La Béatitude et les Béatitudes. Une approche thomiste de l'éthique

Olivier Bonnewijn
Morale et droit - Recenseur : Jean-Marie Hennaux s.j.
Une des intuitions les plus fécondes de cette étude remarquable nous semble résider dans le lien, mis en lumière dans la Somme théologique de saint Thomas, entre la réflexion sur la béatitude de l'homme et les huit béatitudes évangéliques. L'enracinement de la morale thomasienne dans l'Écriture, et plus particulièrement dans l'Évangile, est ainsi clairement manifesté. «Selon nous», écrit l'A., «le lien entre la béatitude et les béatitudes est (chez S. Thomas) structurel, intrinsèque et immédiat» (p. 23). «La grande nouveauté introduite par le Docteur angélique est son interprétation des béatitudes en termes d'actes» (p. 377). «Les huit actes des béatitudes sont posés par l'intelligence et la volonté humaines, puissances qualifiées par les vertus intellectuelles, morales et théologales ainsi que par les dons du Saint-Esprit. Ainsi, les béatitudes ne sont absolument pas extrinsèques à la morale de saint Thomas. Au contraire, elles lui offrent son concept fondateur. L'édifice de la morale thomiste repose entièrement sur les béatitudes définies comme actes excellents, non comme vertus, habitus surnaturels de connaissance morale ou normes» (p. 379; cf. aussi p. 386, 403, 406). «En conclusion, les béatitudes de facto sont assez discrètes dans la Secunda Pars. Elles sont peu étudiées. Concept fondateur, elles n'en sont pas pour autant principe organisateur. Mais cette discrétion ne les empêche pas d'être de iure fondatrices des considérations morales de cette seconde partie de la Somme théologique» (p. 408-409).Revenons à la béatitude elle-même. L'homme agit nécessairement pour une fin. Sa Fin ultime (finis cuius) est Dieu, l'Acte pur. «Seul l'Acte pur peut combler parfaitement l'homme» (p. 113). La finis quo est l'acte par lequel la personne humaine peut s'approprier cette Fin. Dieu, «le terme auquel l'homme aspire est déjà là, avant le mouvement qu'il provoque. La morale de l'Aquinate est une morale de l'abondance, du don et de la présence avant d'être une morale du manque, de la conquête et de l'absence» (p. 117). «Thomas ne considère pas la béatitude de l'homme d'abord comme l'effet de son agir, mais comme sa cause» (p. 118). Cependant «l'axe autour duquel se déploie la Secunda Pars est la finis quo, réalité absolument inséparable de la finis cuius. La fin ultime dont il est question ici (dans la Secunda Pars) est une action» (p. 109).Si l'acte bon doit être conçu comme une anticipation de l'acte de la béatitude éternelle, toute la morale dépend de la manière dont on comprend ce dernier. «L'essence de la béatitude consiste… dans l'acte de l'intellect. L'acte de volonté y demeure à titre de conséquent et d'antécédent» (p. 156). «L'acte de la béatitude est en même temps, au même moment, un acte de la volonté et de l'intellect. Là où il y a acte de l'intellect, il y a acte de la volonté! Selon la perspective thomiste, ces deux actes ne sont donc pas distincts d'un point de vue chronologique» (p. 157). «Saint Thomas découvre dans la spéculation, c'est-à-dire dans l'acte de l'intellect spéculatif, l'essence de la béatitude» (p. 162). «La vision de l'essence divine définit l'essence de la béatitude» (p. 166). «La vision est aimée, mais elle n'aime pas. Elle est désirée par tout homme, mais elle ne désire rien. Elle possède ce qui est désiré… La vision est la fin de la volonté. Elle est voulue pour elle-même, non pour la jouissance ou le repos qu'elle procure (ibid.)… Se réjouir des conséquences de l'acte de voir Dieu est second par rapport au fait même de voir Dieu» (p. 190). «L'agir excellent désiré par l'homme est la vision qui possède comme accident propre (accidens per se) la délectation» (ibid.) «Selon saint Thomas, ces deux actes (vision et délectation), distingués au point de vue structurel, sont inséparables dans la réalité» (p. 196). «Le fait de posséder Dieu, c'est-à-dire de le voir (visio), procure la joie très pure de l'acte qui aspirait à la vision. Paradoxalement, l'intérêt de l'acte de voir Dieu est d'être parfaitement désintéressé. L'acte est accompli pour l'acte, non pour les effets de l'acte… Ensuite, dans le même mouvement structurel, l'être humain se réjouit de tous les avantages qu'il retire de la vision de Dieu (paix, sécurité, la consolation, repos, douceur)» (p. 193). «Ainsi compris, l'agir excellent est un acte de charité. « La charité ne cherche pas son bien-aimé en vue de la délectation. C'est par voie de conséquence qu'elle se délecte dans la possession du bien qu'elle aime » (S. Th. I-II, 4, 2, ad 3).
Citons encore ce texte important: «L'acte de la volonté et l'acte de l'intelligence ne sont pas deux actes complets en eux-mêmes mais un seul et même acte observé à partir des deux principes qui contribuent à lui donner naissance. L'actuation de l'intelligence et l'actuation de la volonté forment ensemble l'unique acte humain réel. On saisit le pourquoi de la position thomiste: il s'agit que Dieu soit aimé pour Lui-même, et non pour la béatitude qu'Il procure. On a pu constater la précision et le brio avec lesquels Olivier Bonnewijn présente et défend cette position. On sait d'autre part les objections que celle-ci a depuis toujours suscitées, notamment de la part des théologiens franciscains. Avouons notre embarras: les affirmations de saint Thomas ne compromettent-elle pas le primat de l'amour? Si l'essence de la béatitude réside dans l'acte de l'intellect spéculatif, tandis que l'acte de la volonté est rejeté dans le domaine de l'accident, l'homme n'est-il pas intelligence avant (antériorité non chronologique, mais ontologique et logique) d'être amour? Thomas ne reste-t-il pas trop dépendant de la pensée grecque au sujet des rapports entre contemplation et action?Thérèse de Lisieux, notre récent docteur de l'Église, ne désirait pas d'abord ni jouir, ni contempler, dans la vie éternelle, mais aimer et faire aimer, travailler («Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre») et compatir.
Pour saint Thomas, la grâce est «principe extérieur de l'agir humain» (cf. p. 401s.) Certes, il faut bien comprendre ce terme «extérieur»: «Les principes extérieurs de l'agir humain se caractérisent par le fait qu'ils ne sont pas produits par l'homme lui-même» (p. 399). Mais, ici encore, ne faudrait-il pas prendre distance par rapport au vocabulaire thomiste? De ce point de vue, nous aurions aimé que l'A. montre davantage que l'acte humain peut être totalement de l'homme et totalement de Dieu. Est-ce tout à fait juste d'écrire: «Un tel agir dépend de l'homme. Il dépend aussi du Christ en tant que cause efficiente de grâce. Or être cause efficiente de grâce ne signifie pas identiquement être cause efficiente de l'agir humain. Certes, la grâce collabore à l'action de l'homme. Elle accomplit même le plus gros du travail. Mais elle n'en est pas pour autant l'auteur principal. Elle est une cause efficiente seconde. (…) L'homme, acteur de sa propre destinée, ressemble de plus au Christ en agissant librement sous la motion de la grâce» (p. 415)? De même, il est question du Christ comme du principe «extérieur» de l'agir humain (p. 416, 417, 436). Même si les guillemets sont utilisés, cette manière de parler rend-elle compte de passages de l'Évangile comme Jn 15? N'est-ce pas le Christ qui aime, qui agit en nous?
Ces quelques questions n'enlèvent rien à l'intérêt extrême du livre dont nous parlons et dont nous avons laissé dans l'ombre un grand nombre de richesses. Mentionnons au moins quelques titres de chapitres dont nous n'avons rien dit: «La béatitude et le surnaturel», «La structure des actes humains», «La moralité des actes humains», «Les passions et les actes humains», «Les habitus», «Les vertus», «Les dons du Saint-Esprit, les vertus surnaturelles et les actes humains». Ajoutons que l'ouvrage offre une bibliographie très complète et qu'O. Bonnewijn entre en dialogue, notamment dans d'abondantes notes en bas de page souvent passionnantes, avec de très nombreux auteurs. Bref, le lecteur qui voudrait pénétrer dans les discussions théologiques actuelles concernant la morale et en particulier la perspective thomiste, ce lecteur sera ici comblé. - J.-M. Hennaux, S.J.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80