Nous ne pouvons pas dire dans quelle mesure l'originalité de l'approche peut satisfaire les expert de la pensée bernardienne. Ceux-ci auront peut-être du mal à suivre l'A. lorsqu'il saisit les influences claires et nettes du premier abbé de Clairvaux dans des oeuvres et réalisations qui émanent de l'ordre cistercien dans son ensemble. Sans rentrer dans un tel débat, qui a beaucoup d'intérêt mais n'est pas de notre compétence, relevons ce que l'ouvrage peut offrir à tous ceux qui se soucient de l'esthétique théologique.
Lia met en exergue dès les premières pages un principe décisif de l'esthétique de Bernard: la connaissance de Dieu n'est pas à proprement parler le fait de l'esprit, mais des sens spirituels, et c'est pourquoi elle est une expérience. L'incarnation du Verbe est la source et l'attestation d'une telle expérience. En elle, tous les sens donnés à l'homme pour recevoir le monde lui sont rendus « sensibles » à la venue du Verbe dans le monde. Il s'ensuit que l'itinéraire de la ratio humaine vers Dieu n'a rien de cérébral, mais suit plutôt les voies de la sagesse (sapientia): d'une saveur, d'un goût de plus en plus accentué au fur et à mesure que, dans la progression des degrés de la connaissance, celle-ci s'éloigne de l'immédiateté des sens. C'est que «l'affinement de la sensibilité croyante ne renie pas sa dette envers les sens» (p. 94), mais s'en sert jusque dans l'articulation de son discours théologique.
La première partie de l'ouvrage a pour objet la « vision de Bernard » (entendant par là non pas une construction théologique, mais la perception d'un monde ordonné par la révélation divine qui se donne à voir dans/par la splendeur du Verbe), telle qu'elle se déploie dans ses écrits. Ceux-ci témoignent d'une sollicitude pour la beauté formelle qui est elle-même expression d'une vision du monde où la forme et le contenu sont indissociables. La deuxième partie s'ouvre aux formes diverses de réalisation de cette vision de Bernard, dans la musique et l'architecture cisterciennes surtout. C'est la partie la plus délicate, pour l'impossibilité de définir avec précision les contours de son objet, mais aussi la plus originale. Elle exprime au mieux la préoccupation de l'A., qui est d'ordre esthétique. Tant qu'il travaille sur les textes, en effet, le théologien est toujours « chez lui » et n'a aucun mal à interpréter ces productions selon les ressources de la raison conceptuelle. C'est un tout autre cas lorsqu'il se confronte à un « style » achevé, à une réalisation accomplie de la forme chrétienne, véhiculée, en l'occurrence, par une riche tradition monastique, et qui se transmet par la qualité littéraire des écrits divers, par des choix artistiques déterminés, des configurations architecturales et musicales. Il importe alors d'entendre ce style, cette forme, comme un témoignage qui confirme et authentifie les textes de référence qui donne à ceux-ci une résonnance affective et concrète.
Le livre de Lia montre bien qu'une approche esthétique de la grande tradition théologique doit être à la fois très rigoureuse et de grand souffle. Ce faisant, cette approche est peut-être la seule à nous restituer cette intégralité de la forme chrétienne qui se dérobe aux investigations trop spécialisées. - D. Zordan