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Y. Simoens: «Croire pour aimer. Les trois lettres de Jean». À propos d'un livre récent

À propos d’un livre récent*

Michel Fédou s.j.

« Ces choses, nous (les) écrivons, nous, pour que notre joie soit accomplie » (1 Jn 1,4) : ainsi s’exprime l’auteur de la première lettre de Jean. Or, au terme de son livre, Y. Simoens termine lui-même par la mention de la joie : une joie nourrie par la lecture du corpus johannique et qui, dit-il, « se trouve accomplie grâce au partage de ses fruits » (p. 320). De fait, il y a bien partage des fruits ; le lecteur reçoit beaucoup à travers le livre, et il peut à son tour connaître la joie. Quel est donc le secret de cette joie qui se transmet de l’auteur des lettres à ses destinataires de jadis, puis à son interprète d’aujourd’hui, puis aux lecteurs que nous sommes nous-mêmes ?

La joie, en l’occurrence, ne se reçoit pas sans prix. Il faut du temps pour lire l’ouvrage d’Y. Simoens. Le théologien, toujours trop pressé d’en arriver aux synthèses, doit accepter de cheminer lentement, de suivre pas à pas les analyses de chaque verset ou même de chaque mot, d’oublier les traductions auxquelles il est habitué pour retrouver le texte dans sa littéralité ; il doit accepter de travailler lui-même, car les explications fournies par l’auteur nécessitent un contact personnel du lecteur avec le texte johannique et son propre engagement dans la recherche du sens. Mais peu à peu des lignes se dessinent, le texte des épîtres dévoile des richesses insoupçonnées, le lecteur s’ouvre de plus en plus à la profondeur du corpus ici étudié ; il en perçoit aussi les harmoniques et résonances multiples, bénéficiant non seulement des analyses proposées par l’auteur mais aussi des références de celui-ci à la tradition ultérieure (en particulier au fameux commentaire d’Augustin sur la première épître de Jean), ainsi que de citations empruntées à des écrivains comme Marcel Proust, François Mauriac ou Julien Green. Surtout, l’itinéraire proposé donne véritablement accès à une intelligence théologique des lettres johanniques — et cela jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la lecture de la troisième lettre de Jean, dont Y. Simoens nous montre que, tout en étant « l’écrit le plus court du Nouveau Testament », elle « recèle le trésor de la révélation biblique » (p. 319).

Plusieurs clés de lecture sont données dès l’avant-propos. D’abord celle-ci : les lettres représentent surtout « le pôle sapientiel du corpus johannique », tandis que l’évangile de Jean correspond davantage à la reprise de la Torah dans l’enseignement de Jésus et que l’Apocalypse s’inscrit plutôt dans la veine prophétique (p. 9). Puis cette autre clé : la première épître de Jean apparaît comme « une actualisation du Discours de la Cène à des fins concrètes de la vie en communauté » (p. 13) ; de fait, les lettres ont été composées dans des situations historiques où les communautés chrétiennes étaient soumises à un certain nombre d’épreuves (soit des épreuves liées à des comportements au sein de ces communautés, soit des épreuves liées à l’introduction de doctrines erronées, soit encore des épreuves occasionnées par les menaces de persécution) ; l’auteur des lettres reprenait donc et actualisait le Discours de Jésus pendant et après la Cène, enseignant aux disciples la manière dont ils devaient vivre, dans ces situations mêmes, leur condition d’« enfants de Dieu ». D’autres clés importantes sont données dès l’avant-propos, notamment la référence — essentielle selon Y. Simoens — au thème biblique de l’Alliance (j’aurai l’occasion d’y revenir plus loin).

La diversité et la richesse des sujets abordés dans ce Commentaire ne me permettent évidemment pas de reprendre tous les points qui le mériteraient. Je voudrais plutôt rassembler mes réflexions autour de deux questions majeures, particulièrement intéressantes pour le théologien : d’une part, que peut-on recueillir des lettres johanniques sur ce qui est l’objet même de la foi chrétienne ? (en d’autres termes, comment préciser l’apport de ces lettres à ce que nous appelons aujourd’hui la « théologie dogmatique » ?) ; d’autre part, étant donné l’importance qu’Y. Simoens reconnaît aux versets johanniques sur le commandement à la fois « nouveau » et « ancien », comment comprendre cette relation du « nouveau » et de l’« ancien » ? Comment comprendre, plus largement, la relation des deux Testaments, et quels en sont les enjeux pour l’interprétation des lettres johanniques comme pour la théologie chrétienne en son ensemble ?

La foi de la communauté

S’il est vrai que la première épître de Jean récapitule et actualise l’enseignement de Jésus dans le Discours de la Cène, il importe d’en recueillir d’abord des affirmations fondamentales sur la foi de la communauté johannique.

La moisson est d’une exceptionnelle richesse, et cela dès les premiers versets qui sont d’une très grande portée pour une théologie de l’Incarnation. On sait le réalisme avec lequel l’auteur de l’épître évoque la « parole de la vie » : ce Logos n’est pas seulement un message, il est une Personne que l’on a entendue, vue, et même « palpée » de ses mains. On mesure ici tout l’écart entre la littérature johannique et les gnoses qui, dès la fin du Ier siècle, tendaient à distendre le lien entre le Logos et la personne de Jésus — ces « gnoses au nom menteur » dont saint Irénée réfuterait bientôt les thèses. Mais deux autres points retiennent l’attention dans le commentaire de ces premiers versets. D’abord l’exégèse des mots « de commencement » (ap’archès : « Ce qui était de commencement, ce que nous avons entendu… ») : comme dans le prologue de l’évangile, ces mots se réfèrent « à l’origine absolue, au “commencement” de la Genèse et même avant » (p. 29) ; l’affirmation, étayée par la référence à Pr 8 et Si 24, ainsi qu’au « commencement » du premier verset de la Genèse, signifie que l’auteur de l’épître n’a pas seulement en vue le commencement de la vie de Jésus en notre humanité mais aussi l’origine du Logos de vie en Dieu même : une christologie, si soucieuse soit-elle de s’intéresser à l’histoire de Jésus parmi nous, ne pourra donc pas renoncer à penser ce qu’on appelle traditionnellement la « préexistence » du Logos. L’autre point à retenir est que l’exégèse ici proposée met fortement l’accent sur le lien des croyants à Jésus : par son attention à l’usage du pronom « nous » et à d’autres expressions non moins significatives, elle souligne que « Jésus ne se réserve rien » mais « n’a de cesse de communiquer aux disciples, comme seul il peut le faire, ce qui le caractérise, jusqu’à sa propre identité » (p. 24). L’Incarnation n’est donc pas simplement un mystère à contempler : le témoignage qui lui est rendu implique que les croyants sont eux-mêmes pris dans ce mystère, la « vie éternelle » ne restant pas seulement la propriété du Fils mais devenant elle-même le bien des disciples. « Pas de Jésus sans croyants », écrit Y. Simoens (p. 24) — ce qui induit qu’une ecclésiologie est d’emblée impliquée par la christologie de l’épître.

À cet énoncé de l’Incarnation avec toutes ses harmoniques s’ajoute, en plusieurs endroits de l’épître, l’évocation du mystère pascal. Cela dès 1,7 : « le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché » (la mort du Christ est ici mentionnée comme remède au péché ; comme Y. Simoens le note à juste titre, « le péché n’est évoqué que dans l’acte où il est pardonné » — ce qui ferme la voie à toute interprétation culpabilisante). Le mystère pascal est surtout évoqué dans le passage fondamental de 5,6-7 : « Celui-ci est celui qui vint à travers eau et sang : Jésus-Christ, non dans l’eau seulement, mais dans l’eau et le sang. Et l’Esprit est celui qui témoigne, parce que l’Esprit est la vérité : parce que trois ils sont, ceux qui témoignent : l’Esprit et l’eau et le sang, et les trois sont un ». Y. Simoens relève ici l’allusion au baptême de Jésus et à l’épisode du côté transpercé, ainsi que les harmoniques sacramentelles dans la vie de l’Église (baptême et eucharistie) ; il relève surtout l’importance ici donnée au témoignage (marturia) ; ce témoignage, qui, ailleurs, est d’abord attribué au Christ (Ap 1,5) ou aux croyants eux-mêmes dans le procès intenté par le « monde » (au sens négatif de ce mot), est d’abord attribué, ici, à l’Esprit (p. 217) : c’est l’Esprit qui était à l’œuvre dans le témoignage rendu par Jésus lors du baptême et à l’heure de la croix, c’est lui encore qui est à l’œuvre là où des croyants sont aujourd’hui même en position de « témoins » dans le procès qui peut leur être intenté. Ici se vérifie encore ce qui était dit de l’Incarnation : le mystère pascal n’est pas simplement un mystère à contempler, les croyants y sont eux-mêmes impliqués à la mesure de leur habitation par l’Esprit.

La première épître de Jean ne revient pas sur les actions opérées par Jésus durant son ministère, mais reconduit ainsi aux deux mystères fondamentaux que sont l’Incarnation et le mystère pascal — deux mystères qui eux-mêmes n’en font qu’un, car il s’agit dans un cas comme dans l’autre de la « vie éternelle » (cf. 1,2 et 5,11) : cette vie qui s’est manifestée dans la Parole faite chair, c’est celle-là même qui se manifeste dans le témoignage de l’eau et du sang, c’est elle encore qui se communique au croyant dans le présent de la communauté. Cette reductio in mysterium, proprement vertigineuse, est inséparablement révélation trinitaire. Sans doute faut-il considérer comme une glose ultérieure l’expression qu’on lit dans la Vulgate en 5,7-8 : « Parce que trois, ils sont, ceux qui témoignent dans le ciel : le Père, le Verbe et l’Esprit Saint, et ces trois sont un ; et trois sont ceux qui témoignent sur la terre : l’Esprit et l’eau et le sang, et les trois vers l’un, ils sont » (p. 217)1. Il reste que la première épître de Jean, à la mesure de sa reductio in mysterium, est l’un des écrits néo-testamentaires qui ouvrent le plus à la révélation de ce qu’on appellera plus tard la Trinité. Et cela, tout d’abord, par l’insistance sur la filiation divine de Jésus : « Qui est le menteur sinon celui qui nie : Jésus n’est pas le Christ ? Celui-ci est l’Antichrist, celui qui nie le Père et le Fils. Quiconque nie le Fils n’a pas non plus le Père. Celui qui confesse le Fils a aussi le Père » (2,22-23). Ici de nouveau, la relation du Fils et du Père ne donne pas lieu à une spéculation extérieure (comme il arrivera parfois dans certains développements de la théologie trinitaire) : la formule « Confesser le Fils c’est avoir le Père » souligne avec force que la confession du Fils est, comme telle, l’événement de devenir soi-même fils, et donc de communiquer à son tour la vie ainsi reçue (cf. p. 109-110). C’est ce qui est redit autrement à propos du discernement des esprits : « tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n’est pas de Dieu » (1 Jn 4,2-3) : la confession de foi atteste l’appartenance à la vie même de Dieu. Or cette vie se définit par l’agapè : c’est donc l’amour mutuel des frères qui à la fois révèle et en quelque sorte actualise la vie de Dieu — ou qui la révèle en l’actualisant — selon le fameux passage du chapitre 4 : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui » (1 Jn 4, 7-9). Ici se dévoilent, du même mouvement, l’itinéraire de la communauté (qui doit « croire pour aimer », selon le beau titre de l’ouvrage) et sa fondation dans l’être même de Dieu qui est amour — qui « n’est qu’amour », comme disait volontiers le Père François Varillon. La relation du Père au Fils se définit donc tout entière comme relation de Celui qui aime à Celui qui est aimé (et réciproquement) — et comme l’amour ne se replie jamais sur lui-même mais cherche toujours à se communiquer davantage, cette relation entre le Père et le Fils est elle-même orientée vers les croyants qui en sont bénéficiaires et qui sont appelés à s’aimer eux-mêmes de l’amour de Dieu. Tel est l’amour dans son accomplissement — ou, selon la traduction d’Y. Simoens, l’amour « parachevé » (1 Jn 4, 17-18). Peu importe que l’Esprit soit peu nommé, ou plutôt, sa discrétion même est significative ; il est tout de même nommé dans ce même passage du chapitre 4 : « À ceci nous reconnaissons que nous demeurons en Lui et Lui en nous : c’est qu’il nous a donné de son Esprit » (1 Jn 4, 13) ; l’Esprit est Celui qui ne cesse d’œuvrer invisiblement pour que la vie de Dieu habite les croyants. On comprend ainsi que, depuis Augustin jadis jusqu’à un théologien contemporain comme Eberhard Jüngel2, la première épître de Jean ait été reconnue comme l’un des textes fondateurs de la théologie trinitaire. Mais il l’est d’une manière telle que celle-ci ne peut pas faire l’objet d’une spéculation indépendante de l’existence croyante et, plus précisément, de la pratique de l’agapè telle qu’elle doit être vécue au sein de la communauté.

Cette dernière remarque suffirait, si besoin était, à mettre en garde contre une possible banalisation de l’enseignement johannique. Comment la révélation « Dieu est amour » pourrait-elle prêter à une telle banalisation si elle est en fait inséparable de l’exigence adressée à la communauté qui confesse le Christ — l’exigence de vivre de la vie même de Dieu ? D’autant plus que cette exigence est à vivre malgré ou à travers les épreuves subies par cette communauté : le contexte des épîtres johanniques est, ne l’oublions pas, celui d’un monde où le christianisme est soupçonné, contesté, parfois même persécuté. Mais je retiens surtout ce que dit Y. Simoens à propos de la révélation concernant l’eau et le sang : « La manière traditionnelle de conjurer l’affadissement inévitable d’une telle révélation par l’usure des siècles a toujours consisté en la plongée du Nouveau Testament dans son épaisseur vétéro-testamentaire » (p. 221). Prenant acte de cette conviction, je voudrais souligner combien la lecture proposée par Y. Simoens bénéficie de cette attention à l’Ancien Testament et jette par là même de précieuses lumières sur le sens et la portée des épîtres johanniques.

Le nouveau et l’ancien

C’est en effet l’un des apports fondamentaux de l’ouvrage que de mettre en évidence le rapport des épîtres johanniques à l’Ancien Testament. Cet apport ne va pas de soi, dans la mesure où ces épîtres ne contiennent que de rares renvois explicites à l’Ancien Testament (p. 256). Cependant, lorsque la 1ère épître mentionne le « commandement nouveau » (à la suite de Jn 13,34), elle précise : « ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, mais un commandement ancien, que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c’est un commandement nouveau que je vous écris » (1 Jn 2,7-8 ; trad. BJ) ; et dans la 2e épître de Jean on lit : « bien que ce ne soit pas un commandement nouveau que je t’écris mais celui que nous possédons depuis le début, je te demande de nous aimer les uns les autres » (2 Jn 5 ; trad. BJ). Il ressort de ces textes que le commandement nouveau ne peut être pensé sans référence à la Torah et à l’alliance ; mais comment comprendre cela ?

Une première réponse nous est ici donnée : le langage des épîtres implique, comme le dit Y. Simoens, « un rapport d’accomplissement, dans le Christ et dans les croyants chrétiens, des caractéristiques de la nouvelle alliance selon Jr 31,31-34 et Ez 36,22-32 » (p. 256) : « je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur » (Jr 31,33), « je vous donnerai un cœur nouveau et je vous donnerai un cœur de chair » (Ez 36,26). Le commandement nouveau dont parlent les épîtres johanniques accomplit donc la promesse de cette nouvelle alliance qu’annonçaient les prophètes.

Mais il y a plus car, précisément, ces épîtres ne se contentent pas de situer implicitement le commandement nouveau par rapport à la promesse de la nouvelle alliance : ce commandement nouveau est lui-même présenté comme un commandement ancien. Il faut donc remonter plus loin vers le commencement ; contre la gnose qui, en cette fin du Ier siècle, était tentée de dissocier l’ancien et le nouveau, l’ordre de la création et l’ordre du salut, il s’agit de reconnaître comment le commandement nouveau est ancien tout en étant nouveau. Or puisque le contenu du commandement est d’aimer son frère et de s’aimer les uns les autres (1 Jn 2,10 ; 4,21 ; 5,2-3 ; 2 Jn 5), le commandement ancien, écrit Y. Simoens, « ne peut qu’être de l’ordre, dans l’humain originel de la création et de l’alliance historique entre Yhwh et son peuple, de s’aimer comme le Christ a aimé » (p. 72-73). Que les épîtres johanniques pensent bien, ici, aux premières pages de la Genèse, c’est ce que suggère en creux la référence à Caïn : s’aimer les uns les autres, c’est faire le contraire de ce qu’a fait Caïn en égorgeant son frère (1 Jn 3, 11-12). Le commandement de l’amour mutuel est antérieur à Caïn et, comme le montre remarquablement Y. Simoens, renvoie en fait à la première parole de commandement que Dieu ait donnée à l’homme — une parole qui doit être entendue « dans l’amour et en vue de l’amour » (p. 73). Il renvoie aussi, plus précisément encore, à la première parole d’alliance que Dieu prononce en Gn 2, 23-24, à propos de la relation entre l’homme et la femme ; cette référence devient plus manifeste encore dans la deuxième épître de Jean, que le « presbytre » adresse à la « Dame élue et à ses enfants » : Y. Simoens souligne la portée symbolique de cette « Dame » qui figure l’Église johannique et, rappelant la formule de Paul Beauchamp : « l’alliance nouvelle est plus ancienne que l’ancienne », écrit à son tour que « le commandement nouveau est plus ancien que l’ancien parce qu’à son tour il remonte à la relation originelle de l’homme et de la femme (…) Le commandement nouveau est plus ancien que toute loi, parce qu’il est “de commencement”. Il exprime la relation originelle de l’homme et de la femme en Dieu créateur » (…) ; ainsi, conclut Y. Simoens, « l’amour mutuel s’offre à comprendre comme ce qui régit toute relation humaine dans le monde, la société et l’histoire, à la lumière de la relation originaire de l’homme et de la femme créés lieu de la présence du Dieu créateur » (p. 279). De telles considérations apportent une justification de poids à la formule de Maurice Bogaert (citée dans l’avant-propos, p. 10) selon laquelle la première épître est « le Cantique des cantiques du Nouveau Testament ». Quoi qu’il en soit de cette formule, le commandement est bien, tout à la fois, ancien et nouveau. Il est nouveau, à la mesure de la nouveauté apportée par le don du Christ ; mais cette nouveauté est de l’ordre d’un accomplissement : elle ne peut donc pas se dire sans référence au commandement ancien puisque c’est ce commandement même que le Christ a accompli jusqu’au bout et dont la communauté doit à son tour témoigner par l’amour mutuel.

Il faudrait souligner que la lecture ainsi proposée a pour Y. Simoens une portée qui déborde de loin la seule littérature johannique : ce qui est en cause, écrit-il, c’est « une conversion, personnelle et communautaire, de l’intérieur de l’Église, pour retrouver, dans l’articulation entre l’Ancien et le Nouveau Testament, le principe de toute théologie et de toute spiritualité chrétienne possible » (p. 260). Je ne peux que souscrire à ces lignes, par lesquelles Y. Simoens reformule très exactement une intuition centrale de l’exégèse patristique — même s’il la met en œuvre de façon nouvelle, avec toutes les ressources actuelles de la discipline exégétique. Mais pour en rester aux épîtres johanniques il me paraît utile de souligner deux enjeux particulièrement importants de la relation ici explorée entre ces épîtres et l’Ancien Testament.

Le premier enjeu, auquel j’ai déjà fait allusion, est dans l’affirmation d’un lien intime entre création et salut. Articuler ainsi l’ancien et le nouveau, c’était évidemment nécessaire dans le contexte historique de la gnose naissante ; cela le serait à plus forte raison dans les décennies suivantes où se développeraient les « gnoses au nom menteur » — ces courants qu’Irénée allait justement réfuter dans son Adversus haereses si fortement imprégné par la théologie johannique (rappelons-nous d’ailleurs qu’Irénée disait avoir connu Polycarpe qui lui-même avait été auditeur de Jean3). Mais l’enjeu n’était pas seulement lié au contexte, il était intrinsèque à la foi chrétienne ; le livre d’Y. Simoens aide précisément à s’en convaincre. La première épître de Jean souligne certes la nouveauté de l’œuvre accomplie par le Christ, elle qui le présente comme « victime de propitiation pour nos péchés » (1 Jn 2,2) et qui invoque le témoignage de son « sang » (1 Jn 5,6). Mais ce salut n’apparaît pas comme la rédemption d’un monde en lui-même mauvais (même si le mot « monde » est parfois pris dans ce sens). Il est le don de ce que Dieu voulait dès le commencement : la vie de l’humanité. Les énoncés sur le péché sont ainsi situés à leur juste place : comme le dit Y. Simoens, ils ont un caractère « second » (p. 61) et sont à comprendre « sur fond d’innocence originelle, de mal sur fond de bien, de ténèbre sur fond de lumière inaliénable » (ibid.). C’est là une insistance majeure de l’ouvrage, et pleinement justifiée : contrairement à ce que laissent penser les oppositions johanniques du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, toute interprétation dualiste doit être rigoureusement écartée ; non seulement la responsabilité du péché renvoie à un mystérieux « Antichrist » ou au « diable » (ce qui, sans excuser ce péché, évite de faire porter sur les hommes la responsabilité ultime de ce qui est commis contre Dieu), mais ce diable ne peut pas avoir le dernier mot dès lors que le Fils de Dieu est venu pour détruire ses œuvres (1 Jn 3,8). La communauté reçoit l’assurance que la vie éternelle est déjà donnée aux croyants (p. 147) ; certes le mal continue d’œuvrer dans le monde, mais, en dépit de sa coexistence avec la vraie vie, il ne peut l’emporter au terme puisqu’il n’a aucune prise sur le Fils (1 Jn 5,18), en sorte que, par celui-ci, l’accomplissement du dessein originel de Dieu est devenu à nouveau possible. La relation des deux Testaments désigne par elle-même ce lien intime de la création et du salut.

Le second enjeu concerne l’interprétation de la différence entre les « enfants de Dieu » et les autres. Ici non plus le langage johannique ne doit pas induire une opposition dualiste ; Y. Simoens conteste à juste titre qu’on puisse reconnaître là un cloisonnement entre des groupes sociologiques qui s’opposeraient dans l’histoire de l’humanité (cf. p. 141). L’attention au verset « Qui aime son frère demeure dans la lumière » (1 Jn 2,10) le conduit bien plutôt à écrire : « Le Juif ou le non-Juif qui aime son prochain, sans appartenir à l’Église institutionnelle, peut être plus conforme au Christ que le chrétien qui se prétend tel sans vivre l’amour mutuel. Réciproquement, le chrétien qui n’aime pas atteste par ses actes qu’il n’appartient pas à la vigne véritable qu’est le Christ et relève plutôt du “monde” au sens négatif du terme, c’est-à-dire au sens d’une humanité dominée par l’incrédulité à l’égard du Christ. Des Juifs et toute personne qui traduit l’amour mutuel en actes d’authentique solidarité relèvent ainsi plus “du Christ” que beaucoup de chrétiens sociologiques » (p. 80). Or cette perspective, que saint Augustin développait à sa manière dans La Cité de Dieu (cf. p. 51), trouve un appui essentiel si on la relie à ce qu’Y. Simoens écrit par ailleurs sur le commandement ancien et nouveau. Dans la mesure même où le commandement nouveau est en même temps ancien, dans la mesure où il renvoie à la parole originelle de Dieu à l’adresse de tout homme (telle que l’évoquent les premiers chapitres de la Genèse), dans la mesure donc où l’exigence d’aimer son frère et de s’aimer mutuellement est inscrite dans la conscience élémentaire de chacun, alors le langage johannique doit être en effet entendu dans la ligne évoquée à l’instant : d’une part des membres de la communauté risquent toujours de manquer à l’amour et, ce faisant, de transgresser le commandement dont la communauté chrétienne doit pourtant témoigner ; et d’autre part rien n’exclut, de soi, que d’autres hommes, qui ne font pas partie de cette communauté, puissent effectivement répondre à l’exigence intérieure de ce commandement d’aimer. La relation des deux Testaments contribue là encore à fonder le dépassement de tout dualisme. Du fait même que le commandement de l’amour mutuel est ancien et nouveau, il dit du même mouvement la vocation spécifique de la communauté chrétienne (témoignant de la nouveauté apportée par le Christ) et l’exigence qui incombe à cette communauté d’espérer pour tout être humain (dès lors que le commandement d’aimer est inscrit depuis le commencement dans la conscience de l’humanité).

Telles sont les quelques réflexions que m’a inspirées le beau livre d’Y. Simoens. Je voudrais les conclure par un petit épilogue patristique qui m’est venu à l’esprit à la lecture des vingt-cinq dernières pages, consacrées à la troisième lettre de Jean. Cette lettre est adressée à un certain Gaïus : « Le presbytre, à Gaïus, le bien-aimé que, moi, j’aime dans (la) vérité » (3 Jn 1). Or, parmi les lettres de l’auteur connu sous le nom de Denys l’Aréopagite, certaines — les quatre premières — sont également adressées à un certain Gaïus. Il m’apparaît avec évidence que l’auteur du corpus dionysien (dont on souligne à juste titre qu’il a voulu se faire passer pour l’un des auditeurs de Paul à l’aréopage d’Athènes) a voulu aussi se faire passer, implicitement, pour le fameux « presbytre » qui écrivit jadis à Gaïus. J’ai conscience, en disant cela, d’aggraver encore le cas de cet auteur des ve-vie siècles, dont on savait déjà qu’il avait trompé son lecteur en se présentant comme un disciple de Paul, et dont j’ajoute maintenant qu’il a aussi pris la position du « presbytre » dans la troisième lettre johannique ! Mais ma remarque attire plutôt l’attention sur un point qui est tout à l’honneur de l’Aréopagite : si influencé qu’il ait été par le néoplatonisme, il entendait aussi s’inscrire dans l’héritage de la théologie johannique. La lettre I de Denys à Gaïus s’ouvre en tout cas par ces mots : « La ténèbre est invisible à la lumière, et d’autant plus invisible que la lumière est plus forte4 » : quoi de plus johannique, non seulement par la reprise de l’opposition lumière-ténèbre, mais surtout par l’affirmation que la lumière est « plus forte » que la ténèbre (ce qui exclut tout dualisme) ? L’attachement de Denys à la tradition johannique se marque plus explicitement encore dans sa lettre X, adressée « à Jean, théologien, apôtre et évangéliste, en exil dans l’île de Patmos »5. Cette lettre X est sans doute l’un des plus beaux hommages qui aient été jamais rendus à l’auteur des épîtres johanniques. Denys salue Jean dans les termes mêmes où Jean saluait ses destinataires ; il s’adresse à lui comme à un homme que sa fidélité au Christ a contraint à l’exil de Patmos, il sait les épreuves que sa communauté endure (« je ne suis pas assez fou, dit-il, pour imaginer que vous ne soyez accablé d’aucune souffrance »), mais il affirme aussi sa conviction que les « amis de Dieu » anticipent dès maintenant la vie future ; et il ajoute : « Pour nous, rien ne saurait nous ravir le rayonnement pleinement lumineux de Jean. Pour l’instant nous vivons en nous remémorant la vérité de tes enseignements théologiques »6.

Il faut remercier Yves Simoens de nous aider lui-même à nous remémorer l’enseignement des épîtres johanniques — pour sa joie sans doute, mais aussi pour celle de ses lecteurs.

Notes de bas de page

  • * Simoens Y. Croire pour aimer. Les trois lettres de Jean. Une interprétation. Une traduction, Paris, Éd. Facultés Jésuites de Paris, 2011, 16x25, 320 p., 35 €. ISBN 978-2-84847-023-8. Ce texte est celui d’une intervention qui a été donnée le 18 janvier 2012 au Centre Sèvres — Facultés jésuites de Paris. Les références dans le corps du texte renvoient, soit au volume principal de cet ouvrage (Une interprétation), soit à des passages de l’Écriture elle-même (pour les lettres de Jean nous suivons, selon les cas, le texte de la Bible de Jérusalem ou la traduction littérale de l’auteur dans son volume Une traduction ; le lecteur devra se reporter à ce dernier volume pour toute analyse précise des versets).

  • 1 Les mots en italiques sont ceux qui ont dû être ajoutés par la suite.

  • 2 Cf. Augustin, Commentaire de la première épître de S. Jean, trad. P. Agaësse, coll. Sources Chrétiennes 75, Paris, Cerf, 1961 ; E. Jüngel, Dieu mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, trad. de l’allemand, Paris, Cerf, 1983.

  • 3 Cf. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, III, 3, 4 ; trad. A. Rousseau, Paris, Cerf, 1984, p. 281.

  • 4 Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1943, p. 327.

  • 5 Denys, ici, ne se fait plus implicitement passer pour le « presbytre » qui écrivit la troisième lettre johannique : comme s’il était conscient de son audace précédente, il revient en arrière et se contente de se présenter comme un correspondant de l’apôtre.

  • 6 Ibid., p. 360-361.

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