Une des intuitions les plus fécondes de cette étude remarquable
nous semble résider dans le lien, mis en lumière dans la Somme
théologique de saint Thomas, entre la réflexion sur la béatitude de
l'homme et les huit béatitudes évangéliques. L'enracinement de la
morale thomasienne dans l'Écriture, et plus particulièrement dans
l'Évangile, est ainsi clairement manifesté. «Selon nous», écrit
l'A., «le lien entre la béatitude et les béatitudes est (chez S.
Thomas) structurel, intrinsèque et immédiat» (p. 23). «La grande
nouveauté introduite par le Docteur angélique est son
interprétation des béatitudes en termes d'actes» (p. 377). «Les
huit actes des béatitudes sont posés par l'intelligence et la
volonté humaines, puissances qualifiées par les vertus
intellectuelles, morales et théologales ainsi que par les dons du
Saint-Esprit. Ainsi, les béatitudes ne sont absolument pas
extrinsèques à la morale de saint Thomas. Au contraire, elles lui
offrent son concept fondateur. L'édifice de la morale thomiste
repose entièrement sur les béatitudes définies comme actes
excellents, non comme vertus, habitus surnaturels de connaissance
morale ou normes» (p. 379; cf. aussi p. 386, 403, 406). «En
conclusion, les béatitudes de facto sont assez discrètes dans la
Secunda Pars. Elles sont peu étudiées. Concept fondateur, elles
n'en sont pas pour autant principe organisateur. Mais cette
discrétion ne les empêche pas d'être de iure fondatrices des
considérations morales de cette seconde partie de la Somme
théologique» (p. 408-409).Revenons à la béatitude elle-même.
L'homme agit nécessairement pour une fin. Sa Fin ultime (finis
cuius) est Dieu, l'Acte pur. «Seul l'Acte pur peut combler
parfaitement l'homme» (p. 113). La finis quo est l'acte par lequel
la personne humaine peut s'approprier cette Fin. Dieu, «le terme
auquel l'homme aspire est déjà là, avant le mouvement qu'il
provoque. La morale de l'Aquinate est une morale de l'abondance, du
don et de la présence avant d'être une morale du manque, de la
conquête et de l'absence» (p. 117). «Thomas ne considère pas la
béatitude de l'homme d'abord comme l'effet de son agir, mais comme
sa cause» (p. 118). Cependant «l'axe autour duquel se déploie la
Secunda Pars est la finis quo, réalité absolument inséparable de la
finis cuius. La fin ultime dont il est question ici (dans la
Secunda Pars) est une action» (p. 109).Si l'acte bon doit être
conçu comme une anticipation de l'acte de la béatitude éternelle,
toute la morale dépend de la manière dont on comprend ce dernier.
«L'essence de la béatitude consiste… dans l'acte de l'intellect.
L'acte de volonté y demeure à titre de conséquent et d'antécédent»
(p. 156). «L'acte de la béatitude est en même temps, au même
moment, un acte de la volonté et de l'intellect. Là où il y a acte
de l'intellect, il y a acte de la volonté! Selon la perspective
thomiste, ces deux actes ne sont donc pas distincts d'un point de
vue chronologique» (p. 157). «Saint Thomas découvre dans la
spéculation, c'est-à-dire dans l'acte de l'intellect spéculatif,
l'essence de la béatitude» (p. 162). «La vision de l'essence divine
définit l'essence de la béatitude» (p. 166). «La vision est aimée,
mais elle n'aime pas. Elle est désirée par tout homme, mais elle ne
désire rien. Elle possède ce qui est désiré… La vision est la fin
de la volonté. Elle est voulue pour elle-même, non pour la
jouissance ou le repos qu'elle procure (ibid.)… Se réjouir des
conséquences de l'acte de voir Dieu est second par rapport au fait
même de voir Dieu» (p. 190). «L'agir excellent désiré par l'homme
est la vision qui possède comme accident propre (accidens per se)
la délectation» (ibid.) «Selon saint Thomas, ces deux actes (vision
et délectation), distingués au point de vue structurel, sont
inséparables dans la réalité» (p. 196). «Le fait de posséder Dieu,
c'est-à-dire de le voir (visio), procure la joie très pure de
l'acte qui aspirait à la vision. Paradoxalement, l'intérêt de
l'acte de voir Dieu est d'être parfaitement désintéressé. L'acte
est accompli pour l'acte, non pour les effets de l'acte… Ensuite,
dans le même mouvement structurel, l'être humain se réjouit de tous
les avantages qu'il retire de la vision de Dieu (paix, sécurité, la
consolation, repos, douceur)» (p. 193). «Ainsi compris, l'agir
excellent est un acte de charité. « La charité ne cherche pas
son bien-aimé en vue de la délectation. C'est par voie de
conséquence qu'elle se délecte dans la possession du bien qu'elle
aime » (S. Th. I-II, 4, 2, ad 3).
Citons encore ce texte important: «L'acte de la volonté et l'acte
de l'intelligence ne sont pas deux actes complets en eux-mêmes mais
un seul et même acte observé à partir des deux principes qui
contribuent à lui donner naissance. L'actuation de l'intelligence
et l'actuation de la volonté forment ensemble l'unique acte humain
réel. On saisit le pourquoi de la position thomiste: il s'agit que
Dieu soit aimé pour Lui-même, et non pour la béatitude qu'Il
procure. On a pu constater la précision et le brio avec lesquels
Olivier Bonnewijn présente et défend cette position. On sait
d'autre part les objections que celle-ci a depuis toujours
suscitées, notamment de la part des théologiens franciscains.
Avouons notre embarras: les affirmations de saint Thomas ne
compromettent-elle pas le primat de l'amour? Si l'essence de la
béatitude réside dans l'acte de l'intellect spéculatif, tandis que
l'acte de la volonté est rejeté dans le domaine de l'accident,
l'homme n'est-il pas intelligence avant (antériorité non
chronologique, mais ontologique et logique) d'être amour? Thomas ne
reste-t-il pas trop dépendant de la pensée grecque au sujet des
rapports entre contemplation et action?Thérèse de Lisieux, notre
récent docteur de l'Église, ne désirait pas d'abord ni jouir, ni
contempler, dans la vie éternelle, mais aimer et faire aimer,
travailler («Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre») et
compatir.
Pour saint Thomas, la grâce est «principe extérieur de l'agir
humain» (cf. p. 401s.) Certes, il faut bien comprendre ce terme
«extérieur»: «Les principes extérieurs de l'agir humain se
caractérisent par le fait qu'ils ne sont pas produits par l'homme
lui-même» (p. 399). Mais, ici encore, ne faudrait-il pas prendre
distance par rapport au vocabulaire thomiste? De ce point de vue,
nous aurions aimé que l'A. montre davantage que l'acte humain peut
être totalement de l'homme et totalement de Dieu. Est-ce tout à
fait juste d'écrire: «Un tel agir dépend de l'homme. Il dépend
aussi du Christ en tant que cause efficiente de grâce. Or être
cause efficiente de grâce ne signifie pas identiquement être cause
efficiente de l'agir humain. Certes, la grâce collabore à l'action
de l'homme. Elle accomplit même le plus gros du travail. Mais elle
n'en est pas pour autant l'auteur principal. Elle est une cause
efficiente seconde. (…) L'homme, acteur de sa propre destinée,
ressemble de plus au Christ en agissant librement sous la motion de
la grâce» (p. 415)? De même, il est question du Christ comme du
principe «extérieur» de l'agir humain (p. 416, 417, 436). Même si
les guillemets sont utilisés, cette manière de parler rend-elle
compte de passages de l'Évangile comme Jn 15? N'est-ce pas le
Christ qui aime, qui agit en nous?
Ces quelques questions n'enlèvent rien à l'intérêt extrême du livre
dont nous parlons et dont nous avons laissé dans l'ombre un grand
nombre de richesses. Mentionnons au moins quelques titres de
chapitres dont nous n'avons rien dit: «La béatitude et le
surnaturel», «La structure des actes humains», «La moralité des
actes humains», «Les passions et les actes humains», «Les habitus»,
«Les vertus», «Les dons du Saint-Esprit, les vertus surnaturelles
et les actes humains». Ajoutons que l'ouvrage offre une
bibliographie très complète et qu'O. Bonnewijn entre en dialogue,
notamment dans d'abondantes notes en bas de page souvent
passionnantes, avec de très nombreux auteurs. Bref, le lecteur qui
voudrait pénétrer dans les discussions théologiques actuelles
concernant la morale et en particulier la perspective thomiste, ce
lecteur sera ici comblé. - J.-M. Hennaux, S.J.