Félix Ravaisson. D'une philosophie première à la philosophie de la révélation de Schelling. Présentation de fragments inédits

Gaell Guibert
Philosophie - Recenseur : Emmanuel Tourpe
Jeune auteur stimulante, G. Guibert a pour caractéristique d'ajouter à ses intérêts métaphysiques et théologiques une compétence de haut niveau en linguistique. Il vaut la peine de rappeler dans ce contexte son livre déjà ancien, qui est passé plutôt inaperçu en raison de son caractère un peu scolaire alors même qu'il touchait à une question passionnante: l'A. a eu l'excellente intuition de chercher dans les inédits du cher Félix Ravaisson comment s'était élaborée et transformée l'inspiration reçue de Schelling. Loin d'être une question marginale et érudite, c'est un problème de réelle envergure qui a été abordé par G. Guibert. Les recherches sur le spiritualisme français montrent en effet toujours plus le rôle nodal du philosophe de Namur dans l'élaboration de la grande tradition qui aboutira au triumvirat de Bergson, Lavelle et Blondel, mais aussi la force proprement philosophique des traités ravaissonniens. Schelling et Ravaisson s'efforcent en effet «de rebâtir une philosophie première effondrée» sous les coups de Condillac ou de Kant, et cela grâce à un «changement des domaines d'investigation, qui deviennent la création, l'art et la religion» (p. 262). L'A. a le bon esprit de noter en même temps la différence qui se creuse entre la philosophie positive de Schelling et le spiritualisme de Ravaisson, dont on peut dire qu'il constitue non un décalque de la première, mais plutôt un libre prolongement. L'A. a-t-elle pour autant à l'époque assez pris en compte la philosophie «négative» de Schelling dans son travail, ou bien est-elle restée campée au plan de l'extase schellingienne de la raison? A-t-elle assez fait voir ce que le Verbe médiateur chez Ravaisson comprend de part proprement logique, et non seulement d'affection au coeur?
On retrouve dans le plus récent et difficile ouvrage sur l'Existant la préoccupation que l'on vient de dire sur l'expérience absolue, portée cette fois sur le plan directement linguistique. La thèse déployée par ce livre étonnant est de grande portée: «toute réinterprétation de l'être dans la Révélation devient christologique» (p. 276). On a bien lu: il est question de «rapprocher» Ex 3,14 et Jn 8,28, à savoir les deux «Je suis» au fondement de la manifestation de l'être divin. De quoi s'agit-il exactement?
L'«être» dans lequel on exprime la Révélation divine depuis la Septante n'aurait pas de fondement dans le texte lui-même, qui recèle un terme autrement plus processif en aspect et en temps que ne le suppose l'interprétation métaphysique classique. Il s'agit pour l'essentiel de chercher à montrer comment, dans la Révélation même du Nom de Dieu, c'est le Verbe divin qui déjà se montre. «Car YHWH sera, arrivera, […] comme celui qui sera, viendra dans la réalité de l'existence comme l'Existant, l'Étant, l'Être divin hors de soi, hors de Dieu, dont le programme est de se mettre en mouvement, descendre du ciel vers la terre, i.e de changer d'état, depuis son état divin à un état humain, devenir un être vivant et Dieu vivant puis Vivant en passant par la caducité, la mort, la Résurrection. Ceci est dit de Jésus-Christ sauveur qui accomplit ce qui est annoncé en YHWH sauveur» (p. 261). Cette connexion essentielle entre la Révélation vétérotestamentaire et néotestamentaire sur le plan de l'être révélé a rarement été questionnée en philosophie, et, malgré les risques théologiques évidents pris par l'A., son questionnement n'est pas sans intérêt. Penser l'être divin, dans l'origine même de la Révélation, comme être pour nous, c'est-à-dire fouiller la possibilité de l'Incarnation au Sinaï même, n'est pas absurde. On pourra craindre cependant une certaine surdétermination schellingienne des analyses scientifiques menées ici, avec le risque au final de ne trouver qu'une argumentation de surface, qui dépose un vernis linguistique (remarquable, ceci dit) sur une théologie déployée depuis longtemps par Whitehead ou Moltmann. L'entreprise reste valeureuse et ne doit pas être écartée d'un revers de main, ne serait-ce que pour la rigueur des propos sur les racines et sur le terme être en hébreu en particulier. - E. Tourpe

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80