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Israël, Gaza et l'antisémitisme. La NRT et les Protocoles des Sages de Sion 

Les « Nouvelles théologiques » | 01 | mai 2024 | mémorial

Alban Massie s.j.

Chaque mois, lisez la chronique d'un collaborateur de la NRT directement sur le site de la revue. Ce sont les « Nouvelles théologiques ». Des textes courts, en vue d'un discernement théologique :

  • mémorial - en puisant dans les archives de la revue
  • demain - le contenu du prochain numéro de la revue
  • aujourd'hui - une question d'actualité

01 | Mai 2024 | Mémorial

La tragédie que connaît le peuple palestinien victime de la vengeance d’Israël après les attaques du Hamas en octobre dernier a provoqué divers mouvements de protestation nés dans les campus universitaires de plusieurs pays. On entend de nouveau les refrains anciens criant à la haine du « sionisme » et relevant quelquefois d’un réel antisémitisme. La parution du livre de P.-A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours. Entretien avec Roman Bornstein (Hermann, 2024), est l’occasion de revenir sur cette question.

En 1938, la NRT fut la première revue académique à s’intéresser à la « forgerie » des Protocoles des Sages de Sion, ce texte antisémite qui trouve son origine en 1903 dans des extraits de divers pamphlets sans rapport avec le judaïsme. Dès 1921, Le Times de Londres avait montré que les Protocoles étaient’un « grossier plagiat », mais la résurgence de l’antisémitisme dans les années trente avec l’avènement du nazisme rendait leur dénonciation de plus en plus nécessaire.

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Protocoles_des_Sages_de_Sion#/media/Fichier:1912ed_TheProtocols_by_Nilus.jpg
Illustration de la première page de l'édition de 1911 du livre de Sergei Nilus Le Grand dans le petit, qui contenait les Protocoles des Sages de Sion. Les légendes (au milieu de symboles occultes et de la carte de tarot "Chariot") se lisent comme suit : "Ainsi nous vaincrons", "Marque de l'antéchrist" (étiquetage d'un pentagramme du Tétragramme par Eliphas Levi), "Illégalité", "Tarot", "INRI", "Grand mystère". Imprimé dans l'imprimerie de la Laure de la Trinité Saint Serge. © Wikipedia

 

Le missiologue jésuite Pierre Charles, membre du comité de rédaction de la NRT, s’engage dans la mêlée pour dénoncer la fable du « complot juif mondial » assez rapidement. Fin 1921, dans la revue régionale La terre wallone, il avait écrit une chronique religieuse consacrée aux Protocoles (La terre wallonne, 15 novembre 1921, p. 152-158) ; quelques mois plus tard il stigmatisait encore le langage  employé par un catholique dans une autre chronique de la revue, intitulée « “L’Immonde Juif” » (La terre wallonne, avril 1922, p. 54-62).

Alors qu’un procès avait eu lieu peu auparavant en Suisse pour démontrer le caractère frauduleux de cet écrit. Le p. Charles prend la plume en 1938 dans la NRT et, point par point, démonte la machination. L’éditeur de la revue, M. Casterman, va jusqu’à publier l’article en fascicules, une traduction est faite aux Etats-Unis pour contrer l’influence du prêtre catholique Charles E. Coughlin prêchant contre les « puissants lobbies d’argent ».

 

édition de 1935 chez Grasset
"Protocols" des sages de Sion, traduits directement du russe et précédés d'une introduction par Roger Lambelin. [Edition définitive.] (1936), Paris : B. Grasset , 1936 (1e édition : Colin, Bernard Grasset, 1921)

 

Le directeur de la NRT, le père Jean Levie, écrit dans un mémoire sur cette affaire que l’article du père Charles fit bondir les catholiques antisémites. Une polémique mit aux prises le père Charles avec plusieurs personnes en Belgique et en Hollande, dont un prêtre. Il fallut un texte d’autorité du père Levie lui-même pour y mettre fin. Dans son mémoire, le directeur de la revue note avec plaisir que le futur Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, se fit l’écho de l’article dans les pages de sa revue diocésaine en déclarant qu’il approuvait pleinement et faisaient siennes les déclarations de la NRT.

Un an plus tard, en février 1939, la NRT publiait un véritable dossier qui n’a pas perdu de son actualité, intitulé « Racisme et christianisme ». Numéro nécessaire quand on sait que Pie xi, en 1923 avait encouragé à diffuser les Protocoles pour lutter contre « notre mortelle ennemie » (i.e. la franc-maçonnerie, formant avec le sionisme le « péril judéo-maçonnique »). Et le 23 août 1942, Jules Saliège ordonne la lecture, dans toutes les paroisses de son diocèse, d’une lettre pastorale intitulée Et clamor Jerusalem ascendit :

« Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes... ».

Est opportune la récente parution de l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours. Entretien avec Roman Bornstein (coll. Questions sensibles, Paris, Hermann, 2024, 174 p., 15,00 €. ISBN 9791037006738).

En 1992, le politologue et historien des idées Pierre-André Taguieff avait écrit une étude complète intitulée Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux (éd. Berg international), prophétisant et « théorisant » en quelque sorte ainsi les vagues d’actions antisémites dans le monde depuis le début du xxe s jusqu’à nos jours dans le monde. Ce volume (réédité en 2004) était, avec ses 1224 p., à destination des scientifiques ; il reproduisait d’ailleurs l’article que le p. Pierre Charles avait publié sur cette question dans la NRT en 1938. En examinant la carrière en diverses langues de ce faux, il en était venu à repenser l’histoire des haines antijuives depuis l’Antiquité et des théories complotistes.

En juin 2020 il avait accordé un entretien pour France Culture au journaliste Roman Bornstein sur l’histoire de ce « Programme de la conquête du monde par les Juifs », comme l’indiquait la première version abrégée des Protocoles. C’est cette émission qui est retranscrite dans ce volume de 174 p.

Le 1er chap. résume l’importante recherche qui a dénoncé les légendes diverses racontant l’origine des Protocoles (on a pensé qu’il avait été fabriqué en France au tournant du siècle). L’historien allemand M. Hagemeister a montré que la première publication des Protocoles a eu lieu en Russie fin août 1903, par Krouchevan, l’organisateur du pogrom de Kichinev (21 avril 1903). T. assure avec certitude que ce texte est le résultat d’un

« bricolage textuel prenant la forme d’une synthèse de la plupart des stéréotypes d’accusation antijuifs alors en circulation, auxquels il faut ajouter quelques faux jouant le rôle de modèles narratifs. Les Protocoles sont un faux fabriqué sur la base du plagiat ou de la déformation de plusieurs textes de différents types, (…) ils relèvent du genre romanesque » (p. 28).

Le 2e chap. analyse le rôle des Protocoles dans la propagande nazie, le 3e raconte la vie du mythe après 1945, spécialement dans le monde arabe.

Mais ce livre est aussi un plaidoyer pour le discernement des idéologies actuelles qui entraînent à pointer comme responsable de tous les maux de la terre le peuple juif au destin unique. L’A. démonte le schéma qui alimente la paranoïa des foules croyant au complot juif mondial : « de la méfiance au soupçon, et du soupçon à l’accusation, puis à l’appel à la démission des hauts responsables, voire à l’insurrection » (p. 118, en faisant appel à Foucauld et Deleuze). Il conclut avec justesse (après avoir cité des exemples contemporains d’intellectuels utilisant cette logique, à la faveur de la crise de la Covid 19 ou du regard sur le Président Macron qualifié de « porte-flingue de David de Rothschild ») :

« La séduction exercée par le conspirationnisme fait partie de la pathologie banale de la modernité qui, en fabriquant de la complexité et de l’incertitude, suscite mécaniquement un besoin de simplification et de certitude, ouvrant une voie royale à l’erreur et à l’illusion. On n’a pas fini de lutter contre cette maladie de la civilisation moderne » (p. 130).  

On ne peut qu’être convaincu par ce jugement qui permet de garder la tête froide sans être obligé de se mettre la tête dans le sable.

Aujourd’hui, la lutte contre l’antisémitisme est un combat toujours nécessaire. La théologie du judaïsme et des relations entre juifs et chrétiens reste un point focal de la mission de l’Eglise et de l’ecclésiologie tout simplement. En dernier lieu, on lira l’article de Véronique Weil paru dans la NRT 146/1 (janvier 2024) : « Antijudaïsme : se déterminer en conscience. À propos de : Conférence des Évêques de France, Service national pour les relations avec le judaïsme, Déconstruire l’antijudaïsme chrétien (2023) »

A. Massie s.j.

 

Lire cet article : Le Protocole des Sages de Sion dans la NRT (suivi de réponses à des lecteurs polémistes, p. 966-969 et 1083-1084)

Lire le dossier de la NRT en 1939 : Racisme et christianisme

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