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Dans son œuvre, le poète Claude Vigée suggère, plutôt que de subir sa vie, de la danser. Alors il y a les danses de la jeunesse, celles de la première maturité et enfin, encore plus intéressante, celle de la grande maturité. Le mouvement est de grâce dans tous les sens du terme même s’il peut devenir grotesque — mais là encore, n’est-il pas sublime? — ou se transformer en «transe atroce», dans la douleur. Le Vivant suscite cette danse, toute pascale.

«Il y a deux sortes de gens», écrivait Maxence Fermine dans son premier roman. «Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent. Et il y a ceux qui ne font jamais rien d’autre que se tenir en équilibre sur l’arrête de la vie. Il y a les acteurs. Et il y a les funambules.»1

Claude Vigée fait partie du monde des funambules de l’existence, lui qui note: «danseur sans corde errant sur l’abîme qui bâille/ chaque instant/ de nouveau/ perdu et/ retrouvé/ tu marches sans peser sur le fil du rasoir»2. Il se reconnaît «petit jongleur amoureux de l’éternité à venir», «jongleur au pied léger comme la sauterelle»3, «saltimbanque aux entrailles tordues par la terreur»4, «danseur», «danseur aux pieds en sang, déjà rebondissants»5, «pieux magicien moqueur», «sorcier béni du ciel et cynique aussitôt par trop de nostalgie», «pitre»6, «vieux clown rieur, trop plein de pleurs à l’intérieur»7.

Il y a dans ces appellations quelque chose de récurrent qui se marque aussi dans le titre réitéré «Danser vers l’abîme» — titre de livre, titre de la période 1991-2006 dans la publication de l’œuvre poétique complète — et qui court tout au long des écrits du poète. C’est ce fil d’Ariane que je veux suivre ici. De quelle danse s’agit-il? Quelles en sont les conditions et où mène-t-elle? Quelles en sont, sinon les figures, du moins les pas?

Une culture de la danse

La danse, dans cette œuvre, ce sont d’abord des souvenirs d’enfance à l’occasion de mariages ou de la fête juive de la nomination d’une fillette, en famille à l’instigation de l’oncle Léopold improvisant sur un air de musique à la radio, dans la vie folklorique alsacienne. Mais il y a aussi, dans la maturité, la danse de jeunes Israéliens sur leur terre et la danse funèbre de disciples hassidiques autour du maître que l’on va ensevelir dans un cimetière de Jérusalem. Un passage évoque «l’aveugle danse posthume des esprits»8, celle des cendres et des fumées des crématoires nazis. Des noms de danse sont cités, dont le ricercare, la grande passacaille, le ballet, la valse, le rock’n roll, qui l’une ou l’autre fois deviennent danse macabre. Quant au mot «danse», il a vraiment prééminence, puisqu’il figure — «ma’hol» — parmi les six mots d’hébreu que l’instance d’énonciation estime à retenir dans son œuvre, avec: sel, songe, guérison, pain, pardon9.

Ce que la danse n’est pas

La danse, ici, se refuse à l’excitation et à la véhémence, bien qu’elle participe des figures de l’excès. Elle n’est jamais seulement danse de la chair10. Elle n’est jamais seulement profane. Elle a une dimension sexuelle qui dépasse la seule dimension nuptiale. Elle comporte des figures imposées en ce sens qu’elle se déroule, pour le juif, sur fond de violence subie: «en dansant», nous «tournoyons vers l’abîme / entre les attentats, les viols, les incendies/ et les longs déjeuners des jours d’anniversaires»11. Rien de facile, donc. Car la danse, ici, n’est pas incompatible avec la souffrance, avec la douleur et l’angoisse, voire la terreur. Au contraire, elle doit même garder mémoire de cela, impérativement. C’est le critère de son authenticité. Michèle Finck fait remarquer: «Pour Vigée, l’acte dansé (l’acte poétique) ne doit jamais perdre la mémoire d’une blessure originelle. Si, dans Philosophie de la danse, Valéry associe la danseuse au miracle narcissique d’un corps parfait, délivré de tout rapport au monde, à l’autre, à la mort et à la finitude, au contraire, la charte de la poétique vigéenne du corps dansant est l’épisode de la lutte de Jacob avec l’ange: “Mais il boitait de la hanche”»12.

L’auteur dit connaître l’hésitation: «J’allie en moi la tentation du poète qui se veut le danseur de l’instant, le figurant fugitif de l’éphémère, sans prix, et la tentation antithétique du sculpteur qui voudrait se faire danseur immobile de l’éternité, celui qui sait ralentir le mouvement démentiel de ce qui passe pour le retenir et le fixer, peut-être, dans la pierre immuable»13.

Danse et écriture

Son écriture, Claude Vigée la veut danse. La graphie de ses poèmes le souligne lorsqu’il aborde cette question, les mots se déhanchant alors sur la page:

«Aller en suffoquant

vers aucun maintenant:

nous connaissons l’idylle

du danseur claudiquant

vers l’improbable aurore,

au sortir de la lutte

avec nul ange

que

son double.»14

Et l’auteur de témoigner: «Le moment où j’écris mon poème, c’est l’heure illuminée où les mots, pour moi, acquièrent une présence à la fois rayonnante et substantielle. Lucides mais ductiles, ils tendent alors à réaliser entre eux une figuration concrète faite d’immobilité dansante. Celle-ci dure dans un temps comme médusé, un temps arrêté en tournoyant sur soi-même, qui monte dans sa propre spirale»15. C’est le temps de l’extase, qui sera de nouveau suivi d’errance, comme la prose sertit le vers chez Claude Vigée.

Cette écriture qui se veut danse invite: «les autres sont entraînés dans cette danse. Ils y cèdent, s’ils ne sont pas sourds de naissance; s’ils ne se bouchent pas les oreilles, dès l’enfance avec la sciure du bois de leur futur cercueil qui, parfois, leur sert précocement de berceau»16.

Il s’agit d’une ronde, stipule le poète: «Car le seul but poursuivi, c’est de faire entrer dans la ronde les humains inconnus qui m’entourent et me suivent, tous ceux qui, aujourd’hui ou demain à l’aube, voudront bien danser avec moi»17. Il y a plus ici qu’un enfantillage charmant. C’est, explicitement puisque le verset est apposé en épigraphe du livre Danser vers l’abîme, la mise en œuvre de l’injonction divine: «Envoie mon peuple: qu’ils me dansent une ronde au désert» Ex 5,1. Or, commentant ce verset, la psychanalyste Marie Balmary fait remarquer que «la ronde est la première et peut-être aussi la dernière image d’une communauté humaine: la place égale de tous les danseurs autour d’un vide médian qu’ils dessinent ensemble et qui les réunit. Distincts et reliés. Notre désir peut-être le plus profond. La figure est si juste qu’on ne sent même pas la loi qui la règle pourtant rigoureusement. Il suffit de respecter ce vide central, que nul ne viendra occuper et se donner la main autour de lui. Loi légère qui, peut-être, les représente toutes. Quant au milieu, nul n’a de savoir sur lui. Et ce non-savoir est lui-même loi de relation à autrui»18.

Ainsi, la danse chez Claude Vigée, par le choix de la ronde biblique, est projet de société: la relation rêvée est d’égalité, dans la collaboration à un projet commun pour la joie de tous, ceci dans le respect de l’altérité, celle des autres danseurs, celle du centre vide qui, traditionnellement dans la Bible, demeure libre ou vient être habité par Dieu. Pas d’idéologie donc. De fait, Claude Vigée dit choisir la danse pour cette raison: «Danse de poète, célébration charnelle et spirituelle à la fois, délivrée des dogmes et des contraintes verbales»19. De plus, la danse est, chez Claude Vigée, toujours par le choix de la ronde biblique, prière. Enfin, elle est associée au désert.

Car en Ex 5,1 cité ci-dessus, le Dieu d’Israël apparaît comme celui qui délivre de l’esclavage en Égypte pour faire danser, et l’envoi au désert apparaît comme, non pas une errance et une nouvelle corvée — ce serait l’acte d’un dieu pervers, qui donnerait la liberté pour la reprendre — mais une fête à inventer. Le défi de nos vies est donc celui-ci: faire des heures difficiles et même des heures redoutables et des heures terribles une fête malgré tout!

Greffée sur les Écritures, l’écriture de Claude Vigée est non seulement ouvrage d’art mais aussi projet de vie, pour la cité et pour tout un chacun. C’est ambitieux. Maxence Fermine ne dit-il pas du poète-funambule: «Écrire, c’est avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d’un poème, d’une œuvre, d’une histoire couchée sur un papier de soie. Écrire, c’est avancer pas à pas, page après page, sur le chemin du livre. Le plus difficile, ce n’est pas de s’élever du sol et de tenir en équilibre, aidé du balancier de sa plume, sur le fil du langage. Ce n’est pas non plus d’aller tout droit, en une ligne continue parfois entrecoupée de vertiges aussi furtifs que la chute d’une virgule, ou que l’obstacle d’un point. Non, le plus difficile, pour le poète, c’est de rester continuellement sur le fil qu’est l’écriture, de vivre chaque heure de sa vie à hauteur du rêve, de ne jamais redescendre, ne serait-ce qu’un instant, de la corde de son imaginaire»20. Ne peut sans doute soutenir ce projet que le désir, ainsi exprimé par un titre de Claude Vigée: «Être poète pour que vivent les hommes».

Les danses de la jeunesse

La danse perdure tout au long de l’œuvre de Claude Vigée, mais elle évolue. Il y a les danses de la jeunesse, il y a les danses de la maturité.

La jeunesse est danse nuptiale, bonheur dans l’amour consommé de «caresser doucement, d’une main légère,/ tes hanches, tes seins ronds qui dansaient dans mes bras/ quand je serrais ton corps arqué contre le mien»21. Ce «corps à corps», par-delà la mort de l’aimée, demeure en la mémoire vive de celui qui aime22. C’est une danse qui célèbre le présent et ouvre l’avenir, qu’il s’agisse de cette valse de fiançailles sur la Symphonie fantastique de Berlioz, qui tint sa promesse, ou de celle, métaphoriquement parlant, des «flamants de l’amour» qui vous place sur un seuil, «le seuil de la joie»23.

Il y a aussi la danse des garçons et des filles d’Israël sur la terre retrouvée, «entre les vignes», «sur les collines saintes». «C’est la joie du retour», comprend le poète, qui lit tout retour en terre d’Israël, y compris le sien dans la quarantaine, comme la volonté de «danser une fête à la fin de l’année/ dans la demeure en ruine où couve l’incendie»24.

La danse de la première maturité

Dans la maturité, Claude Vigée évoque souvent une autre danse, pratiquée sans partenaire, toute de défi. C’est une danse “contre”, une danse qui nargue. Qui? La mort. Car c’est la danse du trompe-la-mort juif, le mot polysémique «déporté» dans ce qui suit le signale: «je m’amuse toujours au cœur de l’épouvante:/ pitre déporté dans le vide/ à repeupler de mon fou-rire»; «j’avance à contretemps/ j’erre à contre nations/ m’amusant, les narguant, exultant sur le vide,/ me hasardant/ à pas de loup/ dans un tunnel sans air/ qui serait le dernier,/ si ce n’était moi-même»25. Mais le lecteur et le poète lui-même en viennent à se demander qui rit dans cette danse, celui qui dit le faire, ou la mort: «dans le compagnonnage amusé de la mort/ je danserai je causerai/ jusqu’au point de rupture/ de la table ronde réservée à la haute culture/ qui me sert doctement de dalle sépulcrale!»26.

L’enjeu est clair: «Patiemment,/ nous avons/ tenu tête/ à la nuit»27. Et le lecteur de reconnaître Jacob. Le poète se sent proche de lui. Son nom «Claude», qui signifie étymologiquement «le boiteux», il l’a fait sien justement à cause du patriarche et il se risque à s’identifier à lui dans l’ordre de marche pour la vie: «tu dois (…) enfanter le peuple ahanant/ qui boite/ devant l’arche/ selon le pas de danse obstiné de Jacob»28. Le peuple d’Israël a ici pour surnom: l’«acrobate du rien qui défend son domaine» car «En vérité, les Juifs sont un peuple imprudent:/ demeurés amoureux de leur amère vie,/ ils veulent toujours rire et danser insoucieux/ dans les langues de feu de leur buisson ardent»29.

La danse de la seconde maturité

Un autre projet de danse se dessine ici, autrement intéressant. Les conditions sont les mêmes. En effet, c’est une danse qui se sait «éphémère»30: la conscience est vive que la mort viendra et c’est sur ce fond de mort que le danseur pose ses pas, avec un réel sentiment de «l’absurde»31. Les pieds souffrent toujours. Ce n’est plus seulement parce que le sol est de sel et de feu et parce qu’ils sont en sang32. La métaphore a évolué, l’âge a entraîné des problèmes circulatoires. L’auteur en fait une figure non du désir, qui nous porte en avant, mais de «la nostalgie qui est la douleur du désir sans bornes, qui ronge notre assise charnelle comme le mal perforant détruit la plante du pied nécrosé, où le sang ne passait plus»33. Que les pieds souffrent ainsi dit la fragilité du danseur: ses appuis peuvent lâcher et il peut s’effondrer à tout moment. Il est aussi menacé du dedans puisqu’il y a «les pleurs à l’intérieur», en «trop plein», ces «sanglots» qu’il contrecarre volontairement par le rire, «exultant»34 pour deux raisons: d’une part parce que le cœur de l’homme est assez vaste pour pouvoir éprouver ensemble et la détresse et la joie, d’autre part parce que le danseur riposte à la détresse, non choisie, par la joie, voulue, elle. La joie est ici réponse à la douleur35. Ce grand écart, l’auteur le sait, est une figure imposée de la danse: «Il faut que l’âme déchirée chante, même entre les pleurs»36.

Ce qui a surtout évolué, c’est qu’il ne s’agit plus de narguer ni de s’amuser. Le poète en convient, il importe de se situer «au-delà du renoncement ou de la provocation, également inutiles»37. Toute d’extase, cette dernière danse est une danse “pour”, une danse pour la vie, pour la célébration, pour l’allégresse: «Couloir de la nuit soudain ouvert/ sur l’intime lumière obscure, éclat de lune/ taillé dans l’instant d’extase aux yeux clos:/ danse orgasme de l’âme à la fois prégnante et vide,/ mesure du chaos qui orchestre le ciel/ Où le sperme scintille, à jamais solitaire!»38.

La chorégraphie est à inventer. Il s’agit de «jaillir»39. D’où les images du bélier et du cheval cabrés40. Le pas, très léger, «de loup», est «élan», «jet», «hyperbole» et «perte»41. Certes, il tâtonne, mais, dans l’affirmation de la vie, il devient tournoiement42. C’est un gigantesque effort et le danseur suffoque, à bout de souffle43. Qu’importe! La tête reste haute. Claude Vigée, ici revendiquant son appartenance au «peuple à la nuque raide», le peuple juif, fait d’une gêne physique bien concrète une dimension de la danse à la fois imposée et voulue: «Mais toujours, redressant la tête/ en moi j’écoute rire/ le craquement sinistre/ d’une antique vertèbre/ dans le creux lisse, tiède et tendre/ de ma nuque».44 Cependant, le corps peut lâcher, l’horreur peut submerger le psychisme, le doute peut saper l’esprit, le chagrin ravager l’affectivité. Et alors? Qu’en est-il de la danse? Prolongeant ici l’œuvre de Claude Vigée par celle de son ami Pierre Emmanuel, je dirais qu’elle devient la «transe atroce» du poème à juste titre intitulé «Le sens clos»: «Celui qu’assaille l’invisible (toi peut-être)/ Peu importe s’il en reste pétrifié/ Ou de ses membres bat le vide. Il est l’égal/ En misère de ces personnes vénérables/ Qui se voilèrent de tels gestes leur néant/ De telle immobilité leur transe atroce»45.

Ces pas et ces figures ont une orientation, terrible: «la nuit» et «l’abîme», mais aussi, par delà, la lumière, car vous voici alors mystérieusement accueilli par le ciel46.

Le projet est bien affirmé: «surgir au-delà de l’obstacle», selon une expression que Claude Vigée affectionne tout particulièrement, parce qu’il reconnaît en ce verbe ce qui fait la caractéristique du peuple d’Israël, «passer à travers», forcer un passage, puis tenir, en beauté47.

L’ensemble est solaire comme ce cerisier auquel le danseur s’identifie: «Sur l’humble paradis du terrain de banlieue/ un cerisier s’exalte en gloire dans le ciel:/ danseur dans la nuée au cœur enfin visible,/ roi d’un jour, couronné d’abeilles ou d’étoiles,/ il lance vers l’espace en transe qui bourdonne/ l’or rouge de sa sève/ comme un soleil mûri dans l’argile funèbre»48. Et en même temps, le burlesque n’est pas loin, l’auteur en est bien conscient, lui qui note: «Certes, notre danse-pour-être se transforme souvent en une contredanse grotesque et redoutable: la noble geste poétique fait place à une gesticulation forcée, qu’accompagne un long cortège de soucis et d’angoisses»49. Mais le lecteur le pressent, le grotesque même en cette occasion devient sublime. L’on songe à ce vieil homme juif entré nu dans la chambre à gaz en chantant et en dansant… Il devait être superbe!

Pas question, donc, de se cantonner dans le pessimisme. «Pourquoi végéter tristement, la tête baissée, en attendant que le monde passe?»50, demande ironiquement le poète. Ce serait un confort bien trop facile car «la joie est plus noble, plus difficile à posséder que le malheur, cette composante banale de l’humaine condition»51. Le pessimisme serait aussi une capitulation52, puisque laisser les choses en l’état sans tenter de les améliorer autant que faire se peut, c’est quand même se mettre d’accord avec la mort! Alors, la danse se fait ici réponse à la douleur. L’objectif est de se libérer de la tristesse, de «la tourbe», ce que Claude Vigée nomme, lui, le juif, l’impur53. Il y a la volonté, «à partir» du bas, de la nuit, de l’angoisse, de l’attente consciemment assumées, d’aller vers le haut et ceci jusque dans l’entrée en la nuit. Cette danse, «il importe en effet qu’elle prenne, ici-bas, son élan», tout comme le chant54. Il lui faut aussi «provoquer une situation qui donne sa chance à la vie» quand même, «au lieu de baisser les bras en gémissant lâchement: «Tout est perdu d’avance»55, si bien que le poète, ci-dessus, parlait de «danse-pour-être». Nous avons là une «politique du malgré tout»56. Bien sûr, c’est aussi une forme de révolte qui revient à «s’insurger devant la mort absolue»57. Claude Vigée appelle ceci son Cogito: «Parodiant Descartes, j’ai noté dans un de mes carnets de route: «Cogito ergo sum?» Je ne sais pas si je pense. Alors: «Je danse, donc je suis. C’est beaucoup plus sûr»58. Comment comprendre ceci? Les interprétations seront multiples. Parmi elles, je retiendrai celle-ci: aux heures terribles, la pensée ne tient plus; ses propositions, bien que légitimes et probables voire assurées, nous apparaissent comme des constructions intellectuelles n’ayant plus grand rapport avec ce que nous endurons; la douleur a pris le dessus. Alors reste selon Claude Vigée ceci: «Tant que je danse, je suis. La sombre fête continue»59. Or, par ses fruits, cette danse participera du «miracle»60, tout à fait inattendu bien qu’espéré peut-être. Enfin, et peut-être plus fondamentalement encore, il y a le refus du n’importe quoi n’importe comment et le désir du beau pour le beau, dans le respect de soi, de sa propre dignité, jusqu’au cœur de son immense faiblesse61.

Le projet requiert une ascèse. La légèreté résultera de la décision d’une cessation de la plainte et d’une certaine acceptation de son propre effacement car «Il faut savoir se perdre, accepter le silence,/ Ne devoir son visage d’écume et de sable/ qu’à la danse du vent au cap de la tourmente»62. Il s’agira, dans cet effacement, de se mettre à l’écoute des autres, du monde, mais aussi d’une part de soi, «au plus profond de chacun de nous», que nous ne connaissons pas bien, pour entrer en accord, dans tous les sens du mot, y compris musical, cet accord pouvant être paradoxalement de discordance, puisqu’il y a déchirure de soi, nous l’avons dit, et mouvement à rebours, «à contretemps», «à contre nations»63. L’ultime sous-bassement est «une espérance ou une allégresse»64. Claude Vigée opte pour le mot d’allégresse plutôt que pour celui de joie et s’en explique. Il ne recourt pas à l’étymologie, pourtant bien en adéquation avec la danse telle qu’il l’évoque: «promptitude, vivacité»65. Il dit que «la joie, cette pure transparence du corps et de l’âme, c’est déjà quelque chose de trop parfait, de trop accompli, mais l’allégresse est absurde (…) L’allégresse jaillit de l’obscur et de l’intime quand il n’y a pas de raison. C’est l’essence de la danse. Les moments de joie tendraient plutôt à m’immobiliser, à rejoindre des moments d’extase immobile, de contemplation. L’allégresse gigote et rit et, si elle ne rit pas, elle cherche le rire. (…) L’allégresse, c’est le ressort qui devrait dynamiser l’attente». Cette allégresse «vient d’avant le plaisir»; elle sera aussi «après». Et l’auteur de ressaisir tout cela en une sorte d’aphorisme: «Chanter plus fort que le silence, durer en étincelant plus longtemps que la nuit. Telle est la seule vocation de l’allégresse». C’est une autre façon de dire que le bien, le bon, le beau, la tendresse sont premiers dans la création, sans justification aucune d’eux-mêmes et sans avoir à se donner de raison d’être, et qu’ils auront aussi le dernier mot. C’est dire également que le oui, l’amen, est antérieur au non, qu’il le fonde à certains égards et le dépasse. Il y a là une sorte de credo.

Peut-être cette espérance et cette allégresse répondent-elles, sans que le danseur en soit toujours conscient, à un appel: l’appel de l’espace66 et, plus secrètement encore, l’appel de Dieu qui veut cette danse, selon le texte de l’Exode cité ci-dessus. Et le poète de lui dire: «Condamnant l’homme à danser dans le feu,/ Seigneur, ta violence même est féconde:/ (…)/ Je sais que tu prépares ma joie, mais tu m’imposes maintenant une expérience douloureuse./ Sans toi j’aurais pu m’épanouir encore dans l’anéantissement des choses ignorées»67. Telle semble bien être la condition humaine habitée par le désir de Dieu, si bien que le Christ au tombeau lui-même, pour avoir résolument embrassé cette condition, s’adonne à la danse: «Christ au tombeau danse dans les ténèbres/ qui boivent de son front la dernière sueur/ Christ au tombeau flambe dans les ténèbres/ et jette sur la mort une grande lueur»68. Le lecteur pense ici au «Seigneur de la danse» du théologien Moltmann69 ainsi qu’aux poèmes de Gérard Pfister évoquant la danse du Christ aux enfers, «l’ami» qui «accompagne» et donne de comprendre que «quand bien même nous luttions, notre lutte n’était que cette danse et, dans la danse, les tensions, les torsions de la métamorphose»70.

Le miracle de la danse, en son existence et en ses fruits

Cette danse si solitaire s’avère bientôt solidaire des vivants et des morts, voire cosmique. En effet, «notre danse personnelle» et «le petit bruit ambigu de notre cœur individuel» deviennent «la rumeur d’un festin universel»71. Car nous ne dansons pas que pour nous, mais aussi «pour» les autres, vivants ou morts, «dans les vergers du vent»72. Les gerbes des champs, l’olivier et le cerisier, les flamants et l’hirondelle, «la lune derrière la fenêtre», et même les «clavecins angéliques» sont ici rejoints et tous dansent l’un «vers» l’autre73.

Cette danse, en son surgissement perpétuel en dépit des obstacles, participe du divin. Claude Vigée la relie à celle de l’ange au livre de l’Exode, «l’ange qui sautait par-dessus les maisons au linteau peint du sang de l’agneau pascal, dans le prodigieux récit biblique de la sortie d’Égypte»74. Le poète associe également cette danse, en son flamboiement, au Buisson ardent75. Le «je danse donc je suis» procède de l’amour du Nom «Je suis celui qui suis».

Le danseur danse pour la danse, sans arrière-pensée et cette absence de calcul permet la beauté du geste. Mais la danse a des effets inattendus bienfaisants, dans l’instant et au-delà. Ainsi, constate le poète, «Quel qu’en soit le prix, on sent qu’on est présent au monde. Cette intime persuasion rend la plupart des tracas supportables»76. Car voici que, «dans les pleurs», le «sourire» de la danse «enchante» celui qui s’est risqué en ses pas77. La beauté de la personne «s’exalte en gloire» et cette splendeur, accessible à tout un chacun, pareille à un couronnement, le fait «Prince danseur»78.

Une réconciliation s’opère en soi puisque le handicap est intégré, la beauté retrouvée. Jacob est ici celui qui ruse avec la claudication au point de la transformer en danse. Or tel est bien l’un des objectifs de la danse dans la poétique de Claude Vigée: faire du terrible même un hymne à la vie. Oui, estime le poète79, il existe «un art» de «métamorphoser, s’il se peut», les entraves «en sources de bénédiction», non que l’entrave en elle-même soit souhaitable, mais avec le Vivant, à grands frais, il est vrai, se met ici en place un travail pour l’assomption jubilatoire malgré tout. Voici que la mort même s’en trouve transfigurée80. Car la nuit s’avère, dans la danse, autre. On danse vers la mort, mais la mort n’est peut-être pas seulement la mort. Elle est peut-être, — si je répète cet adverbe, c’est parce qu’il est essentiel dans la pensée de Claude Vigée — la condition, dans tous les sens de ce mot «condition», d’une aventure qu’il vaudrait la peine de tenter, non en subissant mais en s’engageant vraiment. Il s’agit de ce qu’endure la semence, à la fois détruite en terre et accomplie en son fruit: «l’impossible aventure d’un éveil dans l’humus, sous la neige future»81. Ici, l’injonction divine de la danse dans le livre de l’Exode, citée ci-dessus, prend sa pleine mesure: il s’agit de faire du désert de la mort une danse. Nous voyons l’acte de mourir comme la passivité totale où l’on subit; ici mourir devient actif sans suicide aucun. Alors, la danse, c’est pour «faire naître demain»82. D’une part, elle rend le cœur du danseur disponible. Il pourra donc accueillir la «joie ouverte à la vie future»83. D’autre part, elle suscite d’une certaine façon, mystérieuse, l’aurore qu’elle attend et anticipe et se promet dans la nuit84. C’est un immense forcement tout en douceur: «À force de s’obstiner dans la conquête de l’impossible, on passe de l’autre côté des murs de la prison (…)»85. Le Nouveau Testament dit bien que le Royaume est au violent qui s’en empare…

*

Quand Claude Vigée évoque la danse, en relation, toujours, avec les Écritures, il bouscule quelques idées courantes. Non, être croyant, ce n’est pas se cantonner dans la laideur. Non, être croyant, ce n’est pas renoncer à l’expressivité du corps. Non, la danse, ce n’est pas seulement avec un partenaire. Non, la danse ce n’est pas seulement dans la jeunesse. Non, la danse, ce n’est pas incompatible avec la souffrance.

Ici, la danse est à la fois charnelle et spirituelle. Elle honore l’acte créateur et célèbre la beauté jusque dans les atteintes du corps, en un immense défi. Elle est pascale, puisqu’elle force un passage, mais avec grâce et sans nuire à personne. Elle fait du désert une fête malgré tout.

Rien d’acquis une fois pour toutes. Car danser, pour reprendre une expression de Boris Cyrulnik entendue dans les médias, c’est moins «être équilibré» — qui peut s’en targuer? — qu’«en équilibre», ceci par le mouvement qui se porte courageusement, et peut-être follement, à la rencontre de l’inconnu pour ce que le poète appelle en un oxymoron «l’impossible aventure». Qui plus est, la danse ne peut durer, elle a des limites dans le temps. Claude Vigée, chargé de toute l’expérience d’Israël, sait qu’il est inévitable de retrouver l’errance ensuite. Mais il se fait cette promesse pour les heures où le renoncement le guetterait à nouveau: «Je reviendrai danser dans mon ancienne ronde»86. Cette promesse, nous pouvons la faire nôtre!

Notes de bas de page

  • 1 M. Fermine, Neige, Paris, Arléa, 1999, p. 94.

  • 2 Cl. Vigée, Mon heure sur la terre, Poésies complètes 1936-2008, Paris, Galaade éditions, 2008, p. 498.

  • 3 Id., La nostalgie du Père, Paris, Parole et Silence, 2007, p. 79; Id., Mon heure sur la terre, p. 498.

  • 4 Ibid., p. 499.

  • 5 Id., Être poète pour que vivent les hommes, Paris, Parole et Silence, 2006, p. 285-286; Id., Mon heure sur la terre, p. 509.

  • 6 Ibid., p. 477.

  • 7 Id., Danser vers l’abîme, Paris, Parole et Silence, 2004, p. 55.

  • 8 Id., Mon heure sur la terre, p. 568.

  • 9 Ibid., p. 534.

  • 10 Id., La nostalgie du Père, 79, Id., Mon heure sur la terre, p. 123.

  • 11 Ibid., p. 758.

  • 12 M. Finck: «Éthique de la mémoire et énergie de la transmutation dans Aux portes du labyrinthe, de Claude Vigée», dans L’ œil témoin de la parole, Rencontre autour de Claude Vigée, sous la direction de D. Mendelson et C. Leinmann, Paris, Parole et Silence, 2001, p. 78.

  • 13 Cl. Vigée, Être poète pour que vivent les hommes, p. 286.

  • 14 Id., Mon heure sur la terre, p. 495.

  • 15 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 284.

  • 16 Ibid., p. 278-279.

  • 17 Ibid., p. 285.

  • 18 M. Balmary, Freud jusqu’à Dieu, Arles, Actes Sud, 2010, p. 62.

  • 19 Cl. Vigée, Être poète pour que vivent les hommes, p. 285-286.

  • 20 M. Fermine, Neige, p. 80-81.

  • 21 Cl. Vigée, Mon heure sur la terre, p. 794.

  • 22 Ibid. p. 98, 126, 246, 779, 794.

  • 23 Ibid., p. 98, 782. Même, de façon quelque peu surprenante, celle d’Amnon violant sa sœur Tamar p. 394.

  • 24 Ibid., p. 388, 411, 413, 516.

  • 25 Ibid., p. 477, 499.

  • 26 Ibid.., p. 501.

  • 27 Ibid., p. 504.

  • 28 Ibid., p. 481.

  • 29 Ibid., p. 480, 763.

  • 30 Ibid, p. 513, 709.

  • 31 Id., La nostalgie du Père, p. 80. Claude Vigée connaissait Camus, en son œuvre et au quotidien, le texte «Dernière rencontre avec Albert Camus» dans Cl. Vigée, Le parfum et la cendre, Paris, Grasset, 1984, p. 201-204 en témoigne. Voir aussi Id., Vivre à Jérusalem, Paris, Nouvelle Cité, 1985, p. 34.

  • 32 Id., Mon heure sur la terre, p. 85, 125, 509, 763.

  • 33 Id., La nostalgie du Père, p. 80.

  • 34 Id., Danser vers l’abîme, p. 55; Id., Mon heure sur la terre, p. 499, 793.

  • 35 Id., La nostalgie du Père, p. 80.

  • 36 Ibid., p. 79.

  • 37 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 287.

  • 38 Id., Mon heure sur la terre, p. 752.

  • 39 Ibid., p. 506.

  • 40 Ibid., p. 105, 410, 506, 753.

  • 41 Ibid., p. 498: «sans peser», p. 499 et 509. Id., Danser vers l’abîme, p. 179.

  • 42 Id., Mon heure sur la terre, p. 499, 539, 758.

  • 43 Ibid., p. 495, 755.

  • 44 Dans la Bible, Ex 32, 9 par exemple. Id., Mon heure sur la terre, p. 476.

  • 45 Pierre Emmanuel, Jacob, dans Œuvres poétiques complètes, second volume, édition établie sous la direction de François Livi, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, p. 148.

  • 46 Cl. Vigée, Mon heure sur la terre, p. 506, 509, 539; titre: Danser vers l’abîme, pour un ouvrage essentiellement en prose et pour une partie de l’œuvre poétique complète.

  • 47 Id., Dans le silence de l’Aleph, Paris, Albin Michel, 1992, p. 152; Id., Le parfum et la cendre, p. 278; Id., La nostalgie du Père, p. 82; Id., Mon heure sur la terre, p. 481.

  • 48 Id., Mon heure sur la terre, p. 539.

  • 49 Id., Dans le silence de l’Aleph, p. 165.

  • 50 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 287.

  • 51 Id., Danser vers l’abîme, p. 179.

  • 52 Mais le poète reconnaît que l’on peut aussi être victime de la tristesse dans Id., La nostalgie du Père, p. 77.

  • 53 Ibid., p. 77 et 79.

  • 54 Ibid., p. 79. «À partir» est souligné dans le texte.

  • 55 Id., Dans le silence de l’Aleph, p. 152.

  • 56 Id., La nostalgie du Père, p. 80.

  • 57 Id., Le parfum et la cendre, p. 279.

  • 58 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 285.

  • 59 Id., Dans le silence de l’Aleph, p. 152.

  • 60 Id., La nostalgie du Père, p. 79.

  • 61 Id., Mon heure sur la terre, p. 539, 720.

  • 62 Ibid., p. 200.

  • 63 Id., La nostalgie du Père, p. 79; Id., Mon heure sur la terre, p. 499.

  • 64 Ibid., p.79, 80, 82.

  • 65 O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1975.

  • 66 Cl. Vigée, Mon heure sur la terre, p. 411: «tous les corps répondant à l’appel de l’espace».

  • 67 Ibid., p. 85.

  • 68 Ibid., p. 326.

  • 69 J. Moltmann, Le Seigneur de la danse, Paris, Cerf-Mame, 1972; première parution, en allemand, en 1971. Le poème de Claude Vigée date de 1957.

  • 70 G. Pfister, Blasons du corps limpide de l’instant, Orbey, Arfuyen, 1999, p. 128 et 129.

  • 71 Cl. Vigée, Être poète pour que vivent les hommes, p. 279.

  • 72 Id., Mon heure sur la terre, p. 92.

  • 73 Ibid., p. 98, 148, 506, 539, 755, 788.

  • 74 Ex, 12,13. Id., Dans le silence de l’Aleph, p. 152.

  • 75 Id., Mon heure sur la terre, p. 98, 539, 763.

  • 76 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 287.

  • 77 Id., Mon heure sur la terre, p. 793.

  • 78 Ibid., p. 539, 720.

  • 79 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 287.

  • 80 Id., Mon heure sur la terre, p. 755.

  • 81 Ibid., p. 539.

  • 82 Ibid., p. 509.

  • 83 Id., Être poète pour que vivent les hommes, p. 287.

  • 84 Ibid., p. 388.

  • 85 Id., Dans le silence de l’Aleph, p. 152.

  • 86 Id., Mon heure sur la terre, p. 125.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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