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Quelques clés du combat de François contre les abus, dix ans après le début de son pontificat

Jordi Bertomeu Farnós Mgr
Le pontificat de François est profondément marqué par la crise des abus sexuels dans l’Église. Mais cette crise a une histoire qui est aussi juridique. La manière dont on a traité des délits de pédophilie ou d’abus sexuels par des clercs a été marquée par une forme de naïveté anti-juridique post-conciliaire que les derniers papes ont cherché à corriger à partir du Code de 1983 et de l’importance prise par la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Les étapes décrites ici montrent la détermination sans équivoque de François à résoudre une fois pour toutes cette tragédie. Mais François a aussi, de manière très ambitieuse, appelé l’Église tout entière à être un lieu de relations saines et sûres pour les fidèles les plus vulnérables.

Introduction

Il y a dix ans, le 13 mars 2013, le pape inaugurait son ministère en célébrant l’eucharistie sur la place Saint-Pierre. Il portait la croix dite du Bon Pasteur en pectoral, et non une croix pontificale faite d’or et de pierres précieuses, adressant ainsi un message de sollicitude pour les membres les plus vulnérables de son troupeau : « Joseph vit sa vocation comme celle d’un gardien, en prenant soin de tous, de chacun, avec amour, en particulier des enfants, des personnes âgées, de ceux qui sont plus fragiles et qui restent souvent à la périphérie de nos cœurs » (homélie, 19 mars 2013).

François est monté sur le trône de Pierre à un moment très difficile : un pape venait de démissionner, il y avait un grave problème de corruption au sein de la Curie et la crise des abus sexuels commis par des clercs sur des enfants se poursuivait avec la même virulence. Dix ans après, il ne s’agit pas seulement d’en faire mémoire et de rendre grâce à Dieu pour ce pontificat réformateur, il convient de chercher aussi à dévoiler les clés de sa lutte contre la pédophilie ecclésiastique.

Benoît xvi, fort de son expérience de préfet et de pape, a affirmé en 2019 que la cause du phénomène de la pédophilie ecclésiastique – qu’il estimait de nature plutôt homosexuelle – était à rechercher dans l’effondrement de la morale chrétienne après Mai 68.

Un an plus tôt, lors de la Rencontre mondiale des familles en Irlande, François avait déclaré quant à lui à un groupe de jésuites :

J’ai compris une chose très clairement. Ce drame de l’abus, surtout quand il prend de grandes proportions et produit un si grand scandale, a derrière lui des situations ecclésiales marquées par l’élitisme et le cléricalisme ; ce qui est premier, ce n’est pas l’abus sexuel, c’est l’abus de pouvoir et de conscience.

(25 août 2018)

Sans qu’il soit nécessaire de les opposer de manière partiale et stérile, les deux diagnostics permettent de poser la question de l’origine et de l’état actuel de la crise des abus.

I Une Église naïve devant la crise des abus

1 La « conversion » d’un pape octogénaire

Le phénomène de la crise des abus est apparu au grand jour en tant que tel en 2002 et, jusqu’en 2012, il s’agissait d’un phénomène anglo-saxon et d’Europe centrale. François, quant à lui, l’a vu s’étendre à l’Espagne, à l’Italie, au Portugal, à la France, à l’Amérique latine et à certains pays d’Afrique et d’Asie. Ce phénomène a lieu à « l’ère numérique » : son influence va au-delà de la liquidité des relations sociales (Zygmunt Bauman), car les technologies de l’information et de la communication favorisent également de nouveaux paradigmes politiques. Il s’agit notamment de l’émergence de puissances non libérales telles que la Chine et la Russie, et du populisme autoritaire qui, par le biais de l’ingénierie sociale, s’infiltre dans les démocraties occidentales. Ces correctifs à la prophétie de la « fin de l’histoire » ou à l’imposition de la démocratie libérale (F. Fukuyama) soulèvent une fois de plus la question de l’exercice du pouvoir et de ses abus.

Dans ce nouveau contexte historique, le pape, un jésuite, n’a pas seulement pris en charge de nouveaux cas d’abus comme l’ont fait ses deux prédécesseurs immédiats. Il est allé plus loin : lorsqu’il a découvert la « dissimulation » de tels cas dans une Église parfois sourde ou contaminée par la mondanité et la corruption, il a réagi, malgré son âge avancé.

Comme il l’a lui-même déclaré récemment à une journaliste de l’Associated Press :

Il a fallu que j’intervienne : ce qui a été ma conversion – c’est là que j’ai été converti –, c’est le voyage au Chili. Je n’en revenais pas. C’est vous qui m’avez dit dans l’avion : « Non, ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, Saint-Père ». Vous y êtes allée fort. J’ai dit : « Voilà une femme courageuse, n’est-ce pas ? » Je m’en souviens, elle était devant moi. Et j’ai continué à dire : « Qu’est-ce que je fais ? » Ma tête était comme ça (fait un geste d’explosion). C’est là que ça a explosé, quand j’ai vu la corruption de nombreux évêques dans ce domaine. Pour commencer, j’ai prié. J’ai convoqué tous les évêques et nous avons commencé un travail qui n’est pas encore terminé. Mais vous avez vu que j’ai dû moi-même me réveiller sur des affaires qui avaient été dissimulées, n’est-ce pas ? Il a fallu creuser chaque jour davantage.

(24 janvier 2023)

2 Les abus ecclésiastiques considérés comme anecdotiques

L’appartenance à une culture de l’abus fondée sur des idéologies qui détruisent la dignité des personnes n’excuse pas la mondanité et l’abus ecclésial. Même si on n’arrive pas à parler d’abus systémique, parce que l’Église est la communauté des pécheurs touchés par la grâce du Ressuscité, la passivité de la hiérarchie devant les victimes est le signe de graves défauts structurels qui atrophient l’annonce de l’Évangile. L’un d’entre eux est la tendance au corporatisme : on estime alors qu’il s’agirait de cas ponctuels, anecdotiques, voire de comportements imprudents ou simplement inappropriés. Pourtant, un seul cas suffit à briser le tissu de la confiance ecclésiale et à mettre à mal les initiatives pastorales les plus consolidées. Au lieu d’avoir en perspective une « culture de la sollicitude » qui cherche à ne pas exposer le peuple de Dieu au danger des abus et des scandales, certains sont paralysés par la peur du scandale et deviennent insensibles aux victimes. En se dissimulant derrière les euphémismes et même en faisant preuve d’une certaine paranoïa, ils expliquent le phénomène par la persécution idéologique. En d’autres occasions, certaines demandes de pardon ou des annonces grandiloquentes de mesures énergiques sur le plan légal ou simplement sur celui de la prévention ont été perçues comme intéressées, opportunistes et hypocrites.

3 Crise d’abus ou crise de foi ?

Comme l’exprime François dans son ouvrage phare Les lettres de la tribulation (réédité en 2018), la médiocrité spirituelle entrave la conversion personnelle et, par conséquent, la résolution des problèmes causés par notre péché. Quand il manque un discernement spirituel sérieux, la compassion ou la miséricorde, les victimes continuent d’être désignées comme des ennemis de l’Église et leurs agresseurs comme des inconscients dont il faudrait tolérer les transgressions du célibat.

Où sont l’amour et l’obéissance à Jésus-Christ, qui seul peut nous montrer le bon chemin ? Le manque de mesure morale dans notre monde hédoniste et relativiste est un symptôme indubitable de l’absence de Dieu. C’est une société d’adultes qui veulent vivre une jeunesse éternelle, nouveaux Peter Pan qui renoncent à engendrer et à accompagner de nouvelles vies parce qu’ils veulent seulement vivre sans souci (Armando Matteo). Parmi de nombreux autres désordres sexuels, il existe des pédophiles qui sont érotiquement attirés par les mineurs. Un phénomène différent est celui des pédophiles qui commettent des abus criminels même s’ils ne sont pas sexuellement attirés par leurs victimes. C’est pourquoi la crise provoquée par quelques clercs pédophiles n’est pas seulement disciplinaire. D’une part, elle manifeste la même maladie d’une civilisation qui ne réagit pas à son suicide démographique, qui promeut l’avortement comme technique contraceptive ou qui justifie les relations sexuelles avec des mineurs, par définition vulnérables. D’autre part, comme l’avait pressenti en son temps le Cardinal Joseph Ratzinger, il s’agit d’une crise de la foi.

4 Chercher les causes avec courage et honnêteté

On déplore souvent le manque d’élan de la proposition chrétienne et le fait que nous devenons de plus en plus insignifiants dans un monde en quête de sens. Nous perdons notre crédibilité, parfois à pas de géant, sans vouloir reconnaître que la crise des abus sexuels y est pour beaucoup. Pourquoi un monde qui promeut sans raison la sexualité libre dès l’adolescence agit-il si violemment face à la pédophilie cléricale ? Est-ce par hypocrisie ? Si « évangéliser, c’est intégrer la culture de l’homme » (Paul vi), nous ne pouvons pas ignorer que pour beaucoup, ce qui est intolérable aujourd’hui, ce ne sont pas les relations sexuelles avec des mineurs immatures (qui ont besoin de découvrir les vraies potentialités de la pudeur et de l’amour oblatif). La « ligne rouge » indépassable, c’est que l’on s’attaque à leur liberté présente et future de faire ce qu’ils veulent avec le sexe. D’autant plus si l’agresseur est un ecclésiastique, cet « omniprésent stéréotype moralisateur » (Marco Marzano). Affronter la crise des abus à partir du riche patrimoine doctrinal et moral de l’Église n’affaiblit pas l’institution. C’est plutôt l’occasion providentielle de mettre en lumière les défauts structurels qui empêchent l’annonce joyeuse de l’Évangile dans un monde d’abus : dynamiques autoritaires inconciliables avec la sensibilité d’aujourd’hui, dissimulation des vulnérabilités, prise de décision sans transparence ni cohérence avec ce qui est annoncé au nom du Christ.

5 L’explication de Joseph Ratzinger en 2019

Le 11 avril 2019, Benoît xvi a écrit un texte intitulé « L’Église et le scandale des abus sexuels » pour le mensuel allemand Klerusblatt. Dans cet article, avec une approche théologique aiguë de la réalité et avec sa sensibilité sacerdotale formée dans une période turbulente de l’histoire récente de l’Allemagne, il affirmait que la pédophilie cléricale était enracinée dans le changement de paradigme sexuel promu par la révolution de 1968 et la subséquente dissolution de la conception chrétienne de la moralité. Cet article de vulgarisation ne tenait cependant pas compte du fait qu’avant 1965, ces péchés furent abondamment traités par le Saint-Office comme des crimes, dans le cadre de la lutte contre « la sollicitation dans la confession ». Les centaines de cas conservés dans ses archives historiques en témoignent.

Dans les cinq premières décennies du xxe siècle – secrètement mais avec force, pour éviter le scandale – le Saint-Office appliqua l’instruction Crimen sollicitationis de 1922, réformée en 1962, document encore aujourd’hui largement méconnu. Elle était destinée à lutter contre les délits liés au sacrement de la pénitence. Mais ce n’est pas tout : elle devait être utilisée pour poursuivre les nombreux cas de corruptio minorum, souvent liés au crimen pessimum.

Ce « droit propre » n’a pas été abrogé par le Code de droit canonique (CIC) de 1983. En fait, il est resté en vigueur jusqu’en 2001, comme on peut le lire dans Ad exsequendam ecclesiasticam legem, l’interprétation authentique du 18 mai 2001.

6 Le choc du 8 novembre 1963 dans l’aula conciliaire

En outre, trois ans avant le changement culturel provoqué par mai 68, le pape Paul vi avait publié le 7 décembre 1965, à la veille de la conclusion du Concile, Integrae servandae, pour la réforme du Saint-Office. Il reprit ensuite ces changements dans Regimini Ecclesiae universae (1967) pour la réforme de la Curie dans son ensemble. Ces deux documents façonneront la gouvernance centrale de l’Église catholique au cours des décennies suivantes et un seul et même stylum curiae pour traiter les cas d’indiscipline ecclésiale grave.

Cependant, Integrae servandae ne peut être compris sans revenir à la discussion qui eut lieu dans l’aula conciliaire du 8 novembre 1963. Ce jour-là, au cours des interventions des Pères du Concile sur les raisons de la réforme de la Curie, le Cardinal Frings, archevêque de Cologne, sur la base d’un texte préparé pour lui par son jeune assistant théologien Joseph Ratzinger, déclara à l’approbation générale des personnes présentes :

Je pense qu’il est très important que ces règles, en particulier celles qui concernent la distinction claire entre la sphère administrative et la sphère judiciaire, soient étendues à toutes les Congrégations, y compris à la Suprema Congregatio Sancti Officii, dont la façon de procéder, à bien des égards, peu appropriée à notre époque, est nuisible à l’Eglise et, pour beaucoup, cause de scandale.

Dans ses Mémoires, le Cardinal Frings explique qu’il eut droit à davantage que de généreux applaudissements dans l’Aula :

Lorsque je suis entré dans la cafétéria vers 11 heures, j’ai été félicité par tout le monde. Mais le jour même, Ottaviani, président du Saint-Office, dont on attendait qu’il soit également rapporteur, répondit par un virulent discours, m’accusant d’avoir causé un outrage au pape.

Effrayé par cette réaction, Frings convoqua Hubert Jedin et les théologiens qui lui étaient les plus proches pour une réunion d’urgence à Santa Maria dell’Anima. Le soir même, comme le rapporte un article de L’Osservatore romano du 11 octobre 2008, le Cardinal recevait un appel de Paul vi : celui-ci lui demandait de préparer des propositions concrètes pour une réforme globale du Saint-Office. Avec l’aide d’Onclin et de Ratzinger, « le 18 novembre 1963, il fut en mesure de présenter au pape un Pro-memoria sous la forme d’une lettre de quatre pages » (N. Trippen).

7 L’« esprit conciliaire » : des garanties excessives ou un véritable anti-juridisme ?

Aujourd’hui, avec le recul, nous constatons que la préoccupation légitime du Cardinal Frings et de son jeune conseiller Joseph Ratzinger en vue d’assurer une plus grande « garantie » pour les théologiens accusés devant le Saint-Office a en fait abouti à un véritable « anti-juridisme » dans le champ ecclésial. La nouvelle Congrégation pour la Doctrine de la foi (C.D.F.) qui succéda au Saint-Office était certes plus administrative et moins judiciaire afin d’éviter le juridisme de l’approche précédente, mais elle tomba dans le travers inverse. Les concepts théologico-pastoraux remplacèrent complètement les concepts juridiques. Toute référence aux crimes réservés dans le crimen sollicitationis était désormais oubliée ne laissant que les crimes contra fidem. Dorénavant ce n’était plus des « causes » qui devaient être traitées mais des « questions ».

Les évêques comprirent que la C.D.F. renonçait à juger les crimes commis dans l’Église et que l’ « esprit conciliaire » exigeait de les traiter uniquement par des moyens pastoraux : deux ans plus tard, Regimini Ecclesiae universiae renforçait cette intuition en remplaçant l’expression « crimes contre la foi » par « erreurs sur la foi ».

Lors d’un entretien avec Peter Seewald en 2010, le pape Benoît xvi a déclaré :

À partir du milieu des années 1960, le droit pénal canonique n’était tout simplement pas appliqué. La conviction prévalait que l’Église ne devait pas être une Église de droit, mais une Église d’amour ; une Église qui ne devait pas punir.

8 Dans le Code de 1983, une loi pénale inapplicable

Le Code de droit canonique (CIC)de 1983, réforme législative du précédent code de 1917, a suivi la tendance postconciliaire mentionnée ci-dessus. Faute d’un nombre suffisant de canonistes formés au droit pénal, le garantisme et la complexité technique du CIC de 1983 l’ont rendu presque inapplicable. Vingt ans plus tard, on a dit avec dérision que le droit pénal ecclésial était comme Ben Laden : on savait qu’il existait, mais personne ne l’avait vu. D’autres affirmaient en revanche qu’il s’agissait d’un dispositif fait pour les anges et non pour les pécheurs.

Mais dans les années 1980, les limites du Code devinrent évidentes aux États-Unis : de simples « remèdes pastoraux » tels que la conversion personnelle et l’accompagnement spirituel, le transfert de paroisse et de diocèse ou les thérapies psychologiques s’avérèrent insuffisantes pour traiter les cas d’indiscipline les plus graves. En 1985, le père Gilbert Gauthe, de la Louisiane, fut accusé par Scott Gastal d’avoir violé trente-sept mineurs. Et ce n’était pas un cas unique…

9 Le préfet de la C.D.F. réagit

Joseph Ratzinger, alors nouveau préfet de la C.D.F., recevait constamment des plaintes de la part de nombreux prélats des États-Unis. Qu’il s’agisse du P. James Porter (USA), du P. Brendan Smyth (Irlande), ou encore de Mgr Hans Hermann Groër, archevêque de Vienne, la seule réponse que recevaient les évêques était d’« appliquer le nouveau Code, qui est d’une grande qualité technique, et donc d’engager immédiatement des poursuites pénales contre les accusés ». À condition qu’on ne leur reproche pas de se laisser emporter par « l’hystérie collective ». La réalité, cependant, l’emporta. En 1994, le Saint-Père dut émettre un indult pour les États-Unis (étendu en 1996 à l’Irlande).

Face à ce qui était déjà devenu un cauchemar médiatique et économique et, à tort, sans aucune référence aux compétences historiques de la C.D.F., on ordonna que la Congrégation pour le clergé serait compétente pour les recours administratifs et la Rote romaine pour les appels. On peut dire que dans les années 1990, en raison de l’inactivité depuis Integrae servandae de 1965, la Curie romaine elle-même en était venue à perdre la mémoire de la pratique pénale et de son pouvoir de coercition.

Dans ces conditions, le Cardinal Ratzinger fit une fois de plus preuve de clairvoyance et de sagesse pastorale. Partant d’une prémisse historico-juridique erronée mais suivant en revanche un raisonnement théologique correct, il parvint à la bonne conclusion. De tels comportements n’avaient pas seulement causé des dommages irréparables aux victimes, mais constituaient une attaque directe contre la foi. Et le pape Benoît xvi de se souvenir : « Avec le pape Jean-Paul ii, nous avons convenu qu’il serait opportun d’attribuer la compétence pour ces crimes à la Congrégation de la foi et précisément sous le titre Delicta maiora contra fidem » (11 avril 2019).

Plutôt que de « répartir » les compétences, langage typique des années 1990, on résolut enfin le problème en rappelant que ce type de comportement criminel était et restait réservé à la C.D.F. Cela mit fin à la très regrettable pratique de régler la majorité des affaires par des indemnités de plus en plus importantes, basées sur des règlements financiers extrajudiciaires. Mais le flot incessant des saletés, de la douleur, de l’injustice et de la honte n’avait pas encore commencé à se déverser.

10 Sacramentorum sanctitatis tutela en 2001 : un changement de direction de 180 degrés

En 2001, le Cardinal Ratzinger obtint de saint Jean-Paul ii une loi spéciale qui déterminait une fois pour toutes que ces péchés, en plus d’être des crimes, soient parmi les plus graves (delicta graviora) en raison des dommages qu’ils causaient à la foi des simples croyants et qu’ils soient par conséquent réservés à la C.D.F. (delicta reservata).

Nécessaires pour mettre fin à l’impunité de tant de clercs pédophiles récidivistes, les nouvelles normes furent promulguées par le Motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela le 30 avril 2001, anticipant ainsi de huit mois l’éclatement de l’affaire Spotlight à Boston le 6 janvier 2002.

Les événements dépassèrent largement les attentes du législateur : l’avalanche d’affaires portées devant la C.D.F. après Spotlight montra que la simple réserve à la C.D.F. ne garantissait pas une solution juste à la crise, car, comme nous l’avons vu, la loi à appliquer était trop complexe et trop protectrice.

Le préfet Ratzinger avait un nouveau Promoteur de Justice, Charles Scicluna : faisant preuve d’une décision politique et d’une créativité juridique inhabituelles, du 7 novembre 2002 au 14 février 2004, il demanda au Saint-Père, dans des audientiae de tabella successives, des « facultés spéciales » pour faire face efficacement à la situation exceptionnelle qui s’était présentée. Parmi les principales, il s’agissait de procéder à la démission par voie administrative, de déroger ad casum à la prescription, de résoudre les recours au sein même de la C.D.F. et, en tant qu’organe spécialisé, de juger les Cardinaux, évêques et autres hiérarques accusés d’avoir commis ces crimes.

La première révision majeure de Sacramentorum santitatis tutela en 2010 intégra définitivement ces facultés spéciales et introduisit d’autres changements législatifs non négligeables : l’assimilation des adultes ayant un usage imparfait de la raison, l’extension du délai de prescription à 20 ans après l’âge de la majorité et l’imposition de mesures de précaution également dans les procédures d’enquête.

Joseph Ratzinger, qui avait été assistant du Cardinal Frings au Concile, avait promu dans les années 1960 la réforme tant attendue du Saint-Office. Sans que cela ne le qualifie de « progressiste », ni ne soit la preuve d’un grand tournant vers des positions conservatrices, il est certain que, pendant le Concile, il fut le champion de la dénonciation de la prétendue répression exercée par le Saint-Office à l’encontre des théologiens. À une époque d’optimisme généralisé dans un monde par ailleurs en voie de sécularisation (W. Brandmüller), l’action inquisitoriale était considérée comme incompatible avec la modernité et donc intolérable. L’ignorance généralisée de l’activité du Tribunal Suprême du Saint-Office n’est donc pas surprenante. Outre les questions doctrinales, ce Tribunal traitait les affaires disciplinaires les plus graves portées par les « suspects d’hérésie » (Immensa aeterne Dei, 1588) : magie, divination, superstition, abus des sacrements, sollicitation ad turpia, reniement de la foi, pactes sataniques avec meurtres d’enfants, etc. L’activité criminelle de l’Inquisition romaine était inconnue du grand public, car elle était couverte par le « secret du Saint-Office ».

Les plus de trente années (1965-2001) d’inaction ecclésiastique face à des cas ponctuels de corruptio minorum sont devenues un chaudron en ébullition qui ne pouvait que finir par exploser. L’ambiguïté d’Integrae servandae (1965) et de Regimini Ecclesiae universae (1967) a fait oublier aux évêques l’extrême gravité de tels comportements. Les accusés n’étaient pas simplement des malades ou des pécheurs. Les experts psychologues n’ont pas aidé non plus car ils considéraient généralement les pédophiles comme guérissables : après leur passage dans des cliniques spécialisées et des expertises positives, ils ont été réintégrés à plusieurs reprises malgré des délits répétés.

Dans la douloureuse leçon de la crise des abus, Joseph Ratzinger et avec lui toute l’Église ont finalement appris qu’il est impossible de maintenir la discipline de l’Église sans appliquer la contrainte pénale, au moins dans les cas les plus extrêmes. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de transgression sexuelle cléricale, qui a toujours existé, mais d’un problème de gouvernance dans une Église naïve face à la réalité du péché. La protection du peuple de Dieu est la tâche incontournable de tout évêque ou supérieur. Elle fait partie du munus pastoralis : c’est peut-être la tâche la plus difficile et la plus délicate, puisque le statut juridique de la personne est en jeu.

II Les cinq premières années du pontificat de François (2013-2017) : la continuité

1 Un contexte ecclésial en mutation

Si Benoît xvi a compris la gravité de la crise cachée derrière un tabou social séculaire et a réagi en mettant en œuvre une législation ecclésiale contre les abus, François a su éveiller une nouvelle sensibilité basée sur sa perception personnelle des causes qui provoquent de tels comportements. Tout cela, à partir de son processus intérieur particulier ou « conversion ».

Contrairement à ses prédécesseurs, Bergoglio est originaire de la scène culturelle latino-américaine. Sa formation intellectuelle et spirituelle a été façonnée par la tradition jésuite. On ne comprendrait pas non plus son style de gouvernement pastoral si on ne prenait pas en compte le discernement continu des mouvements intérieurs ou des motions des esprits, comme le proposent les troisième et quatrième règles de la première semaine des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola.

Une fois devenu évêque de Rome, il avait compris qu’il vivait dans un contexte historique différent : « nous ne vivons pas dans une ère de changements, mais dans un changement d’ère » (10 novembre 2015). Certaines causes du phénomène perdurent, comme la banalisation de la sexualité dans la société hédoniste et relativiste d’aujourd’hui, imprégnée, comme nous l’avons vu, d’une culture de la liberté sans limites morales. D’autres causes, en revanche, ont évolué de manière significative au cours des dix dernières années et cette tendance se poursuit. Ainsi, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi (D.D.F.) observe aujourd’hui une diminution progressive des taux de pédophilie homosexuelle cléricale au niveau mondial, bien que les données soient encore très préoccupantes dans les diocèses à forte tradition catholique, où le célibat est encore compris et accepté (cf. la rencontre de François avec les évêques italiens le 21 mai 2018) : à cela s’ajoute la prise en compte de nouveaux cas de type hétérosexuel en provenance des « jeunes Églises » (Ad gentes 22) mais aussi les efforts actuels dans les séminaires et les noviciats pour améliorer le discernement vocationnel, à la suite de la publication, le 8 décembre 2016, de la Ratio fondamentalis « Le don de la vocation sacerdotale ».

2 La sensibilité critique de François au cléricalisme et à l’élitisme dans l’Église

D’autre part, si la relation asymétrique ou la position de supériorité de l’auteur est toujours significative dans toute agression sexuelle sur un mineur, les nouvelles plaintes auprès du D.D.F. montrent à quel point l’abus de pouvoir exercé sur la victime et ses proches est déterminant, en particulier dans les sociétés à faible niveau démocratique.

Les ecclésiastiques qui abusent de mineurs – certes, une minorité – ne souffrent généralement pas de troubles graves de la personnalité. Ce sont des ministres qui, avec un comportement sexuel anormal ou une paraphilie, mais de manière pleinement consciente et libre, ont également des relations sexuelles avec des mineurs ou des personnes vulnérables, c’est-à-dire avec des personnes qui ne sont pas en mesure de donner un consentement pleinement libre. Il s’agit de pasteurs qui détournent le sens du don reçu lors de l’ordination et, alors qu’ils sont serviteurs, s’en servent pour leur propre bénéfice sexuel. Ces clercs, avec leurs « crimes abominables » (Benoît xvi, 28 octobre 2006), ne servent pas, mais utilisent le don reçu ; les privilèges qu’ils s’accordent en vivant leurs vœux ou leurs promesses sont à l’origine de la « tragédie » actuelle (François, 1er mai 2016).

Le diagnostic de François est juste : il y a toujours eu et il y aura toujours une minorité de clercs qui transgressent gravement le célibat, comme le prouvent les archives historiques du D.D.F. La sécularisation interne de l’Église, contaminée par l’absence de Dieu dans tant de sociétés aujourd’hui, accroît un problème qui, par ailleurs, ne s’est pas aggravé grâce au sérieux avec lequel l’Église applique aujourd’hui le droit canonique. Mais ce qui, en revanche, est déterminant, c’est le cléricalisme multiséculaire ou la conception élitiste du ministère, désormais devenus intolérables pour de nombreux fidèles habitués à vivre dans une culture du respect des droits individuels. Dénoncer les injustices subies dans l’Église ne doit jamais être une déloyauté ou un péché, car c’est un droit (CIC 221). La conjoncture historique actuelle expliquerait donc la mise en lumière de faits qu’il était auparavant difficile de dénoncer en raison d’un « amour de l’Église » mal compris ou d’un « respect révérencieux » pour les supérieurs contaminés par le « levain d’Hérode et des pharisiens » (Mc 8, 14).

3 De nouvelles tensions apparaissent

Dès le début de son pontificat, François a fait sienne la devise de la « tolérance zéro » (expression de G. Kelling de 1990, reprise par W. J. Bratton, du service de la circulation de la ville de New York et diffusée en 1993 par le maire Rudy Giuliani). S’agissait-il de la volonté de toute l’Église ou d’un leitmotiv plus répété qu’assumé ? La crise des abus a conduit en grande partie à la démission de Benoît xvi et il n’était plus possible de cacher la réalité de la gravité du problème.

Des cas ont continué à émerger, certains avec une grande résonance internationale, comme la démission du Cardinal O’Brien d’Édimbourg et l’arrestation par la gendarmerie vaticane du nonce Jozef Wesolowski. De son côté, la Commission des droits de l’enfant des Nations-Unies, sensible au « secret pontifical » qui régit ces affaires canoniques, insiste pour que le Saint-Siège respecte la Convention internationale des droits de l’enfant et de l’adolescent en matière de « transparency ».

4 Des mesures concrètes dans la continuité

En réponse, en mars 2014, François a invité le Cardinal O’Malley de Boston à présider un nouvel organe consultatif du Saint-Siège, composé de huit hommes et huit femmes : la Commission pontificale pour la protection des mineurs, « afin d’offrir des propositions et des initiatives visant à améliorer les normes et les procédures de protection de tous les mineurs et des adultes vulnérables ». La démission ultérieure de Peter Saunders et Mary Collins, « déçus par le manque de coopération des autres organes de la Curie », a mis en évidence l’absence d’un projet clair et partagé, contrairement aux souhaits exprimés par le Saint-Père.

Afin d’améliorer le traitement procédural de ces affaires, dont l’augmentation progressive semblait paralyser le travail de la ive Cour de la C.D.F., un Collège d’examen des recours a été créé en 2015. Telle une cour de cassation, intégrée à la C.D.F. et non présidée par le Préfet pour plus d’indépendance (Mgr Scicluna la présidera), cette troisième instance de la procédure administrative a marqué les jurisprudences successives du Dicastère, avec des résultats mitigés dus à la tension entre un secteur de juristes plus protecteur de la loi et un autre plus attentif aux victimes ou aux dommages causés à la communauté ecclésiale.

En 2016, le pape promulgue le Motu proprio As a Loving Mother (Come una madre amoravole) pour répondre à la grave négligence de certains hiérarques dans le traitement de ces affaires : texte trop révolutionnaire à l’époque puisqu’il ne visait pas la responsabilité pénale de la hiérarchie mais une responsabilisation de nature morale, sa receptio legis est problématique en raison de l’accueil mitigé qu’il a reçu de la part des évêques. Le fait qu’il ait ainsi été oublié révèle à quel point est répandue l’idée que « le scandale est pire que l’abus lui-même ».

III La seconde moitié du pontificat (2018-2023) : la conversion personnelle d’un pape

1 Janvier 2018 : la « crise chilienne » éclate

Dans cette tension entre un secteur ecclésial qui cherche ce qui semble impossible dans notre monde de communication virtuelle, à savoir cacher la réalité des abus, et un secteur qui comprend la nécessité d’affronter le problème une fois pour toutes avec une responsabilité institutionnelle à travers un chemin de vérité et de réparation (responsability), le pape, lors d’un de ses voyages apostoliques, a été défavorablement touché par la froideur de l’accueil qui lui a été réservé. Nous sommes en janvier 2018. Le Chili, pays de profonde tradition catholique et très proche de sa vie même en Argentine, l’accuse d’inaction face aux plaintes répétées d’un groupe de victimes du célèbre curé d’El Bosque, le révérend Fernando Karadima.

Dans l’avion qui le ramène à Rome, il est interpellé par une jeune journaliste américaine de l’Associated Press, Nicole Winfield : « Non, ce n’est pas une façon de procéder, Saint-Père ». Le pape se dit alors :

« Voilà une femme courageuse, n’est-ce pas ? » Je m’en souviens, elle était devant moi. Et j’ai continué à dire : « Qu’est-ce que je fais ? » Ma tête était comme ça (fait un geste d’explosion). C’est là que ça a explosé, quand j’ai vu la corruption de nombreux évêques dans ce domaine.

Avec la franchise qui le caractérise, le pape a révélé dans une récente interview, le 24 janvier 2023, comment il a commencé le voyage intérieur qui l’a conduit à une profonde conversion. Avec une grande liberté d’esprit, il s’est laissé interpeller par ce qu’il avait vu au Chili : la corruption de certains évêques qui couvraient les abus d’une partie du clergé, même de bonne foi, en croyant protéger l’Église. Ce pape jésuite, après avoir demandé conseil et mûri dans la prière ce qui s’était passé, a décidé d’envoyer une petite délégation composée de Mgr Charles Scicluna et du soussigné, pour chercher à savoir si les affirmations des victimes de Karadima étaient vraies.

2 Le regard sur les victimes dans un « temps d’écoute et de discernement »

Le rapport qui a suivi la « mission Scicluna-Bertomeu » a donné au Saint-Père une meilleure idée des crimes précédemment dénoncés et non encore jugés dans ce pays, non seulement dans l’affaire Karadima, mais aussi des atrophies structurelles qui ont permis une telle impunité. En outre, la situation chilienne est très similaire à celle que connaissent d’autres Églises locales.

Après 20 ans de mise en œuvre de mesures juridiques, la crise des abus non seulement ne semblait pas résolue, mais se propageait. François a discerné qu’en plus de bonnes lois, il fallait avant tout un changement de mentalité au sein du peuple de Dieu tout entier, à commencer par lui-même, ses frères dans l’épiscopat et la Curie romaine.

Faisant preuve d’une humilité désarmante, il a tenu à s’excuser personnellement pour ses propres erreurs dans le traitement des victimes de Karadima. Il les a invitées dans sa propre maison, à Sainte-Marthe, pour les écouter et partager leur douleur. Il y avait deux groupes : l’un constitué de prêtres abusés, l’autre de laïcs. Il a été particulièrement frappé par le témoignage du journaliste Juan Carlos Cruz qui, au cours des années précédentes, avait réussi à convaincre tout le monde de la crédibilité de son témoignage grâce à une utilisation très habile des médias et à son livre autobiographique La fin de l’innocence. Mon témoignage.

Profondément ému par ces rencontres personnelles, le pape a convoqué les trente-deux évêques chiliens pour discerner avec eux ce qui s’était passé. Ils ne devaient pas le faire en tant que responsables d’une entreprise offrant des services ou pour chercher des boucs émissaires pour un événement dont ils étaient solidairement responsables. Ils étaient appelés à agir à la lumière de l’Esprit en tant qu’hommes de foi, disciples d’une Victime, le Crucifié. En préparation de la rencontre de Rome, au cours de laquelle les prélats finiraient par mettre leur charge à la disposition du Saint-Père (techniquement, il ne s’agissait pas d’une démission d’office selon le canon 184), il leur a écrit une lettre le 17 mai 2018.

Par la suite, il a de nouveau envoyé ses deux délégués demander pardon en son nom au diocèse d’Osorno, s’adressant cette fois à l’ensemble du Chili dans sa Lettre au peuple de Dieu en pèlerinage au Chili (31 mai 2018). Il y parle pour la première fois de la nécessité de dire « plus jamais à la culture de l’abus ainsi qu’au système de dissimulation qui lui permet de se perpétuer ».

Enfin, dans la très importante Lettre au peuple de Dieu du 20 août 2018, il a placé pour la première fois dans un document magistériel les expressions d’« abus de pouvoir », d’« abus sexuel » et d’ « abus de conscience » sur le même plan. François a ainsi ouvert une voie de réflexion totalement nouvelle sur l’exercice du pouvoir dans l’Église, son abus sous toutes ses formes et sa dissimulation, ainsi que sur la protection efficace des fidèles.

3 Ouvrir des processus de guérison dans l’« année de la crise chilienne »

Touché au plus profond de lui-même par les témoignages des victimes chiliennes, auxquelles il a consacré de longs moments pour écouter leurs histoires, il a compris les conséquences d’une Église qu’il a sentie « sourde et autoréférentielle », comme il l’avait déjà exprimé dans le message pour la Journée missionnaire mondiale de 2017. La guérison d’une situation aussi complexe ne pouvait venir de l’application formaliste de lois, comme c’était le cas depuis 2001. Elle ne pouvait pas non plus venir de la simple mise en œuvre de nouvelles mesures de prévention, comme cela avait été le cas avec les lignes directrices approuvées par la plupart des évêques depuis 2012.

François a compris que la reconstruction de la crédibilité perdue ne serait possible qu’en entamant des processus spirituels attentifs au mystère du mal et mûris dans l’écoute et l’attention aux plus vulnérables. Plus paternel que jamais, il a perçu au cours de l’année 2018, dite « année de la crise chilienne », la nécessité d’une profonde « conversion personnelle » qui, à partir d’une « pastorale de la conversion », conduit à une « conversion pastorale » généralisée.

4 Sommet du Vatican en février 2019 : une Église proactive

Conscient du munus petrinum qu’il incarne, le pape a proposé à la fin de l’année à tous ses frères dans l’épiscopat le chemin intérieur particulier qu’il a lui-même suivi au cours de l’année 2018. Pour ce faire, il a convoqué en décembre les présidents de toutes les conférences épiscopales du monde à un sommet à Rome.

Contrairement aux précédentes initiatives similaires, il a suggéré qu’avant de se rendre à Rome, chacun d’entre eux rencontre une victime d’abus sexuel et se laisse interpeller par sa douleur. Le sommet, qui s’est déroulé du 21 au 24 février 2019, s’est concentré sur la nécessité d’une « Église plus transparente, plus responsable et plus redevable ».

Curieusement, l’intervention la plus appréciée pour sa parfaite interprétation des sentiments de François sur les abus a été celle d’une journaliste laïque mexicaine, Valentina Alazraki. Dans ses conclusions, elle a mis l’accent sur la nécessité d’une nouvelle attitude proactive :

Je voudrais qu’à cette occasion, l’Église soit à la manœuvre et non sur la défensive, comme cela est arrivé dans le cas des abus d’enfants. Ce pourrait être une grande occasion pour l’Église de prendre l’initiative et d’être à l’avant-garde de la dénonciation de ces abus, qui ne sont pas seulement sexuels, mais surtout des abus de pouvoir.

5 La loi 297 et Vos estis lux mundi : un pas de géant vers la responsabilité

Tout d’abord, François a ordonné que l’État de la Cité du Vatican se dote d’une législation pour la protection des mineurs à la hauteur des plus sérieuses et rigoureuses du monde (Loi 297 du 26 mars 2019). Par la suite, reprenant des définitions du droit ecclésiastique qui ne sont pas nécessairement liées à la tradition canonique mais qui découlent du droit international et des engagements pris par le Saint-Siège dans la communauté des nations, une loi sur la transparence obligatoire des informations a été adoptée. Il s’ensuivait dès lors que pour mettre fin une fois pour toutes aux dissimulations dans l’Église, tous les diocèses du monde devraient mettre en place, dans un délai d’un an, des « structures stables et facilement accessibles » pour recevoir les plaintes pour mauvaise conduite, avec une obligation positive de prendre soin des victimes. Il s’agit du Motu proprio décisif Vos estis lux mundi, en vigueur depuis le 1er juin 2019, qui régit la réception et le traitement des plaintes pour délits sexuels prétendument commis par des clercs et d’autres fidèles, non seulement à l’encontre de mineurs mais aussi d’adultes vulnérables.

6 Avril 2019 : une fausse polémique

L’un des signes de notre temps est la confrontation et la tension résultant de propositions maximalistes, idéologiques et manichéennes. Dans l’Église aussi. Oubliant que le diable sème continuellement de l’ivraie dans un champ qui appartient à Dieu, les gens jugent leurs voisins non seulement sans pitié, mais aussi sans en connaître la cause. Tout le monde donne son avis, même les lâches qui se cachent dans l’anonymat. Tous jugent et prononcent des jugements dans l’ignorance la plus audacieuse. Tous s’autoproclament exécuteurs de la volonté de Dieu qui leur convient le mieux. Même le Saint-Père n’est pas épargné par leurs attaques.

Benoît xvi publia en avril 2019 sa réflexion personnelle citée plus haut L’Église et le scandale des abus sexuels, dans le but d’aider son successeur à réfléchir. Manipulant le contenu du document, beaucoup ressentirent le besoin d’attaquer ce dernier – de la manière la plus injuste et la plus atroce qui soit – pour sa prétendue tolérance du laxisme moral du clergé, à partir d’une fausse miséricorde et d’un relativisme doctrinal et pastoral. La réflexion du pape émérite ne doit cependant pas être opposée à l’attitude de François, car l’une et l’autre expliquent deux moments de l’histoire récente de l’Église. La combinaison des deux, ainsi que d’autres faits indéniables tels que l’anti-juridisme post-conciliaire et l’opposition croissante actuelle des fidèles à toutes les formes d’autoritarisme abusif, aident à expliquer ce qui s’est passé et la gravité de l’état d’urgence ecclésial actuel.

À la lumière des cas reçus par le D.D.F. ces dernières années, François a bien situé l’abus sexuel dans le contexte de relations asymétriques qui deviennent toxiques lorsque quelqu’un profite de sa supériorité pour son propre bénéfice. C’est particulièrement grave lorsque, à partir de la position d’autorité que lui confère le fait de se présenter comme un « homme de Dieu », l’agresseur sexuel pénètre la conscience ou la vie intérieure de l’abusé. La vulnérabilité de ce dernier et sa fragilité ne pourraient pas se comprendre sans la réduction de sa capacité à consentir et à réagir de manière adéquate.

L’abus de pouvoir, qui dans l’Église est toujours un abus de conscience ou un abus spirituel, constitue le grand dossier en souffrance, car il découle d’une relation de confiance et de dépendance fondée sur l’acceptation d’une médiation spirituelle ecclésiale. Il est en effet le prélude et le terrain de tout abus sexuel.

7 Le Rescrit de 2019 : faire de la transparence une réalité

Quelques mois plus tard, par deux Rescrits ex audientia sur les modifications aux Normae de gravioribus delictis et sur la confidentialité des causes (3 et 6 décembre 2019), François facilitait l’accès aux procédures pour les justiciables et, par surcroît, montrait son courage en matière de gouvernance pastorale en désactivant la possibilité d’invoquer le « secret pontifical » pour contourner la justice. L’exigence de confidentialité propre aux causes où la bonne réputation de nombreux fidèles est en jeu, la défense de la liberté et de l’autonomie de l’Église ne pouvaient plus être des excuses pour empêcher la dénonciation d’actes délictueux ou leur dissimulation ecclésiastique. Le pape indiquait ainsi aux futurs responsables ecclésiaux une ligne de conduite très intéressante, à savoir que le munus pastoralis ne doit pas être compris seulement en termes de juridiction, mais aussi en termes de responsabilité, et cette dernière pas uniquement en termes de responsabilité pénale. Les pasteurs ne doivent pas avoir comme horizon ultime le simple accomplissement de la discipline canonique, mais faire de leur leadership un ministère de protection et de soin, en particulier pour les membres les plus vulnérables qui leur sont confiés par le Seigneur.

8 Plus de concret : le Vademecum 1.0

Si tous ces changements législatifs suffisent à montrer la détermination de François dans la lutte contre les abus dans l’Église, en 2020 il encouragea la publication par la C.D.F. d’un premier Vademecum 1.0 qui, sans être un texte normatif, était une aide très importante pour les ordinaires et les hiérarques. Mis à jour dans sa version 2022 « 2.0 », ce document fournit la praxis du Dicastère en matière de procédure et insiste sur le respect scrupuleux des principes du procès équitable, tout en facilitant également la compréhension de l’acquis toujours complexe en matière de droit pénal.

9 Le nouveau Livre vi et Sacramentorum sanctitatis tutela: deux jalons pour la protection

Le 8 décembre 2021, après douze ans de travail, est entrée en vigueur la réforme en profondeur des 89 canons du Livre vi du CIC 1983, le droit pénal de l’Église. Outre une nouvelle systématisation des délits contre le sixième commandement du Décalogue avec les mineurs parmi ceux qui portent atteinte à « la vie, la liberté et la dignité » (Titre vi), le nouveau Livre vi élargit d’une part les sujets actifs qui peuvent être inculpés (tout religieux et membre d’une société de vie apostolique ainsi que les fidèles laïcs ayant une dignité particulière, un office ou une fonction), d’autre part les sujets passifs du délit (les adultes auxquels la loi reconnaît la même protection qu’aux mineurs) et enfin les types de délits (pédopornographie et délit contra Sextum avec abus d’autorité). Cette promulgation a été suivie, également en 2021, de la réforme des normes dans le Motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela : celui-ci a clarifié le procès administratif et introduit certains éléments pour tenter de mieux garantir le droit à la défense de l’accusé.

Essentiels à la réalisation de la justice dans l’Église, ces deux documents ouvrent de nouvelles voies pour la poursuite non seulement des crimes sexuels, mais aussi d’autres abus de pouvoir.

10 Un bilan provisoire plus que positif

Le pape François a apposé sa marque personnelle à l’intense et pas toujours bien connue activité pénale de ces dix dernières années. Dès son premier écrit programmatique de 2013 qu’il proposait comme l’un des piliers de sa pensée, il a lui-même insisté sur la mise en route de processus à la lumière de l’Esprit : « privilégier le temps, c’est se préoccuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (Evangelii gaudium 223). Comme il l’a récemment rappelé aux jeunes, « n’oubliez pas ce mot : initiez des processus, tracez des chemins, élargissez les horizons, créez des appartenances » (21 novembre 2020).

Nous sommes donc face à un processus qui a été ouvert. Débarrassée du confort de fausses sécurités, en particulier des mécanismes légalistes qui sont en fait un obstacle à la véritable justice, l’Église des prochaines décennies pourra difficilement continuer à banaliser les relations de pouvoir asymétriques toxiques. Modelé à la lumière du Concile Vatican II, le style évangélique de François est une source d’inspiration pour tous les responsables ecclésiastiques, qui doivent accueillir avec empathie la personne concrète qui se sent abusée, dans toute sa complexité et sa souffrance : « je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités » (Evangelii gaudium 49). Tout le contraire d’une complaisance dans les succès terrestres ou d’une indifférence inacceptable à l’égard des victimes. On est loin d’une Église qui explique les abus de manière simpliste et idéologique, relativisant le scandale provoqué dans une société désormais plus égalitaire et plus respectueuse des droits.

L’engagement de réformer la Curie romaine pour la rendre plus efficace et professionnelle autant que missionnaire et évangélisatrice (Praedicate evangelium, 19 mars 2022), appelle implicitement toutes les Églises locales à éviter les dangers de l’amateurisme et de la négligence dans l’administration de la justice canonique.

La prendre au sérieux comme le fait le pape, c’est d’abord former des canonistes, clercs et laïcs, capables de gérer rigoureusement la justice réparatrice. Cela implique une obéissance affective et effective au Saint-Père en instituant des structures, des commissions ou des bureaux diocésains qui accueillent dûment les victimes. Il s’agit d’œuvrer résolument en faveur d’une « culture préventive du soin », ce qui implique des formations interdisciplinaires sur un sujet très technique et très complexe.

IV Le grand défi de François : des relations plus saines en Église

1 Perspectives ouvertes et connivence synodale

Les étapes décrites ici montrent la détermination sans équivoque de François à résoudre une fois pour toutes la tragédie des abus sexuels commis par des clercs sur des mineurs. De manière très ambitieuse, il a aussi appelé l’Église tout entière à être un lieu de relations saines et sûres pour les fidèles les plus vulnérables dans les années à venir.

C’est l’éternel problème du bon usage du pouvoir : certes, il existera toujours des relations asymétriques, mais l’enjeu est qu’elles soient bénéfiques plutôt que toxiques. Dans un monde d’abus (où règne le « pouvoir mondain »), l’Église est appelée à être disciple du Tout-Puissant qui se rend vulnérable sur la Croix et nous montre que le vrai pouvoir est le service (c’est le « pouvoir chrétien »). Elle n’est pas seulement appelée à surmonter la blessure d’être appelée un espace d’abus systémique : sa vocation est d’être une mère et une éducatrice dans le soin et la protection.

En ouvrant de nouvelles perspectives dans la poursuite pénale des abus, quelles que soient leurs manifestations, indique un projet qui nécessitera la participation de tous les baptisés. En témoignent les nombreuses initiatives des Conférences épiscopales, des universités, du Centre pour la protection des mineurs de l’Université pontificale grégorienne, du Centre de recherche et de formation interdisciplinaire pour la protection des mineurs (CEPROME), le Conseil épiscopal d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAM), etc. L’expérience synodale actuelle, en tant que dépossession pneumatologique, peut être une excellente méthodologie pour approfondir la réponse aux abus.

2 Un processus en cours d’élaboration

Dix ans de réformes se sont écoulés et nous pouvons encore affirmer que le processus actuel vient à peine d’être mis en route, avec des éléments concrets qui doivent encore être analysés et résolus.

En plus de sensibiliser l’ensemble du peuple de Dieu à la nécessité d’éradiquer les abus sexuels en son sein,

1. Il faudra travailler à un mode d’exercice du pouvoir et de l’autorité, dans toutes les instances ecclésiales, qui évite les « asymétries toxiques » (exercice autoritaire ou servile de la potestas sacra ? Autorité enracinée dans le cléricalisme ou ouverte à tous les charismes et sensibilités, notamment ceux des groupes traditionnellement marginalisés comme les femmes ? Constitution d’organes d’intervention institutionnalisés ou task forces spécialisées dans les interventions, les audits et les expertises ?).

2. Face à un problème de maturité dans l’exercice du ministère de la part de certains de ses ministres, le recrutement, le discernement vocationnel et la formation à l’affectivité dans les séminaires et les noviciats devraient être revus.

3. Les problèmes d’un clergé vieillissant, stressé, surchargé, désorienté face à une société indifférente et même agressive, devront être abordés de manière moins sociologique et plus théologico-spirituelle, afin d’offrir un charisme de synthèse et non la synthèse de tous les charismes ecclésiaux.

4. La prévention est une tâche en suspens dans la majeure partie de l’Église : quand pourrons-nous nous présenter avec nos devoirs faits ?

5. Pour retisser le tissu de confiance déchiré par les abus, il faut une communication ecclésiale plus fine, plus humble, plus empathique, plus professionnelle et, surtout, toujours authentique.

6. Sur le plan juridique, il est peut-être temps de revoir la continuité du Collège d’examen des recours qui, institué en raison d’un excès de cas, a déjà fait son temps. La troisième instance administrative pourrait ainsi être renvoyée à la session du mercredi (la « feria iv ») du D.D.F., où l’interaction entre juristes et théologiens permet de mieux contextualiser les atteintes les plus graves à la foi des simples.

7. Une « procédure pénale abrégée », dans le style du Motu proprio Mitis iudex Dominus Iesus sur la réforme du procès pour les causes de nullité de mariage (2015), pourrait éviter les inconvénients d’une application massive de la procédure administrative, en raison d’un manque chronique de canonistes.

8. La classification de la compétence historique du Saint-Office connue sous le nom de « faux mysticisme » parmi les « crimes contre la foi » du canon 1362 permettrait de poursuivre plus sûrement les manipulations plus graves de la conscience des fidèles, comme dans les cas qui font actuellement grand scandale. De même, les cas plus graves d’abus sexuels sur des adultes vulnérables pourraient être réservés au D.D.F. en tant qu’organe spécialisé.

9. Le manque criant d’experts en droit pénal canonique réclame partout des cours spécialisées, à commencer par le D.D.F.

10. La Commission pontificale pour la protection des mineurs, après huit ans d’existence, bénéficierait d’une clarification de ses compétences et de ses relations avec le D.D.F., l’organe qui détient le savoir-faire en matière d’abus dans l’Église.

3 Ad multos annos !

La lutte contre les abus est au cœur du pontificat actuel. Les progrès accomplis, insuffisants pour une opinion publique internationale très sensible à la pédophilie cléricale, incitent à affronter avec plus de détermination le processus en cours.

Nous avons appris des erreurs du passé. En particulier de l’anti-juridisme post-conciliaire : nous connaissons aujourd’hui les conséquences de cette lecture superficielle des « signes des temps » (Gaudium et spes 4), catégorie conciliaire clé pour exprimer la conscience ecclésiale collective de ces réalités, qui « modifie dans un sens messianique l’équilibre des relations humaines » (Casale Rolle), mais qui a fini par devenir un critère exégétique anti-institutionnel.

Loin d’être résolue, la crise des abus dans l’Église est un défi pour notre expérience de foi et notre proposition d’évangélisation. Si être chrétien, c’est vivre la rencontre avec le Christ victime, la manière dont nous traiterons la pédophilie dans l’Église à l’avenir sera le thermomètre de notre obéissance au Seigneur. Elle sera aussi la mesure de notre service à un monde de frères et de sœurs qui aspirent eux aussi à des relations plus saines et plus sûres1.

Notes de bas de page

  • 1 Article paru en espagnol dans la revue Pliego 3/308 (mars 2023), p. 21-32. Nous remercions Mgr Bartomeu et Vida Nueva d’avoir autorisé la NRT à traduire ce texte, et Alphonse Borras et Alain Mattheeuws pour leurs relectures attentives.

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