théophanies et les attentes de toute l’Écriture. C’est dans le regard de la Vierge sur son Fils que l’humanité contemple en pleine lumière le secret de sa destinée filiale dans l’Esprit. « La première apparition est la sienne », souligne Ignace (ES 99) ; aucun regard de l’Église sur le Verbe fait lettre et chair n’aura jamais l’attention aimante de celui de la Vierge, ou plutôt tout regard porté par l’humanité sur celui qui la sauve pour Dieu, ne pourra jamais qu’emprunter et reprendre l’inimitable pénétration de la contemplation de Notre-Dame. La Vierge, Épouse du Verbe, est la Mère bénie de toute intelligence ecclésiale de son Fils ; elle enfante en sa béatitude notre intelligence spirituelle des Écritures. L’Écriture ne le dit pas. Elle le donne à voir, à entendre, à goûter et à toucher, affirme Ignace. Mais à son accoutumée, le génie de la discrétion ignatienne nous laisse découvrir la vérité fondatrice de l’histoire qu’il a fidèlement racontée (ES 2). Plus discrète encore, Notre-Dame, notre Mère, s’est retirée de la lettre de l’Évangile. Elle a laissé à ses enfants le temps et la liberté de l’entrevoir dans notre contemplation du Seigneur qui est Esprit.

Le mystère de la souffrance

La souffrance est un mystère. La souffrance est le mystère de Dieu.

Il était un homme malade et ruiné. Il sentait sa femme détachée de lui ; ses amis le couvraient de ridicule. Il s’appelait Job. Il était seul… et cet homme cherchait le pourquoi de sa souffrance. Il se tournait vers Dieu, lui demandait de rendre compte de sa misère.

Mais le Seigneur répondit à Job du sein de la tempête et dit :

Quel est celui qui obscurcit ainsi la Providence par des discours sans intelligence (…) ?

Je vais t’interroger et tu me répondras :

Où étais-tu quand je posais le fondement de la terre ? Dis-le, si tu as l’intelligence.

Qui en a déterminé la dimension

Qui a étendu sur elle le cordeau ? (…)

Qui a fermé la mer avec des portes,

lorsqu’elle sortit impétueuse du sein maternel,

quand je lui donnai les nuages pour vêtements

et pour langes d’épais brouillards,

quand je lui imposai ma loi

et que je lui dis : Tu viendras jusqu’ici, non au-delà, ici se brisera l’orgueil de tes flots ?

As-tu, depuis que tu existes, commandé au matin ?

As-tu indiqué sa place à l’aurore ?

(Jb 38,1-5 ; 8-12)

Le censeur du Tout-puissant veut-il encore plaider contre lui ?

Celui qui dispute avec Dieu peut-il répondre ?

Job répondit au Seigneur en disant :

Chétif que je suis, que lui répondrai-je ? J’adore et ne réplique plus. (…)

Je sais que tu peux tout et que tes desseins ne rencontrent point d’obstacles. (…)

Oui, j’ai parlé sans intelligence

de merveilles qui me dépassent et que j’ignore.

(Jb 40,3-4 ; 41,2-3)

La souffrance est un mystère.

J’adore et ne réplique plus.

Acceptant de ne plus poser à Dieu les questions qui insinuent la révolte, nous voici, dans la foi, introduits à une première certitude, un roc indéfectible, un dernier retranchement dans nos luttes… et nos défaites, une dernière et inconfusible espérance : une Providence mystérieuse mais indéfectible.

La souffrance est un mystère, car en elle se profile le mystère de Dieu.

Mes frères, une image s’impose à notre foi. Vous savez laquelle, et c’est dans le plus grand respect et la plus souveraine discrétion qu’il est permis de l’évoquer : la croix de Notre Seigneur Jésus.

Beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant

tant il était défiguré, son aspect n’étant plus celui d’un homme.

Devant lui, les hommes fermeront la bouche,

car ils verront ce qui ne leur avait pas été raconté

et ils apprendront ce qu’ils n’avaient jamais entendu :

Il n’avait ni forme ni beauté pour attirer nos regards,

ni apparence pour exciter notre amour.

Il était méprisé et abandonné des hommes.

Homme de douleurs et connaissant la souffrance

et un objet devant lequel on se couvre le visage.

Il était en butte au mépris.

Et nous n’avons fait de lui aucun cas.

(Is 52,14-53,3)

La souffrance est un mystère ; elle est le don de Dieu ; elle est le mystère de Dieu-même, qui a souffert et est mort de la mort de la croix.

Mes frères, regardons dans la foi la réalité du fait : Dieu souffre. Dieu meurt. Dieu est mort. Dans ses nerfs coule atroce et lancinant ce tiraillement affreux de la souffrance physique, celle-là que nous connaissons, qui irrite, énerve, affole et laisse pantelant, écrasé, disloqué.

Son isolement est définitif, l’échec de sa parole est trop palpable dans le décontenancement et le scandale de ses fidèles. C’est bien notre échec, celui que nous connaissons devant l’ingratitude du fils prodigue ou l’incompréhension de sa légèreté.

Ses amis sont loin : ils ont trahi, renié. Le peuple auquel il s’était voué l’a rejeté. Amertume immense dans notre bouche aux soirs de défaite et d’humiliation, politique… ou familiale. Dieu souffre. Dieu meurt. La mort, la nôtre, brutale toujours et toujours inattendue, toujours misérable… Dieu est mort.

Le mystère de la souffrance est le fait de Dieu. C’est l’affaire de Dieu, l’affaire de la charité qui est Dieu.

Une lumière ici traverse notre nuit : il est donc possible de souffrir et de continuer à aimer… on peut souffrir sans cette crispation révoltée qui nous coupe si sauvagement, nous emmure et nous enlise dans le désespoir. On peut souffrir sans crier son angoisse à plein gosier comme un fou, sans perdre son énergie et sans détruire l’Espérance.

On le maltraite et lui se soumet à la souffrance

et n’ouvre pas la bouche.

Semblable à l’agneau qu’on mène à la tuerie

et à la brebis muette devant ceux qui la tondent,

il n’ouvre pas la bouche.

(Is 53,7-8)

Dieu souffre sans cesser d’être Dieu et donc sans cesser d’aimer. Il est donc possible de souffrir et de continuer à aimer …

Mais si nous pouvons encore aimer, rien n’est déjà perdu. Nous sommes perdus, mais rien n’est perdu ; et rien ne le sera.

Dieu meurt sans cesser d’être Dieu. Dieu meurt sans cesser de vivre. Le Christ est ressuscité le troisième jour.

Celui qui est mort de notre mort, c’est lui-même qu’aujourd’hui nous invoquons comme notre Seigneur. Présent au milieu de nous, il vit.

Mes frères,

croire à la présence eucharistique du Christ, c’est confesser qu’il vit, c’est donc proclamer que celui qui était mort est ressuscité, mais alors c’est Dieu, la charité qui l’emporte sur la mort. C’est être sûr que l’Amour en tout cas est le plus fort. Si le Christ n’est pas ressuscité, vaine est notre foi, mais s’il vit, la mort et la souffrance ont été un jour dépassées.

Un jour, oui un jour, mais un jour qui est aujourd’hui comme tous les siècles, car le Christ, le supplicié du calvaire, vit aujourd’hui comme dans tous les siècles.

Mes frères,

qui est un avec le Christ est, lui aussi, plus fort que la mort, plus fort que la souffrance.

On peut souffrir et aimer ; on peut souffrir et par l’amour être plus fort que la souffrance.

Triomphe caché, bien sûr, dans la tranquillité d’une chambre de malade qui renaît à la paix et se remet à sourire… pour faire plaisir aux autres.

Victoire discrète de la maman qui fait bon accueil au fils prodigue qui lui a martelé le cœur, ou du mari qui ouvre les bras et pardonne.

Victoire cachée mais décisive.

La nouvelle s’en est répandue partout, la bonne nouvelle a été partout diffusée.

Un homme a vaincu la souffrance et la mort. Partout a été prêché l’Évangile de Jésus ressuscité et partout ceux qui souffrent et meurent ont à espérer encore. Parce qu’il est mort, le Christ est source de confiance et de joie.

Dans le sanatorium, un malade, un vrai : ses cavernes étaient nombreuses. Il a accédé à la paix et à l’amour : et tous se précipitent, car tous ont perçu la sincérité sans reprise, la parfaite générosité d’un pareil… accueil. Tous devinent que cette joie qui éclate en cet homme aux poumons déchirés est une joie qui le dépasse et vient d’en haut.

Cet homme, en sa souffrance, rayonne et témoigne : il console et il fortifie…

De sa souffrance, sa charité fait jaillir la joie des autres ; son amour en fait l’instrument de la joie.

On peut souffrir et aimer, aimer plus qu’on ne souffre et aimer jusqu’à la joie… sans cesser de souffrir.

La souffrance est un mystère, est le mystère de Dieu. Mystère d’une incompréhensible Providence, mais aussi secret de la vivante Présence de celui qui est mort et ressuscité, mystère du cœur chrétien qui, avec le Maître, aime plus qu’il ne souffre et avec lui donne au monde la paix.

Notes de bas de page

  • 1 Les Statuts de l’I.E.T. en indiquent les conséquences méthodologiques : « L’Écriture nous livre l’expression originaire de la révélation du Père accomplie en Jésus de Nazareth, et dont le Saint Esprit nous donne de discerner le sens. L’Écriture nous est livrée par la Tradition. “Pour voir clairement ce que Dieu lui-même communique” dans cette Écriture, le théologien recherche d’abord “ce que les auteurs sacrés ont vraiment voulu dire et ce qu’il a plu à Dieu de faire passer par leurs paroles” (Dei Verbum 12) ; l’Écriture est, de surcroît, normative de la foi de l’Église dans sa formulation au cours de l’histoire ; elle manifeste le principe de l’agir chrétien dans le monde et propose à l’homme, en le révélant à lui-même, la loi d’un comportement animé par la charité ; elle suscite la prière contemplative et la mission comme signes de l’espérance eschatologique du monde à venir pour les croyants et pour tous les hommes » (Statuts particuliers de l’Institut d’Études Théologiques, « Introduction », cité par A. Chapelle, « Une institution théologique », dans À l’école de la théologie, coll. Institut d’Études Théologiques, 22, Bruxelles, Lessius, 2013 [à paraître]).

  • 2 A. Chapelle, « Une institution théologique », op. cit. n. 1.

  • 3 Dans le grand auditorium de l’Institut d’Études Théologiques où se déroulent les séances générales des séminaires, est installée une statue en pied du Christ, sur le piédestal de laquelle ont été gravées les paroles tirées d’Isaïe et de Luc — en hébreu et en grec — que commente ici A. Chapelle. Cette sculpture est l’œuvre de Martine Sonnet (ndr).

  • 4 Origène, Homélies sur Saint Luc, 32, 6, SC 87, p. 393.

  • 5 Ibid., 32, 2, SC 87, p. 387.

  • 6 « Pas un iota, pas le moindre trait ne passera de la Loi que tout ne soit arrivé » (Mt 5,18).

  • 7 Cette parole est citée par P. Beauchamp au début de son article « Sens de l’Écriture », dans J.-Y. Lacoste (dir.), Dictionnaire critique de Théologie, Paris, PUF, 1998, p. 1083.

  • 8 Cf. H. de Lubac, « L’allégorie, sens de la foi », dans Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 1, 2, Paris, Aubier, 1959, p. 489s.

  • 9 P. Beauchamp, Psaumes nuit et jour, Paris, Seuil, 1980, p. 34.

  • 10 Ibid., p. 37.

  • 11 Ignace de Loyola, Exercices spirituels (désormais ES), n. 306, 3.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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