Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Mgr De Kesel, nouvel évêque auxiliaire de Malines-Bruxelles, cherche à préciser ici ce qu'est l'annonce de l'Évangile. Ce qui pose problème aujourd'hui, dans notre culture sécularisée, ce n'est pas la méthode de l'annonce: c'est bel et bien le contenu même de la foi. Pourquoi dès lors annoncer? D'abord, parce que Dieu veut se faire connaître (approche théologique). Ensuite, parce qu'au coeur même de la modernité émancipée, surgit une question que notre culture soupçonne à peine: tout le sens de la vie se réduit-il au projet que l'homme se donne (approche anthropologique)? Enfin, parce que l'Église, dans son identité discrète, est de soi annonce effective de la Bonne Nouvelle (approche ecclésiologique et pastorale).

L’année de « l’annonce de l’Évangile », telle qu’elle est proposée par les évêques de Belgique1, se situe dans un plan pastoral plus englobant qui a été mis en place pour répondre à l’appel de l’an 2000, l’année jubilaire. Les évêques nous demandent de réfléchir, durant quelques années, sur la mission de l’Église. Ils espèrent aussi que des initiatives seront prises pour mieux répondre aujourd’hui à la mission que Dieu nous a confiée. La mission de l’Église est triple : annoncer l’Évangile, Parole de Dieu ; célébrer l’alliance de Dieu et le salut qu’Il nous donne en Jésus-Christ ; vivre la foi dans une vie de charité et de solidarité. Voilà les trois années pastorales : nous avons commencé avec l’année de la diaconie2, l’an prochain, ce sera la liturgie et les sacrements, et cette année-ci, l’annonce.

I Une remarque préliminaire : la méthode ou le contenu ?

Avant de réfléchir quelque peu sur l’annonce de l’Évangile aujourd’hui, je voudrais faire une remarque sur les années postconciliaires. Ce que le concile Vatican II cherchait avant tout, c’était une ouverture sincère au monde et à la culture moderne. Après le concile de Trente et pendant toute la période de la Contre-réforme, notre Église s’est fermée de plus en plus surelle-même, se fixant dans une attitude anti-moderne. À la longue, cette mentalité s’est révélée stérile et peu fructueuse. La façon dont l’Église se présentait elle-même et exposait son message, était devenue très tributaire d’un temps et d’une culture qui n’étaient plus les nôtres. Voilà pourquoi Jean XXIII proposa son programme d’aggiornamento. Non pas tant pour adapter le message chrétien en le réduisant à ce qui est encore croyable pour l’homme moderne, mais tout simplement pour ne pas faire abstraction du destinataire du message. Car par l’annonce de l’Évangile, Dieu veut toucher le cœur de l’homme, non pas l’homme abstrait ou l’homme en général, mais l’homme réel et concret et donc l’homme d’aujourd’hui, ceux et celles qui appartiennent à ce monde et à cette culture moderne.

C’est pourquoi, dans les années postconciliaires, on a surtout concentré l’attention sur le comment de l’annonce. Il fallait rejoindre l’homme d’aujourd’hui, parler son langage, répondre à ses questions. C’est comme si on disait : ce n’est pas tant le message chrétien qui fait problème, mais notre façon de le présenter. Ce qui peut nous faire avancer, ce n’est pas tant le contenu de l’Évangile mais la méthode de l’annonce. Il ne faut pas proposer la foi de façon trop abrupte et directe. Il faut rejoindre l’homme là où il se trouve. La révélation ne peut pas être comprise comme une parole tombée du ciel. Il faut partir d’en bas, de l’expérience humaine, commencer donc par une approche non pas théologique mais anthropologique.

Ce n’est nullement mon intention de discréditer cette méthode et cette approche anthropologique, ni en pastorale ni en théologie. C’est une approche indispensable. Mais ce n’est pas l’unique méthode salutaire. Et je crois qu’on peut dire aussi, quand on regarde la période postconciliaire jusqu’à maintenant : cette méthode n’a pas donné le résultat qu’on en a attendu. On a pensé et on pense encore souvent que si on trouve la bonne méthode, si l’on parvient vraiment à traduire le message dans le langage et la sensibilité de l’homme d’aujourd’hui, le message passera. Je crains que ce ne soit pas vrai. Le problème est beaucoup plus fondamental. Si la transmission de la foi est devenue si difficile et si précaire, ce n’est pas, ou du moins pas seulement, parce que nous n’avons pas encore trouvé la méthode appropriée. Ce qui pose problème, ce n’est pas la méthode ; c’est bel et bien le contenu même de la foi.

Pourquoi ? Parce que notre culture est une culture sécularisée. Et cette sécularisation n’est pas une caractéristique secondaire de cette culture, une des possibilités qu’elle nous offre, mais son option fondamentale. Dans cette culture on peut vivre et mourir, vivre ensemble et construire une société humaine, sans croire en Dieu. C’est la grandeur et le salut de l’homme de pouvoir le faire sans Dieu. Du temps du concile on ne pouvait pas encore percevoir tout l’impact de la sécularité. Pour nous, au début de ce troisième millénaire, cet impact est manifeste et s’affirme de toute évidence. C’est pourquoi le problème de l’évangélisation et de la transmission de la foi se pose de façon plus radicale : non seulement au niveau de la méthode mais à celui du contenu même de la tradition biblique et chrétienne. L’annonce de l’Évangile n’en devient pas moins une des tâches les plus urgentes de l’Église à l’heure actuelle.

II L’approche théologique : Dieu veut se faire connaître

Pourquoi annoncer l’Évangile ? Pourquoi évangéliser ? Ma première réponse à cette question est d’ordre théologique. Et je comprends ‘théologie’ ici dans le sens littéral du terme : une parole sur Dieu. Pourquoi annoncer la parole de Dieu ? Parce que Dieu veut se faire connaître aux hommes. La tradition biblique nous dit que Dieu nous connaît et qu’Il nous aime. Elle dit aussi que Dieu, à son tour, veut être connu et aimé par nous, l’œuvre de ses mains.

Il y a évidemment d’autres réponses à la question du pourquoi de l’évangélisation. Dans une société sécularisée, la religion est fort privatisée et marginalisée. Nombreux sont ceux et celles qui ne savent plus ce qu’est le christianisme ou la foi chrétienne. Dans ces conditions, il est important que l’Église sorte de l’anonymat, qu’elle cherche la place publique et se fasse connaître. Important aussi de montrer le sens, voire la nécessité de la religion pour l’humanisation de l’homme et de la société. Ne faut-il pas manifester plus clairement que nous avons quelque chose à dire dans le débat sociétaire ? N’est-il pas temps de reprendre notre place constructive et nécessaire dans la société ?

Oui, tout cela est vrai. Ce sont là aussi des raisons pour évangéliser. Je ne le nie pas. Mais ce n’est pas la raison fondamentale. Dans l’annonce de la Parole de Dieu, il ne s’agit pas en premier lieu de la religion ni de l’Église. Il ne s’agit pas d’une institution qui veut se faire connaître parce qu’elle est en crise et se sent marginalisée. Il ne s’agit pas de propagande. Nous ne cherchons pas de nouveaux marchés. Dans l’annonce de l’Évangile, il s’agit du mystère de Dieu. Je dis bien mystère parce que nous n’arriverons jamais à le comprendre : Dieu veut se faire connaître et Il veut être connu de nous. C’est sa gloire et sa joie. Et Il a besoin de nous et de son Église pour se faire connaître aux hommes et au monde.

Mais Dieu, n’est-Il pas déjà connu ? Est-ce qu’il n’y a pas une connaissance de Dieu en chaque être humain ? C’est vrai. La tradition parle d’un désir et d’une connaissance naturels de Dieu en chaque homme. L’homme sait qu’il y a quelque chose ou quelqu’un qui le dépasse. L’homme est en quête d’absolu. Saint Augustin le dit au début de ses Confessions : « Tu nous a faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en Toi ». Mais cette connaissance ne nous dévoile nullement le mystère d’amour de Dieu. Elle nous dit peut-être ce qu’est Dieu ou une divinité, mais nullement qui Il est. Je ne peux connaître une personne que si elle s’ouvre à moi et me parle. Je ne puis connaître Dieu que s’Il se révèle. Le Dieu de la Bible est un Dieu qui parle. Pour Le connaître, il faut L’écouter. « Écoute Israël ! » (Dt 6,4) : voilà la première chose qu’Il demande quand Il s’adresse à nous.

Pourquoi Dieu veut-Il parler, communiquer, se faire connaître ? Ce n’est pas en premier lieu pour nous apprendre certaines choses, certaines vérités ou idées. S’Il veut communiquer, c’est parce qu’Il veut vivre avec nous et nous partager la vie. C’est parce qu’Il ne veut pas être Dieu sans nous. Voilà le mystère dont nous parle toute la Bible. Lui qui est Dieu, l’Unique, le Saint, élevé au-dessus de tout, Créateur du ciel et de la terre, Il veut être tout proche de nous, se lier à nous pour toujours. L’annonce de l’Évangile se fait par Lui et pour Lui.

Cette première approche théologique est d’une importance capitale pour bien comprendre l’enjeu de l’évangélisation. Cette approche est décisive, non seulement pour le contenu de l’annonce mais même pour sa méthode. Il s’agit de Dieu qui cherche à se faire connaître. Il ne s’agit pas de nous ni de l’Église. Il ne s’agit pas de propagande, de campagne évangélisatrice, et encore moins d’une reconquête du terrain perdu. Il ne s’agit pas d’une institution qui supporte mal sa marginalité actuelle. Il s’agit de Dieu qui nous aime, qui veut vivre avec nous. Il s’agit de la révélation de Dieu en vue de l’alliance. Amour et alliance ne sont pas possibles sans la liberté et sans un grand respect.

À la fin de leur lettre, les évêques écrivent : « que des hommes apprennent à connaître le Nom de Dieu et le rencontrent comme source de bonheur et de salut n’est jamais le résultat de nos projets pastoraux. Ce n’est pas notre œuvre qui apporte la foi à l’humanité. Oui nous devons annoncer l’Évangile et faire de sorte que la Parole de Dieu puisse être entendue et reçue par les gens. Mais que ceux-ci disent effectivement ‘oui’ à Dieu et en viennent à la foi, cela nous dépasse. Cela, c’est l’œuvre de Dieu » (§ 112). Entre l’action de Dieu et l’action de l’Église, entre l’action pastorale et l’œuvre de l’Esprit, il reste toujours une distance. Et il est difficile pour l’Église et pour l’agent pastoral de respecter cette distance. Dans le passé, nous ne l’avons pas toujours fait. « Que Dieu, l’Éternel et l’Invisible, touche le cœur d’un homme, nous ne pouvons qu’en être les témoins avec une infinie reconnaissance » (§ 112).

Ce respect n’est possible que si l’Église elle-même vit de l’écoute de la Parole de Dieu. Non pas dans le sens qu’elle aurait reçu une fois pour toutes la révélation de Dieu et que depuis lors, elle l’annonce au monde. Il s’agit d’une écoute chaque fois nouvelle. C’est elle qui doit être évangélisée, se convertir à l’Évangile. Il n’y a d’annonce authentique que dans l’écoute de la Parole de Dieu.

III L’approche anthropologique : le bonheur de l’homme

Pourquoi évangéliser ? Parce que Dieu veut se faire connaître. Notre première réponse a été théologique. Et l’homme ? N’entre-t-il pas en cause ? Bien sûr que oui. Si c’est la joie de Dieu de trouver l’homme, c’est le bonheur de l’homme de rencontrer son Dieu. Si Dieu cherche l’homme, c’est pour le sauver. C’est au bonheur qu’Il nous a destinés. Le noyau même de la foi chrétienne et du monothéisme biblique, c’est l’alliance, la relation avec Dieu. Ce que le christianisme annonce, ce n’est pas en premier lieu un dogme ou une morale, mais une vie avec Dieu.

Pour l’homme moderne, c’est pourtant loin d’être évident. Je reviens sur la question de la sécularisation. Notre culture est sécularisée. Cela ne signifie pas la fin de la religion, mais bien la perte de sa place centrale dans la vie sociale. Pareille perte n’est pas sans influence sur la perception que les hommes ont d’eux-mêmes, des autres, de leur environnement et du monde. Toute réalité est désormais reconnue comme autonome et non en lien avec Dieu ou une réalité transcendante. C’est pourquoi la croyance religieuse ne représente plus une dimension essentielle et évidente de notre culture. Cette culture se veut humaniste et anthropocentrique. Cette culture croit en l’homme et en la puissance de la rationalité. Liberté et émancipation sont érigées en valeurs fondamentales.

Je ne veux nullement discréditer notre culture. La lettre des évêques ne le fait pas non plus. Il ne faut pas en donner une lecture culpabilisante. Je constate simplement le caractère profondément séculier de la modernité. Dieu n’entre nulle part dans son projet, pas même pour la question du sens et de la finalité de l’existence humaine. C’est l’homme lui-même qui en décide. C’est à lui de le réaliser dans ce monde qui est le sien, le lieu de sa liberté. C’est son projet. Il ne faut pas chercher ailleurs le sens de notre existence que dans la réalisation de notre liberté et dans la recherche continuelle d’émancipation et de progrès.

Et voilà que surgit ici, à mon avis, au cœur même de la modernité, une question que notre culture ne soupçonne même pas. C’est à cette question que la foi chrétienne fait appel. Est-il vrai que le sens de la vie est entre nos mains ? Sommes-nous nos propres créateurs ? Et si nous appartenions à un autre et qu’au plus profond de nous-mêmes, nous étions une réponse à cette altérité sur laquelle notre rationalité et notre technique n’auront jamais entièrement prise ? Et si cette relation à l’autre était le secret et la source de notre bonheur et de notre liberté ? Ce sont des questions cruciales. Ici se vit la prise de conscience que l’homme n’assume sa destinée à la liberté et au bonheur qu’en laissant une transcendance authentique entrer dans sa vie. Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’est-ce que l’être humain ? Tout cela se réduit-il au projet que je me donne ? Dans la vie que je partage avec les autres, je me rends bien compte qu’il n’en est jamais ainsi. Le bonheur est lié à ce que je signifie pour l’autre. De même pour la liberté : elle se construit en réponse à l’appel de l’autre. L’autre, c’est qui ? C’est mon prochain, l’homme que je rencontre ou qui vient à ma rencontre. Mais plus radicalement, l’autre c’est Dieu, l’Autre, le Transcendant, « Dieu » précisément. Qu’un sens plénier de l’humanité ne soit donné qu’en relation et en confrontation avec le Dieu vivant, voilà qui est tout à fait étranger à la conception moderne de l’homme et du monde. Pour les chrétiens cependant, c’est bien là que se trouve la source de notre existence, de notre liberté et de notre bonheur.

L’alliance, la rencontre avec Dieu, voilà ce que l’annonce de l’Évangile peut nous donner. C’est cela que l’Église propose à l’homme. Et cette proposition, tout en n’étant pas évidente, est vraiment pertinente. Elle touche au cœur même de notre culture. C’est la question de l’autonomie et de la transcendance. Est-ce que je laisse entrer l’autre, l’étranger dans ma vie ? Est-ce que j’accepte l’altérité radicale qui est Dieu ? C’est l’essence même de l’acte de foi. Il n’est nullement évident ou allant de soi. C’est pourquoi je me méfie de tout essai de dépersonnalisation de Dieu. On met le caractère personnel de Dieu en question pour rendre le discours croyant intelligible et crédible à l’homme d’aujourd’hui. Je le comprends bien : on cherche un discours sur Dieu qui convienne à l’homme sécularisé. Je pense qu’on se trompe. Il est vrai que Dieu n’est pas comme une personne humaine. Il n’est pas un individu. Mais Il est bien Quelqu’un et non pas quelque chose. Un Dieu qui parle et qui veut nous rencontrer. Un Dieu de relation et d’alliance. Il est Dieu et non seulement le divin. Il est l’Autre et non seulement la dimension ultime de la réalité.

Ce n’est pas par hasard que Nouvel Âge et religiosité vague et diffuse sont aujourd’hui à la mode. C’est une religiosité sans Dieu. C’est là une religiosité que notre culture peut accepter et intégrer dans son projet et par laquelle elle ne se sent nullement mise en question. Mais c’est aussi une religiosité qui ne nous apporte finalement rien. Je suis profondément convaincu que le monothéisme biblique se trouve au cœur de l’annonce de l’Évangile aujourd’hui. C’est probablement la profondeur et la richesse de la foi en Dieu, le Dieu personnel, que la communauté chrétienne elle-même doit pour une large part redécouvrir. Et c’est là aussi que se situe le message chrétien qui veut toucher le cœur de l’homme d’aujourd’hui.

IV L’approche ecclésiologique : peuple de Dieu et sacrement du monde

L’annonce de l’Évangile a tout à voir avec Dieu et avec l’homme, mais aussi avec l’Église. C’est notre troisième approche : ecclésiologique. Je ne parle pas de l’Église comme de l’institution chargée de propager le christianisme et d’augmenter le nombre des membres inscrits. Je parle de l’Église comme mystère. Mystère, parce que sa raison d’être s’enracine en Dieu et en son amour pour sa création. Je parle donc de l’Église comme peuple de Dieu. Le peuple que Dieu s’est choisi, qu’Il rassemble pour partager la vie avec Lui. Ce que Dieu réalisera un jour avec toute l’humanité et même avec sa création entière, Il l’a initié déjà maintenant avec la communauté ecclésiale, le peuple de son Alliance.

C’est la première chose que Dieu demande à son Église : d’être son peuple. En quoi cela consiste-t-il ? En trois choses. C’est, en premier lieu, la communauté de ceux et celles qui écoutent la parole de Dieu, de Dieu qui veut se faire connaître et vivre avec nous. C’est la communauté qui a reçu et accepté l’Évangile et le reçoit constamment. C’est la communauté qui est marquée par une recherche de Dieu et une ouverture à Lui, l’Autre, le Transcendant, l’Unique, le Dieu vivant tel qu’Il se donne en Jésus-Christ. C’est la communauté de ceux et celles qui ont été évangélisés. En deuxième lieu, l’Église est la communauté qui célèbre l’alliance avec Dieu. Il y a écoute et célébration, parole et sacrement. C’est plus particulièrement la communauté des baptisés que Dieu rassemble chaque semaine autour de sa parole et autour de la table de son Christ. En troisième lieu, l’Église est la communauté de ceux et celles qui n’ont pas seulement écouté et accepté l’Évangile mais qui le vivent. Le Seigneur ne leur a pas parlé en vain. Ils ont appris, petit à petit, à connaître Dieu et à penser et sentir comme Lui. C’est là qu’ils apprennent la fraternité et la solidarité.

Le concile parle de l’Église comme peuple de Dieu, mais aussi comme sacrement pour le monde. C’est sa deuxième mission. Ou plutôt, c’est la même et unique mission de l’Église : en étant peuple de Dieu elle sera aussi sacrement pour le monde. Sacrement : c’est le signe visible et efficace de l’amour et de la sollicitude de Dieu pour le monde et les hommes. Pour comprendre tout le sens qu’a l’Église pour l’annonce de l’Évangile, il faut comprendre le lien étroit entre l’Église comme peuple de Dieu et l’Église comme sacrement pour le monde. Dans leur lettre pastorale, les évêques se réfèrent au texte du discours sur la montagne : « Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher, qui est sise au sommet d’un mont » (Mt 5,14). Ils commentent :

Il est intéressant de constater que Jésus ne dit pas que nous devons ‘essayer’ d’être visibles aux yeux des hommes. Non, il nous dit que nous ‘sommes’ cette lumière qui ne peut être cachée, tout comme une ville située sur une haute montagne ne peut se dissimuler. Il ne nous demande pas non plus de faire de sorte que nous attirions l’attention sur nous-mêmes pour être vus de tous (Mt 6,1-17). Il semble nous dire : si vous faites ce que je vous demande, vous serez vus des hommes que vous le veuillez ou non. La visibilité de l’Église appartient donc à son essence même. Quand on pense ‘annonce de l’Évangile’, une série d’initiatives pastorales à entreprendre nous viennent spontanément à l’esprit. C’est oublier l’essentiel. L’annonce de l’Évangile n’est pas avant tout quelque chose que l’Église doit ‘faire’ en plus de tout le reste. Par son existence même et en correspondant le plus fidèlement possible à sa vocation, l’Église est elle-même une annonce effective et vivifiante de la Bonne Nouvelle.

(§ 74)

Cette approche ecclésiologique est elle aussi d’une importance capitale pour éviter une compréhension purement activiste de l’évangélisation. Une telle interprétation risque de confondre l’annonce de l’Évangile avec une campagne, une propagande ou une conquête. L’Église n’est pas d’abord celle qui entreprend et organise des initiatives évangélisatrices. Elle est elle-même annonce de l’Évangile. C’est sa raison d’être. Le peuple de Dieu est un peuple qui rayonne. Elle appartient à l’économie du salut. Elle est le moyen de communication que Dieu s’est choisi. C’est par elle que Dieu veut atteindre les hommes. Mais Dieu ne s’impose pas. Il appelle. En ce sens, on peut dire de l’Église qu’elle est le fruit de la discrétion de Dieu. Dieu cherche un signe de sa présence en ce monde. Il veut se faire connaître, toucher le cœur de l’homme. Voilà pourquoi Il a besoin de l’Église, de communautés d’Église. C’est là qu’on peut voir qui Il est, ce qu’Il dit et pense, et comment sa parole est source de vie. On peut être touché, voire fasciné par cette vie nouvelle. Voilà comment Dieu veut se faire connaître, discrètement, oui, mais clairement, sans contrainte, sans aucune pression morale. Les évêques y insistent dans leur lettre : l’année de l’annonce est d’abord un appel de la part de Dieu à son Église, un appel à la conversion et au ressourcement. C’est elle la première à être évangélisée. S’il y a quelque chose à « faire », c’est avant tout cela. Le reste est l’œuvre de l’Esprit de Dieu.

V Approche pastorale et spirituelle

La lettre de évêques se veut une réflexion fondamentale. Elle ne donne pas de directives ou suggestions concrètes. Elle ne s’engage pas non plus dans la question d’une stratégie d’évangélisation. On peut le regretter. C’est peut-être un aveu d’impuissance. Mais à mon avis, cette impuissance est inhérente à la situation de l’Église en Occident. Nous ne disposons pas à l’heure actuelle d’une stratégie ni d’une tactique qui résoudra le problème. Il ne faut pas nier notre impuissance. Il faut l’accepter et la vivre de l’intérieur. C’est pourquoi le texte parle des attitudes élémentaires ou des attitudes de base qui sont indispensables à l’annonce de l’Évangile aujourd’hui. C’est l’approche pastorale et même spirituelle. « Tout comme l’Église cherche — laborieusement mais avec confiance — sa place dans ce monde en pleine mutation, ainsi cherche-t-elle pour son annonce la parole adéquate et le ton qui convient » (§ 89).

Dans une société sécularisée où la religion est privatisée, l’Église doit être une référence claire et visible du Dieu qui est à la recherche de l’homme et qui a aimé ce monde jusqu’au bout. « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison » (Mt 5,15). Il ne faut pas être gêné de sa propre identité. Le contexte sécularisé et pluraliste conduit parfois à une telle attitude. Et pourtant la foi chrétienne ne devient pas une ‘curiosité’ tout simplement parce qu’elle n’accepte pas toutes les évidences de notre culture. Elle propose peut-être quelque chose dont notre culture ne soupçonne presque même plus la possibilité. Mais elle propose quelque chose ! Et pour ceux qui l’ont découvert, c’est une perle de grande valeur, pour l’achat de laquelle on veut vendre beaucoup (Mt 13,45-46). On est ce qu’on est. Il ne faut pas le cacher. Que reste-t-il encore de l’annonce de l’Évangile quand l’Église perd elle-même la conscience de la valeur incomparable de l’Évangile et de la foi ? La question de l’évangélisation n’est pas d’abord la question des méthodes et des stratégies. Elle est avant tout appel à la conversion et au ressourcement : vivre soi-même de ce qu’on espère pouvoir transmettre à d’autres. Dieu a besoin de communautés rayonnantes. « Que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu’en voyant vos bonnes actions, ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux » (Mt 5,16).

Et pourtant, dans ce même discours sur la montagne, le Seigneur insiste aussi sur la discrétion. « Ne le faites pas pour attirer l’attention. Ne le faites pas pour être vus des hommes ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi cette discrétion ? Est-ce que nous ne sommes pas trop discrets ? N’est-ce pas la franchise qui nous manque, plus que la discrétion ? La franchise, oui, mais elle suppose justement la simplicité d’être simplement ce qu’on est. Et voilà qu’elle nous renvoie à la discrétion. Il ne s’agit pas de cacher notre identité. Sans identité, la discrétion gomme toute raison d’être de l’annonce de l’Évangile. Mais sans discrétion, l’identité risque d’être une auto-affirmation de l’Église et non pas annonce de la Parole de Dieu. La lettre des évêques insiste sur cette discrétion. Au § 97, elle dit pourquoi :

L’Église a un passé non négligeable. Dans nos régions, la foi chrétienne fut des siècles durant la religion dominante. L’Église a ainsi contribué à forger la civilisation occidentale. Néanmoins, ce faisant elle n’a pas toujours su résister aux vanités de ce monde. L’opposition qu’elle rencontra, entre autres lors de l’avènement de la modernité, n’était dès lors pas toujours injustifiée. La distinction entre puissance et service ne fut en effet pas toujours claire en son sein. Si la position sociale de l’Église a changé, la mémoire collective n’en demeure pas moins coriace. Pour beaucoup de nos concitoyens, l’Église reste davantage signe de puissance que de charité. D’où l’appel à la discrétion. L’Église n’a pas à retrouver ses privilèges d’antan ; elle se doit de signifier l’amour d’un Dieu aux mains nues. Ceci rend la tâche humainement plus ardue, mais est une invitation joyeuse à la confiance. Dieu n’est-il pas le discret par excellence ? La simplicité et la discrétion libèrent l’Église de ses démons et l’ouvrent à Dieu. Quand elle parle ou agit, quelque chose de ce dénouement et de cette liberté doit être perceptible. Alors seulement son message aura une chance de passer — non comme une idéologie de plus — mais comme l’annonce de quelqu’un qui nous cherche et qui veut cheminer avec nous. De quelqu’un qui vise notre bonheur et notre salut. De quelqu’un qui libère.

(§ 97)

Cette citation est intéressante. Elle fonde la discrétion non seulement dans le contexte interreligieux et pluraliste de notre société, mais aussi en Dieu. Les deux fondements sont importants, mais il est éclairant de les distinguer. Il est entendu qu’aujourd’hui, l’annonce de l’Évangile ne peut se faire que dans un profond respect pour l’autre et sans aucun sentiment de supériorité ni esprit de conquête. C’est l’Évangile même qui nous invite à ce respect de l’autre. Mais si on insiste sur la discrétion, ce n’est pas seulement par respect pour l’autre. Il s’agit aussi de respecter Dieu lui-même. L’Église doit toujours prendre garde à ne pas considérer sa propre parole humaine comme la parole de Dieu lui-même.

C’est Dieu lui-même qui veut toucher le cœur de l’homme. Il ne s’impose pas, il ne contraint personne. Seule la libre réponse de l’homme peut Lui donner ce qu’Il cherche. Si Dieu touche vraiment le cœur de l’homme, ce ne peut qu’être l’œuvre de Dieu. L’Église ne peut être que témoin. Voilà la raison fondamentale pour laquelle elle doit rester discrète. Elle est là à la disposition de Dieu, jamais elle ne peut prendre sa place.

VI En guise de conclusion

L’annonce de l’Évangile fait problème aujourd’hui. La transmission de la foi est en crise. Je ne pense pas qu’on trouvera la solution dans un avenir prochain. Je garde une certaine réticence vis-à-vis des plans et stratégies catéchétiques et pastorales. Le problème est plus vaste et plus englobant : il s’agit de l’Église qui cherche sa place dans une société sécularisée et pluraliste et ne l’a pas encore trouvée. De même que dans l’annonce de son message, elle n’a manifestement pas encore trouvé la parole adéquate et le ton qui convient. Elle ne trouvera probablement ni l’un ni l’autre dans les années qui viennent. Elle devra traverser le désert et vivre la crise en profondeur. La situation actuelle est pour moi, avant tout, appel à l’authenticité et à la conversion. Ce que nous pouvons faire, c’est être chrétien et être Église. Essayons d’être peuple de Dieu et de le devenir davantage. Gardons une grande ouverture à tous ceux et celles qui sont en recherche. Accueillons-les et cheminons avec eux. Concentrons nos forces sur l’initiation à la foi et sur la formation de vraies communautés ecclésiales comme peuple de Dieu, de communautés solidaires des joies et des angoisses du monde et des hommes.

Est-ce qu’on ne risque pas alors de rester trop à l’intérieur de l’espace ecclésial ? Est-ce que ce n’est pas précisément le monde que l’Église doit atteindre par son message ? Ne faut-il pas annoncer l’Évangile justement ? Bien sûr. Mais ne nous croyons pas plus malins ni plus forts que Dieu lui-même. Il ne nous demande pas tout. Il nous demande une chose : de vivre l’Évangile que nous avons reçu et d’être son peuple. Ayons confiance en sa parole. L’avenir de l’Église et de l’Évangile est dans ses mains. Mais sachez que, si nous sommes vraiment peuple de Dieu, nous serons, inévitablement et sans le chercher, sacrement et signe du salut pour le monde.

Notes de bas de page

  • * Conférence prononcée à l’occasion de la rentrée académique de l’Institut Lumen Vitae à Bruxelles, le 17 septembre 2003.

  • 1 Cf. Les évêques de Belgique, Envoyés pour annoncer, coll. Déclarations des évêques de Belgique, nouvelle série n° 30, Bruxelles, éd. Licap, mai 2003, 68 p.

  • 2 Cf. Les évêques de Belgique, Envoyés pour servir, coll. Déclarations des évêques de Belgique, nouvelle série n° 29, Bruxelles, éd. Licap, septembre 2002, 48 p.

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80