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Sur la déconstruction du christianisme

À propos de Jean-Luc Nancy

Yves Labbé
Prolongeant la critique de la religion par Nietzsche mais aussi le démontage de la métaphysique par Heidegger puis Derrida, le philosophe Jean-Luc Nancy poursuit une « déconstruction du christianisme ». Celui-ci a depuis toujours scindé la foi de ses croyances. Cette foi est devenue aujourd’hui ce qui reste du christianisme. C’est à partir de ce mouvement de transcendance, désormais tenu dans les limites de l’immanence, que le sens peut continuer d’habiter le monde et que l’architecture du christianisme se laissera dévoiler et démonter. La philosophie s’approchant ici de la littérature, en usant d’une écriture généreuse en transgressions, il fallait d’abord reconstituer une argumentation dispersée en deux séries d’essais. Il convenait ensuite de montrer comment la foi chrétienne ne se retrouve pas sans croyances ni raisons face à ce qui en représente finalement une destruction.

Né en 1940, professeur à l’Université de Strasbourg, le philosophe Jean-Luc Nancy a publié deux ouvrages sous un thème commun : « Déconstruction du christianisme »1. Si chacun des ouvrages soutient de manière autonome le même propos, toujours sous mode de compilation plutôt que de progression, les titres évoquent successivement les aspects négatif et affirmatif d’une analyse philosophique qui entend défaire l’architecture doctrinale du christianisme en y dissociant la croyance et la foi. La déclosion ouvre la clôture de la pensée occidentale soumise à la croyance monothéiste et à son héritage métaphysique. L’adoration prend la relève de la foi comme ouverture à une transcendance dans l’immanence, une infinité du sens dans les limites du monde.

Lier ainsi les termes de croyance et de foi, comme de transcendance et d’immanence, place la critique de Nancy dans un ensemble d’œuvres philosophiques contemporaines qui désirent recueillir quelque chose d’essentiel du christianisme dans un monde qui en serait définitivement sorti. Que cette critique trouve en France une audience réservée à des cercles initiés, il convient d’en chercher la cause dans une forme à la fois d’écriture et d’argumentation. L’écriture se montre prolifique et vagabonde, étincelante par son inventivité, mais alourdie par ses répétitions. L’argumentation reconduit l’auteur, disciple immédiat de J. Derrida, dans une postérité lointaine de Nietzsche, qui multiplie les stratégies interprétatives pour accréditer une dissémination culturelle du sens contre son ancien principe d’unité.

Bien que l’écriture et l’argumentation concourent à rendre difficile la lecture continue de La déconstruction du christianisme, il reste possible d’en atteindre une compréhension générale si l’on accepte de se tenir à distance de la luxuriance des mots et des variations du discours2. Après avoir distingué le « non » et le « oui » impliqués dans la pratique de la déconstruction, nous les soumettrons à un jugement disposé à se maintenir en posture de foi confessante aussi bien que de vigilance rationnelle.

I De la clôture d’un monde à son ouverture

Les actes de négation et d’affirmation posés par la philosophie de la déconstruction concernent le monde, non pas pour passer d’un état du monde à un autre, mais pour mettre le monde en mouvement, l’ouvrir à lui-même en l’ouvrant à un inconditionné que le nom de Dieu a fixé à une représentation. [1] C’est dans le monde contemporain que la pensée découvre sa tâche historique. [2] Si elle a à déconstruire le monothéisme, la représentation d’un principe un et unique, c’est dans le christianisme que cette représentation a affecté la culture occidentale devenue mondiale. [3] C’est donc le christianisme qui doit être analysé dans ses éléments constitutifs, jusqu’à en découvrir mais aussi en accuser les contradictions. [4] À travers l’incarnation et la résurrection, la révélation et le salut, celles-ci trahissent une destination du christianisme à l’athéisme, où la place occupée par Dieu demeure vide, où le vide devient même la vérité du monde. C’est ainsi que la transcendance s’affirme dans l’immanence. [5] Si notre monde s’est déchargé du christianisme, ce dernier y ayant largement contribué, il lui reste à ne pas manquer sa sortie : ne pas rejeter la foi en une infinité du fini en même temps que les antiques croyances et observances.

[1] La trajectoire de la déconstruction commence, on l’a dit, avec une attention portée au monde contemporain, une histoire vieille de deux siècles. Dans un Occident qui dominerait le monde, le christianisme est allé visiblement à sa perte tandis que la raison se fermait sur elle-même. Aujourd’hui, le monde paraît éclaté entre une explosion affolée de la religiosité et une rationalité seulement calculatrice. L’uniformisation des valeurs prolonge ainsi la monotonie de Dieu. Le multiple demeure toujours sous l’emprise métaphysique de l’Un (cf. 1,49-53). La pensée appelée par l’époque ne saurait pourtant se laisser enfermer dans la fausse alternative d’un monothéisme dépassé et d’un athéisme substitutif. En retour, elle connaît l’exigence de répondre en même temps à une horizontalité et à une verticalité du monde, dans l’existence aussi bien collective qu’individuelle. Le monde, selon son horizontalité, est formé d’une totalité de rapports mutuels. Or, ces rapports s’abîmeraient en entités s’ils n’étaient pas mus par en-haut, aspirés par un mouvement d’illimitation, d’infinitisation ou d’excédence, qui ne s’arrête à rien. « Un monde, écrit Nancy, est totalité de renvois, mais lui-même ne renvoie à rien d’autre. » (2,22) Encore : « Il s’agit de prendre à bras-le-corps ceci : le monde repose sur rien — et c’est là le plus vif de son sens » (2,48). Que le monde repose sur rien ne se confond pas avec qu’il ne repose sur rien. S’il n’y a rien en dehors du monde, celui-ci éprouve un dehors, un vide, une percée au-dedans de lui-même. Sans cette inégalité à soi, cet excès par rapport à soi, transcendance dans l’immanence, il perdrait vie et sens.

[2] Pourquoi cette pensée du tout et du rien doit-elle consentir à repasser par le monothéisme et, particulièrement, le christianisme ? Une simple décision ne suffit pas à s’affranchir d’un destin. Il faut en avoir pris la mesure. L’auteur note régulièrement refuser tout privilège au christianisme parmi les monothéismes. Il l’atteste en évoquant sur le même ton judaïsme et islam. C’est toutefois par le christianisme que le monothéisme a engagé le destin de l’Occident et, au-delà, du monde entier, jusqu’à entrer dans un processus de déconstruction. Il appartient désormais à la philosophie de le faire apparaître. Le passage du divin au dieu, du polythéisme au monothéisme, a produit une dédivinisation par projection et objectivation d’un principe unique qui garantirait à l’existence un sens également unique (cf. 1,29-39). Inversement, la mort de Dieu, l’effacement continu de sa croyance depuis au moins la Renaissance, a induit comme un retour du divin, mais non du religieux : l’avancée vers une altérité qui ouvre le monde à une création de sens libérée de tout sens absolu (cf. 1,117-120). Alors qu’un certain athéisme moderne a cherché à faire revivre, sous d’autres représentations, un principe suprême des valeurs, « Dieu » ne peut plus présenter qu’un nom d’emprunt pour l’excès de sens qui empêche toute emprise d’un sens déterminé sur l’existence (cf. 2,32).

[3] Prenant Nietzche à témoin, Nancy déclare que le christianisme est « au cœur de la déclosion comme il est au centre de la clôture » (1,21). Occupant le centre de la clôture avec ses croyances en un être et une existence au-delà du monde, le sens du sens, il a perpétué la domination de la métaphysique sur la culture. Présent cependant au cœur de la déclosion, il s’y prête, quoique malgré lui, à la dislocation du geste de la foi d’avec un registre de croyances. Ce déplacement produit une destruction où se laisse entrevoir la disparition du christianisme, mais aussi une auto-déconstruction où se détache une capacité nouvelle de faire sens. Il revient alors à la philosophie de déconstruire ce qui déjà se déconstruit de lui-même : le christianisme en tant que monothéisme. « Par “déconstruction du christianisme”, est-il écrit ailleurs, j’essaie de désigner un mouvement qui serait à la fois d’analyse du christianisme — à partir d’une position supposée capable de le dépasser — et de déplacement propre, avec transformation, du christianisme lui-même se dépassant, se déposant tout en donnant accès à des ressources qu’il recèle et recouvre à la fois3. » (cf. 1,51.215) La stratégie philosophique se déploie alors en une séquence de trois opérations : à l’intérieur, vers l’arrière, vers l’avant. Selon la signification du mot porteur du concept, il s’agit d’abord de défaire, démonter, désassembler une construction doctrinale. Il faut ensuite en identifier la provenance, l’origine enfouie, découvrir ce qui l’a rendue possible. Il reste enfin à l’ouvrir à un avenir indisponible en y faisant jouer d’autres ressources. La déconstruction reviendra donc sur « Dieu » comme signifiant de la croyance en un principe du sens pour aller vers « Dieu » en tant que signifiant de la foi en l’excès du sens. L’analyse du Proslogion d’Anselme de Cantorbery (chapitres 2 et 15) en offre une occasion en creusant l’écart entre deux noms divins : « que rien de plus grand ne peut être pensé » ; « qui est plus grand qu’il n’est possible de penser » (cf. 1,22). L’analyse des œuvres de la foi dans l’épître de Jacques le confirme en soulevant une contradiction entre une croyance théiste et une foi athée, celle qui ouvre à « “Dieu” “lui-même”, dissemblable de tout dieu, en tant que don et en tant que le don de la foi qui se donne à l’autre et ne croit rien » (1,80). La foi qui est crue ne présente pas d’autre sens que l’acte même de la foi qui croit. Ce croire sans croire n’est que fidélité à un geste de fidélité envers l’inappropriable, l’inaccessible, l’incommensurable. Sans ce mouvement à l’infini, la raison déraisonne.

[4] Les deux cas allégués annoncent que l’analyse s’emploiera à désarticuler les mystères chrétiens selon deux directions solidaires : à l’origine, la distension entre croyance et foi ; au terme, la tension entre l’horizontalité et la verticalité du monde, entre le tout et le rien d’une réalité identifiée à un échange ininterrompu. Là où la résurrection du Christ « désigne l’accès à l’au-delà du sens, l’avancée dans cet au-delà par un pas qui ne va nulle part qu’à la répétition de son égalité » (1,140), son incarnation demande « que l’infinité divine ait son effectivité dans le rapport des étants finis » (2,108). Rien d’autre n’entre donc en jeu que la production du sens dans le langage. Elle passe par un mouvement alterné entre une condition contrainte dans des limites et un impératif inconditionné d’illimitation ; un espace fini troué par une hauteur infinie et, de retour, un rapport au vide inscrit dans une totalité de rapports. Destinée à faire valoir une transcendance dans l’immanence, cette déconstruction de la christologie ascendante et descendante montre les mêmes effets avec les idées de salut et de révélation. L’acte religieux de sauver se trouve ramené à l’acte social de saluer : l’adresse mutuelle grâce à laquelle nous nous entretenons sans fin en créant du sens dans le langage. C’est en nous saluant que nous nous sauvons (cf. 2,43.78). Inversement, que Dieu ne révèle rien, sinon qu’il est révélation de lui-même, trace la percée transcendantale selon laquelle « le sens se révèle et ne révèle rien, ou bien révèle sa propre infinité » (1,214 ; cf. 2,69). Il convient de réserver un mot à la prière. Non seulement elle présente l’action la plus distinctive d’une attitude religieuse, mais son déplacement critique justifie l’attention accordée ici au lexique de l’adoration. Quand elle est déclose, la prière indique « un geste, une posture et une postulation selon lesquels le langage est tendu à sa limite, sur sa limite qu’il excède tout en se tenant sur elle, tendu dans un équilibre instable » (1,192). Elle n’échappe pas à l’ordre fini du langage qui le contraint à s’égaler à lui-même, à ne répondre jamais qu’à lui-même. Elle l’oblige pourtant à se détacher de lui-même, à se laisser porter à l’extrémité de lui-même pour ne pas fixer les rapports en substances. Le tout s’épuiserait s’il ne s’exposait pas à un évidement. « Ce que je désigne par adoration, ajoute alors Nancy, ne serait que la considération dans le rapport — rapport entre nous, rapport à soi, rapport au monde — de ce qui l’ouvre à l’infini, sans quoi il n’y aurait pas rapport au sens plein que ce mot seul, peut-être, prend en charge » (2,107).

[5] Si l’affirmation distinguée par l’adoration, « la transcendance immanente à notre immanence » (1,198) oriente la négation passant par la déconstruction de la confession de foi et la déclosion de la suffisance de la raison, la négation se montre également nécessaire à l’affirmation. Sortir du christianisme exigeait de le traverser. « La déclosion de la raison, précise le philosophe, est l’effet ou bien le reste du christianisme déconstruit, de la religion retirée d’elle-même, désamarrée de ses observances et de ses croyances. » (2,65) Le christianisme, en tant que religion de la sortie de la religion, n’a pas seulement fini de structurer la société. Il a aussi engendré, à son corps défendant, une humanité posément athée, en voie de se débarrasser totalement des ombres obsédantes de « Dieu ». Le mérite historique du monothéisme chrétien aura été de s’effacer dans un athéisme qui n’attend plus que son accomplissement, auquel l’analyse déconstructive entend contribuer. Ce qu’il en reste, qui ne doit en aucun cas être perdu, c’est une foi de la raison : non une croyance dans la toute-puissance de la raison, mais un geste de transcendance, à vide, en creux, vers rien ; une heureuse fracture à même le monde et le langage : « le mouvement par lequel un existant sort de la simple égalité à soi-même » (2,30).

II La critique d’une critique radicale

Notre parcours de la déconstruction du christianisme confirme que l’affirmation d’une autotranscendance de l’immanence y commande la déstructuration des croyances chrétiennes, laissant pour reste une foi de la raison libre à l’égard de toute représentation. N’est-ce pas alors le verdict qui décide du procès ? Maître du procès, la foi de la raison se recommande d’un athéisme d’affirmation plutôt que de négation, habité par le désir d’oublier le christianisme. Reconnaître là une critique radicale n’est donc pas céder à un abus de langage. Cette critique cherche à dévoiler les racines métaphysiques du christianisme, en fait de tout monothéisme, pour le déraciner à jamais de la culture. Cependant, ne s’exposerait-elle pas à un retournement ? Ne sommes-nous pas devant un procès dont les témoins auraient été oubliés ? Les croyants auraient-ils perdu le droit de témoigner pour Dieu et, partant, de plaider aussi pour la raison ? Avant d’en venir à cette question, assurément première, on éclairera le propos de Nancy en le mettant en situation, en explorant ses sources, en y repérant quelques effets rhétoriques.

1 Une mise en situation

La philosophie française connaît aujourd’hui plusieurs brillantes apologies d’un athéisme postchrétien. On citera M. Gauchet et R. Debray, attentifs à la solidarité sociale, L. Ferry et A. Comte-Sponville, soucieux d’une sagesse humaine4. Sous réserve de distinctions et d’oppositions, leur athéisme ne refuse pas au christianisme un avenir propre, alors qu’il ne leur offre plus, à eux comme à beaucoup, qu’une ressource, passée ou présente, d’une spiritualité laïque. Cette dernière exige, à même la finitude de la nature, de la société ou de l’individu, une instance d’altérité, d’infinité, d’absoluité. J.-L. Nancy n’apparaît donc pas isolé dans sa génération quand il requiert, par-delà et à partir du monothéisme chrétien, un dépassement qui soit à la fois du monde et dans le monde. Parmi les auteurs nommés, seul Gauchet se trouve cependant convoqué au cours de l’analyse de la déconstruction : en raison de sa critique du christianisme qu’il avait défini, dans un ouvrage remarqué, « religion de la sortie de la religion » (cf.1,207)5. Or, s’il est juste que cet auteur y validait un effacement de la religion dans le monde occidental et entendait en perpétuer autrement la fonction anthropologique, l’effet déconstructeur du christianisme était avéré essentiellement politique, sans que la foi, avec ses croyances et observances, fût appelée à simplement disparaître. Le procès demeure plus retenu chez Gauchet et le verdict moins destructeur. Il reste qu’il partage avec Nancy la vue d’un christianisme ouvert, par lui-même et contre lui-même, à un athéisme sans substitut divin. C’est sur ce dernier point que se sépare l’athéisme de Ferry, lequel n’hésite pas à se recommander des valeurs chrétiennes, après les avoir rendues à l’autonomie, comme à identifier la transcendance de l’immanence à « un sens du sens » qualifié de religieux.

2 Un retour vers les sources

À l’instar de Ferry, Nancy renvoie vers Kant, moins toutefois à l’autonomie de la volonté qu’à la foi de la raison, telle qu’énoncée dans la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure : « Il me fallait donc abroger le savoir afin d’obtenir place pour la foi » (citation : 1,44). Si l’athéisme demeure le devenir du christianisme, ce ne sera plus un « athéisme chrétien », une recréation humaniste des valeurs chrétiennes, mais une révolution de la production de la valeur, une Umwertung, par illimitation et dissémination (cf. 1,118-119). Nietzsche a, le premier, entrepris une déconstruction. S’il lui est reproché d’avoir opéré un tri dans le christianisme (cf. 1,218), au lieu d’y voir une même construction au long de son histoire, Nancy ne prolonge-t-il pas le procès de « la mort de Dieu » ? En effet, le christianisme, par sa forme métaphysique, était déjà perçu comme monothéisme ; son analyse montrait comment il s’était défait au travers de ses contradictions ; elle révélait qu’un nouveau principe d’unité ne modifiait pas l’architecture ; enfin, le nouvel infini ne pouvait se dire désormais que de la prolifération du fini. C’est cependant avec Heidegger, à compter de Sein und Zeit (§6), que la déconstruction est entrée dans le lexique de la philosophie. Si Nancy restitue ainsi, à la suite de J. Derrida, le mot Destruktion (cf.1,215), sans unanimité des traducteurs6, la « déconstruction » projetée liait appropriation et critique de l’histoire de la philosophie. Lorsque Heidegger dévoilera en Nietzsche celui qui a achevé et épuisé à la fois cette tradition, la métaphysique apparaîtra close au terme non d’une démolition mais d’un démontage. Souvent cité par Nancy, Derrida en a repris l’initiative, mais pour inclure Heidegger dans la métaphysique. Car la domination de l’étant par l’être survit dans la domination de l’écriture par la parole, de la différence par la proximité, du signifiant par le signifié. « J’ai parfois le sentiment, écrivait Derrida, que la problématique heideggerienne est la défense la plus “profonde” et la plus “puissante” de ce que j’essaie de mettre en question, sous le titre de pensée de la présence7. » Pensée de la présence, celle de l’être, c’est ainsi que Nancy nomme aussi le monothéisme. Il le désigne encore comme pensée de l’équivalence, celle du signe. Par là, il se rattache aux philosophies de la différence qui, à partir de Nietzsche et par le relais de la sémiologie, ont cherché à délier le signifiant du signifié, à décentrer l’espace du langage de l’autorité d’un sens. La transcendance dans l’immanence, déclose par la déconstruction du christianisme, a été dite aussi « la case vide » (cf. 1,217), suivant une « logique » où le sens devient, selon un mot ancien de G. Deleuze, « comme effet de surface et de position, produit par la circulation de la case vide dans les séries de la structure »8. Pensée donc de l’absence du sens comme condition de sa réalisation.

3 Des effets rhétoriques

La déconstruction ne serait-elle qu’une écriture, un style, une rhétorique également, puisque l’art littéraire s’y prête à faire valoir affirmation et négation ? Dès le livre ouvert, la virtuosité de l’écrivain éclate, laissant le lecteur étourdi par ses pas de danse. Adonnée aux plaisirs de la transgression, la philosophie y devient littérature. Les jeux de mots abondent, brouillant le sens reçu puis forçant le passage de ce sens à un autre, allant d’une présence obsédante à une absence libératrice. Avec la prière, le glissement s’opère de « sauver » à « saluer », comme il a été déjà relevé, mais encore d’« exaucement » à « exhaussement » (cf. 1,199) et d’« addiction » à « adoration » (cf. 2,18). Pour ce dernier mot, comme pour d’autres, l’étymologie ne manque pas d’être sollicitée : ad-orare (prier-vers), donc s’adresser, non en vain mais à rien (cf. 1,197 ; 2,28). Un mot nouveau apparaît parfois, surchargeant un mot commun : ainsi « absenthéisme » (cf. 1,132), qui marque un déplacement de la présence, signifiée par « Dieu », à l’absence, celle d’un dehors sans dieu ni être. On rencontre de longues listes de mots ou, inversement, des expressions brèves, promises à frapper les esprits : « le monothéisme est en vérité l’athéisme » (1,55). Extension et réduction du discours exercent le même effet de persuasion. Or, pareille écriture ne forme pas seulement une manière de dire. L’écriture se présente elle-même comme ce qui est à dire. Elle ne renvoie plus qu’à elle-même. Il n’y a rien d’autre à dire qu’à provoquer des effets de sens. Que la philosophie soit désormais littérature, Nancy se plaît à le confirmer auprès d’œuvres littéraires, entre autres celle de M. Blanchot (cf. 1,129-146). En outre, parce qu’il repousse les limites du jeu du sens dans l’espace de l’écriture, l’effacement d’un sens transcendant barre le retour à une appropriation herméneutique du Dieu des Écritures. Finalement, la logique de la déconstruction conduit la littérature à prendre le relais de la théologie, non pourtant sa place, qui demeure vide. Cependant, une écriture déconstruite et déconstructrice à la fois ne cache-t-elle pas la violence d’une stratégie où le sens vaut par sa force ? La modestie affichée d’une philosophie apparentée à la littérature n’entraîne-t-elle pas plutôt des effets de domination, lorsque l’argumentation s’abandonne à un jeu particulièrement généreux en coups de maître ?

4 La foi et ses croyances

La critique ne saurait se poursuivre sans rendre la parole au croyant se sachant et se voulant témoin. C’est par ce droit à l’immédiateté que la foi demeure la même pour tous, savants et ignorants. Notre philosophe, on l’a vu, sépare ce que la tradition simplement distinguait : la foi (fides qua) et la croyance (fides quae), réduisant celle-ci à celle-là, une foi portant sur rien, plus justement, à rien. Au cours d’une étude singulièrement tourmentée, il analyse le trait d’union inscrit entre « Jésus » et « Christ » comme une indication du retrait du nom de Jésus (cf. 1,82-85) : un retrait de la croyance au bénéfice de la foi. Or, le chrétien ne peut ici que protester en même temps que témoigner. Quand, dans la dynamique de la foi, il s’adresse à Jésus-Christ, en le nommant simplement, il énonce dans l’instant : « Jésus (est) Christ ». En christianisme, le nom qui fait référence s’identifie à un énoncé qui fait sens et vérité. Le Crucifié est le Ressuscité, Jésus est le Seigneur et Sauveur, comme inversement le Christ c’est Jésus. Le trait d’union, placé en symbole de l’identité entre « Jésus » et « Christ », commande l’inséparabilité entre la foi et sa croyance. Celui qui donne sa foi à Jésus-Christ croit que Jésus est le Christ. Cependant, n’est-ce pas là se soumettre de nouveau au principe d’identité, l’identité de l’être, tel qu’il était décrié et démonté par l’analyse de la déconstruction ? En fait, il n’est pas oublié que l’identité reste liée à une double altérité : celle de la foi et celle de la croix. Le trait inscrit dans le nom de Jésus-Christ ne peut se comprendre qu’au travers d’un retrait inséré aussi bien dans le jugement de la foi que dans son mystère. Lorsque je juge que la révélation et le salut de Dieu sont donnés en Lui, le Seigneur et le Sauveur, j’outrepasse et le temps mort de la croix, et l’ordre éternel de la création. Or, cet état critique de la foi répond et correspond à l’état kénotique de son mystère : Dieu se nie et s’affirme en l’Homme-Dieu ; il se présente et s’absente en Jésus-Christ. La plénitude passe par l’évidement, pas l’un sans l’autre. Le chrétien se sait toujours appelé à reconnaître « un entrelacs de la présence et de l’absence, le creusement d’une présence qui emplit toute absence et d’une absence qui traverse intimement toute présence »9. Le confirmer en théologie trinitaire n’obligerait pas à sacrifier, selon un sens trop commun, à l’apophatisme. Le Dieu caché n’est pas le Dieu inconnu10 et notre auteur n’entend nullement s’y laisser reprendre.

5 La foi et ses raisons

La déconstruction du christianisme n’est qu’une perspective au milieu de la déconstruction de la métaphysique en tant que pensée de la présence et de l’Un. La cause est entendue avant d’être instruite. En outre, la philosophie de la déconstruction, une analyse de la tradition occidentale aujourd’hui mondialisée, définit la tâche même de la philosophie. Chercher à comprendre les choses mêmes, par-delà cette histoire, continuerait à enfermer dans la clôture de la métaphysique. La raison peut-elle pourtant se laisser réduire à une raison déconstructrice, usant, voire abusant, d’artifices rhétoriques ? Le rapprochement entre littérature et philosophie, déclaré chez plusieurs penseurs dits postmodernes, a été diversement dénoncé. « J’aimerais, répliquait ainsi F. Jacques à J. Derrida, que les moyens stylistiques du penseur ne soient pas en infraction avec les contraintes logiques quant à l’usage des mots essentiels11 ». La discussion, exercice de la raison antérieur à la dialectique, ne devient-elle pas compromise là où l’analyse va de transgressions sémantiques en d’autres transgressions ? S’il reste en effet chez Nancy un indéconstructible, la transcendance de l’immanence, le jeu de langage de la déconstruction n’en finit pas de revenir vers lui-même, de tracer un cercle avec lui-même. La déclosion trace une nouvelle clôture. Celui qui n’entre pas dans la séduction, soit dans la danse des mots, s’expose à en subir la violence. Le prétendu lâcher-prise de l’être, auquel il devrait consentir, le soumet à l’emprise d’un langage d’artifice. Or, le témoignage du croyant manifeste une capacité à se porter au secours de la raison. D’une part, il élève une objection face à l’autodestruction du christianisme qui lui est présentée en tant que destin du monde. Il n’apparaît pas moins raisonnable de maintenir l’unité de la croyance et de la foi que de scinder celle-ci de celle-là. L’anticipation d’une fin, postulée dans la libre décision d’un jugement, se révèle égale des deux côtés. D’autre part, le croyant ne dérobe pas à la critique la positivité de ses croyances et observances. Il demande d’abord de se voir reconnaître ce qu’il accorde à l’athée : l’intelligence et l’honnêteté. Il s’adonne ensuite au courage de la recherche, à la lucidité devant les résultats, à l’équilibre dans la réflexion. Il entretient des capacités à enquêter, décrire, analyser, comparer, clarifier, argumenter, etc. S’il n’acquiesce pas à une autodéconstruction, qui nie sa foi aussi bien que sa croyance, il ne rejette pas une autocritique apte à user des outils analytiques éprouvés, disponibles dans le temps présent. En matière critique, comme en matière interprétative ou spéculative, la raison se met à l’œuvre à l’intérieur de la foi qui croit et qui est crue12.

*

Le chrétien n’aurait-il rien à retenir de la critique radicale que J.-L. Nancy adresse au christianisme ? Assurément, toute critique doit le prémunir contre une tentation de suffisance en même temps que le solliciter à un témoignage approprié. La présente contribution ne pouvait toutefois diversifier ses tâches. Elle s’est restreinte à élucider une analyse philosophique aussi fuyante que séduisante, puis à en esquisser une réplique théologique.

La déconstruction du christianisme cherche à faire un pas supplémentaire dans le démontage de la métaphysique pensée comme destin de l’Occident, ainsi que dans son dévoilement passé par Nietzsche, Heidegger et Derrida. Elle représente aussi une manière de solder l’héritage du christianisme à la suite de la coupure réalisée à l’époque des Lumières entre la foi et ses croyances. Là où cette coupure passe aujourd’hui entre une spiritualité athée et les croyances chrétiennes, une volonté se dessine parfois d’examiner à nouveau la tradition pour en extraire une ressource exploitable. On dit alors vouloir ne pas perdre le sens de la verticalité, de la transcendance, de l’illimitation, mais en le ramenant et l’y maintenant dans les limites du monde. Aucun jeu de sens ne serait possible sans un vide et c’est à partir de cet évidement d’une unité du sens qu’est mené à sa fin le démembrement du christianisme. Cependant, l’assurance déclarée d’un avenir sans religion et la confiance placée dans les effets littéraires ne suffisent pas à priver la foi de ses croyances ni même de ses raisons.

Notes de bas de page

  • 1 J.-L. Nancy, La déclosion (Déconstruction du christianisme 1), Paris, Galilée, 2005, 233 p. ; L’adoration (Déconstruction du christianisme 2), Paris, Galilée, 2010, 149 p. L’auteur écrivant d’abondance — on lui connaît à ce jour 65 autres titres —, un lecteur pressé pourra s’arrêter aux seules pages 203-226 (1) et 128- 138 (2). Les références seront désormais données dans le corps du texte, le numéro des pages suivant celui du volume.

  • 2 La revue Nunc (n. 19 [2009]) offre un dossier sur la « déconstruction du christianisme ». Une seule de ses cinq contributions s’applique toutefois directement à notre auteur, à la suite de son premier volume : L. Lavaud, « Le pas de Dieu. Lectures croisées de saint Augustin et de la “déconstruction du christianisme” de Jean-Luc Nancy », p. 55-61.

  • 3 J.-L. Nancy, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps, Paris, Bayard, 2003, p. 10, note 4.

  • 4 J’ai étudié ensemble ces quatre auteurs représentatifs d’un athéisme postchrétien doublé d’une spiritualité laïque, mais en vue d’y entendre des appels transmis aux croyants. M. Onfray, aux forts succès de librairie, appartient à une tout autre catégorie, qui ne s’interdit pas l’invective. Voir : « Le “religieux” après le christianisme : perspectives philosophiques contemporaines », dans Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 94 (2010) 97-120.

  • 5 Cf. M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985 (voir mon étude : « La religion socialement finie ? », dans NRT 111 (1989) 361-388).

  • 6 M. Fourcade rappelle l’initiative de G. Granel pour la traduction, à partir du mot voisin Abbau et sur un cours de 1952 : « Christianisme et déconstruction, trois approches », dans Nunc (cité supra n. 2), p. 30-31.

  • 7 J. Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 75.

  • 8 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 88.

  • 9 L. Lavaud, « Le pas de Dieu… » (cité supra n. 2), p. 57.

  • 10 À défaut de pouvoir en dire plus, je renvoie, pour un thème qui m’a souvent retenu, à mon livre : La foi et la raison. Sur le christianisme, les religions et la mystique, Paris, Salvator, 2000, p. 171-200.

  • 11 L’objection a été présentée par F. Jacques dans un débat publié sous le titre : Altérités, Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Osiris, 1986, p. 84. Voir aussi J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences (1985), trad. de Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 219-248 (« Digression sur la différence générique entre la philosophie et la littérature »).

  • 12 J’ai essayé ailleurs de distinguer et ordonner différents registres de la raison théologique : « La rationalité de la révélation », dans Revue Théologique de Louvain 41 (2010) 32-56.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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