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Oltre le ideologie, una cristologia per l'Africa

Édouard Adé
I quattro paradigmi attorno a cui si è elaborata la cristologia africana in questi ultimi decenni (cultura, povertà, razza-razzismo, responsabilità storica) rappresentano veri luoghi teologici? Se sì, in quale misura? Se no, come lo possono diventare? Quale sostrato antropologico l'Africa offre per articolare in modo significativo, cioè senza strascichi ideologici, la sua risposta a Cristo? Questo è l'oggetto del presente studio.

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16,15). Telle est la question à laquelle beaucoup d’hommes et de femmes dans l’Église ont essayé de répondre, à travers une confession qui a pris diverses formes, allant de l’énoncé de foi au don de soi dans le martyre. Cette question a touché depuis près de deux siècles la plupart des Noirs Africains qui se sont eux aussi, à leur manière, par un acte de foi, d’espérance et de charité, appliqués à y donner une réponse adéquate, digne de Celui qui la pose.

Par son contexte d’énonciation et par sa formulation, cette question du Seigneur non seulement légitime la pluralité des approches christologiques mais surtout la prescrit comme le seul mode de réponse digne de foi. Le « pro nobis » si central dans la théologie paulinienne apparaît comme le noyau christologique fondamental que chaque génération de croyants, chaque personne touchée par le Christ, doit assumer de manière performative, donc originale et personnelle. Si la relationalité particulière et unique inscrite dans ce jeu de questions-réponses est ce qui donne la preuve de l’authenticité d’un discours christologique, y aurait-il un sens à parler d’une « christologie africaine » ou même de « christologies africaines » ? Pour quelles raisons devrait-on recourir à l’africanité pour articuler la réponse à une question qui sollicite entièrement celui qui a choisi de marcher derrière le Christ ? Pourquoi le sujet africain doit-il revendiquer le statut de sujet croyant et confessant ? Une telle proposition n’est-elle pas plus de l’ordre d’une construction intellectuelle voire idéologique que de l’ordre d’une articulation théologique du vécu de la foi des Africains eux-mêmes ? Ou existerait-il une modalité selon laquelle on pourrait s’autoriser à parler de christologies africaines au pluriel et même au singulier ?

L’objet du présent article est de contribuer à « désidéologiser » les christologies africaines en en recherchant, parmi les perspectives méthodologiques possibles, une qui soit proprement théologique. Une telle perspective resterait au demeurant circonspecte. Ici plus qu’ailleurs toute prétention à la totalisation est à exclure parce qu’inadéquate à l’exercice théologique qui s’applique à un mystère qui nous dépasse toujours. Un état de la question permettra de formuler la problématique, d’énoncer les hypothèses et les différents points d’articulation du thème.

I État de la question et problématique

La critique théologique présente, de plus en plus aujourd’hui, la parution de l’ouvrage dont l’homme de culture sénégalais Alioune Diop prit l’initiative en 1956 comme l’acte de naissance de la théologie africaine contemporaine : Des prêtres noirs s’interrogent1. Le contexte d’émergence de cette nouvelle théologie l’a d’office inscrite dans un rapport particulier de la Révélation à la culture et à l’histoire de l’homme africain, où elle s’est efforcée de se développer depuis lors avec des accentuations diverses.

Alphonse Ngindu Mushete, dans son ouvrage sur Les thèmes majeurs de la théologie africaine2, avait proposé, vers la fin des années 1980, un condensé des principaux courants ayant marqué jusqu’alors la théologie africaine :

  • une théologie missionnaire axée surtout sur la conversion des infidèles et l’implantation de l’Église ;

  • une théologie proprement africaine articulée en théologie de l’adaptation ou des pierres d’attente et en théologie critique ;

  • la black theology et les autres théologies sud-africaines3.

La présentation de ces courants assortis à un certain nombre de préoccupations pastorales et doctrinales (l’unité, la continuité, la libération, les fondements épistémologiques du discours théologique…) avait offert sur la théologie africaine de l’époque un panorama dont l’intérêt avait été rehaussé par les indications bibliographiques chronologiques données par l’auteur à la fin de son ouvrage. On pouvait y remarquer, de 1950 à 1986, une évolution significative des centres d’intérêt. Mais la question christologique envisagée pour elle-même n’avait été que de formulation tardive. Le recueil paru dans la collection « Jésus et Jésus-Christ »4 représentait, à la suite de maints efforts individuels, un pas décisif qui logiquement en appelait d’autres, justement dans le sens des préoccupations que Julien Pénoukou avait indiquées comme n’ayant pas été abordées dans son étude5 et – nous ajoutons – pas davantage dans les autres contributions.

En faisant en 2005 l’historique des discours christologiques africains de 1956 à 2000, Étienne Kaobo-Sumaïdi6 complète ce panorama et le replace dans un cadre historique plus précis. Il retient trois étapes essentielles pour cette période :

  • la naissance de la théologie africaine contemporaine (1956) ;

  • la phase de recherche de cette théologie (1961-1977) ;

  • son droit à l’existence et son élaboration effective (1978-2000).

Il subdivise la dernière étape en deux temps :

  • du colloque d’Accra à l’annonce du Synode sur l’Afrique (1978-1989) ;

  • des Conférences nationales souveraines au Grand Jubilé (1989-2000).

Selon Kaobo-Sumaïdi, quatre axes théologiques se dégagent de cet ensemble, pour laisser entrevoir ce que Marcel Neusch, dans sa recension, appelle les « quatre portraits du Christ dans la théologie africaine »7. Mais en réalité, il y a plus que quatre portraits puisque chaque courant est traversé par une variété d’accents.

1) Le premier courant, connu sous le nom de « théologie africaine de l’inculturation » s’est surtout focalisé sur la culture. Il a vite été catalogué comme un prolongement théologique des mouvements du panafricanisme et de la négritude dont l’objectif serait la défense et l’illustration de la personnalité africaine. Les perspectives développées par ce courant ne sont pourtant pas si linéaires. Kaobo-Sumaïdi note une différence d’orientation entre l’approche des enseignants de l’Institut Catholique de l’Afrique de l’Ouest (ICAO), celle de Laurent Monsengwo8 et la christologie de la nomination africaine de Jésus-Christ que développent Bimwenyi Kweshi9 et François Kabasele10 et qui, de l’avis de l’auteur, rassemble le plus grand nombre de productions théologiques de l’inculturation. C’est dans cette perspective qu’il situe le recueil dont Joseph Doré11 a pris l’initiative et où Jésus a été désigné sous les titres d’Ancêtre, d’Initié et de Maître d’initiation, de Guérisseur, de Chef ou d’Aîné.

2) Le deuxième courant, connu sous le nom de « théologie africaine de libération » s’est concentré sur la thématique de la pauvreté. Quoique s’inspirant de la théologie latino-américaine, elle s’en distingue par les trois niveaux de pauvreté qu’elle considère :

  • la pauvreté anthropologique ;

  • la pauvreté socio-économique ;

  • la pauvreté liée à la maladie ou à une diminution de la force vitale provoquée par le mauvais œil et par les forces diaboliques.

La libération qu’apporte le Christ est culturelle, sociopolitique, économique et spirituelle, historique et eschatologique.

3) Le troisième courant, connu sous le vocable de « théologie noire », tout en s’inspirant de la théologie nord-américaine du même nom, s’en distingue pourtant parce qu’appliquée à la situation de l’Apartheid dont une certaine forme de christianisme s’était rendue complice. Sous les traits du Noir maltraité est dépeint le visage du Christ méprisé, lui qui s’est identifié à chacun dans le mystère de son incarnation.

4) Le quatrième courant est celui de la théologie africaine de la reconstruction dont l’un des tenants emblématiques est Kä Mana12. Il critique une certaine pratique de la foi et la faillite de l’Afrique : critique de l’imaginaire africain, de la léthargie et de la responsabilité des chrétiens africains, critique de l’afro-pessimisme, critique des théologies de l’identité (l’inculturation) et de la libération. Il en appelle à une nouvelle responsabilité historique pour la construction d’une « Nouvelle Afrique ».

Après avoir mis en valeur toute la richesse de ces différents courants de pensée théologique, Kaobo-Sumaïdi n’a pas manqué d’en relever les limites. Pour lui, « les formulations christologiques africaines n’ont peut-être pas la rigueur des expressions conciliaires et patristiques13 ».

Cette soif de dire ce que le Christ est « pour eux » limite quelque peu les théologiens africains. Les divers travaux de théologie africaine contemporaine sont commandés par les différents contextes et aussi par des thèmes de colloques ou de collections, ce qui en fait la richesse, mais engendre aussi une dispersion et un manque de systématisation14.

1 La problématique

La question qui se pose dès lors est de savoir si les quatre axes autour desquels s’est concentrée la pensée théologique africaine – culture, pauvreté, race-racisme, responsabilité dans l’histoire – sont véritablement des loci theologici ou de simples paradigmes de recherche. S’il est vrai que le Christ, par son incarnation, s’est rendu proche de chaque homme et de chaque situation humaine, les élaborations christologiques africaines d’hier et d’aujourd’hui ne se sont-elles pas rendues prisonnières de ces situations ? Ont-elles réussi à s’insérer dans la tradition christologique de l’Église de façon systématique et organique, sur la base d’une lecture intégrale de l’Écriture, notamment du Nouveau Testament, à partir d’une anthropologie intégrale, c’est-à-dire élaborée dans toutes ses dimensions, avec des fondements épistémologiques propres ? Les anthropologies ayant servi de référents à la stylisation des quatre portraits du Christ « africain » ne sont-elles pas trop parcellaires ? L’insertion de la pensée africaine dans le débat christologique ne serait-elle pas meilleure si elle se faisait au niveau où la christologie elle-même se fonde épistémologiquement : au point d’articulation entre la théologie (discours rationnel sur Dieu) et l’anthropologie (discours rationnel sur l’homme) ?

2 Les hypothèses

Deux hypothèses sous-tendent la présente réflexion :

  • Malgré l’urgence et la massivité des défis sociopolitiques et économiques que rencontre l’Afrique aujourd’hui, l’interpellation par le message de Jésus-Christ qui est à la fois d’ordre « ontologique » et d’ordre « fonctionnel » pour reprendre une typologie utilisée par la Commission théologique internationale (CTI)15, reste pour le croyant africain lambda d’abord ontologique avant d’être fonctionnelle. Elle résonne au cœur d’un drame anthropologique profond dont les questions de société ne sont que des échos lointains.

  • Une christologie africaine adéquate ne pourra rendre raison du vécu de la foi chrétienne des Africains que si elle part du retentissement de la question de Jésus de Nazareth au cœur de la saturation du mystico-religieux observable partout en Afrique noire, avec les drames de vie qui l’accompagnent.

3 La démarche

La présente réflexion qui s’appuiera à la fois sur des données bibliques, socio-anthropologiques et théologiques, partira de l’énoncé de la question christologique pour examiner les niveaux d’articulation de la réponse telle que la tradition théologique l’a fait apparaître dans la ligne de ce que Gaston Fessard16 a appelé la « dialectique du Juif et du Grec ». En repérant la Croix comme lieu théologique donné par Dieu lui-même pour une articulation adéquate de la réponse, l’étude se conclura par une mise en lumière de l’étendue du drame anthropologique dont l’Afrique s’est malheureusement faite prisonnière. Ce drame appelle aujourd’hui une geste sotériologique que l’Église a mission de rendre manifeste, par son propre témoignage de Peuple saint tiré des ténèbres à l’admirable lumière du Christ.

II L’énoncé de la question christologique

Les mouvements de pensée de la négritude et du panafricanisme ainsi que les luttes sociopolitiques des indépendances africaines et la gestion du postcolonialisme n’ont pas manqué d’avoir une certaine influence sur les élaborations christologiques africaines. Nous-même avions essayé d’envisager la question centrale de la christologie africaine comme celle de l’inculturation du « mystère plénier » de Celui qui est venu accomplir l’espérance des Juifs et porter à sa plénitude le Logos recherché par les Grecs17. Nous étions alors parti du fait qu’il y aurait un spécifique juif et un spécifique grec qui auraient été assumés par l’Église actualisatrice du mystère de l’Emmanuel (Dieu est avec les hommes). Le spécifique juif résiderait dans l’ascèse de l’image : « Tu ne te feras point d’image taillée » (Ex 20,4), et dans la perception du monde comme un événement qui devient18. Le spécifique grec résiderait aussi dans une ascèse particulière : celle du Logos qui extrait de la nature le principe organisateur en élevant quelquefois la prétention d’éclairer, par le seul moyen de la raison, le mystère de l’Être.

Il est vrai que les fronts sur lesquels les débats théologiques continuent de se mener en Occident restent fondamentalement ceux du Langage, de l’Histoire et de l’Être. L’examen de ces débats d’écoles renvoie à la double racine de la culture occidentale : le judaïsme et l’hellénisme. La question qui s’était longtemps posée aux chrétiens africains théologisants était celle de leur insertion dans cette histoire du judéo-christianisme ou de leur rapport au « fondement » judéo-hellénique du christianisme. Sur cette question, plusieurs thèses se sont affrontées ou continuent d’occuper la scène de la pensée africaine. Il est clair, à l’analyse, que les élaborations théologiques africaines entretiennent des liens de dépendance théorique avec tel ou tel courant de pensée en Occident. Cependant, l’existence de tels liens ne suffit pas pour donner la preuve d’une participation significative de l’Afrique aux grands débats théologiques qui animent la vie de l’unique Église du Christ. On pourrait même se demander si certaines productions ne répétaient pas simplement les leçons apprises en Occident, avec quelques colorations africaines. Si le jugement paraît sévère et pas assez nuancé, ce qu’il faudrait retenir comme critère d’évaluation de la théologie africaine, c’est sa double pertinence – particulière et universelle – et sa capacité à renouveler le débat théologique au sein de l’Église universelle. À ce titre, il serait important de rappeler ici qu’au moment où la théologie africaine contemporaine se constituait (en 1956), la christologie au sein de l’Église universelle prenait, elle aussi, un tournant après le quinzième centenaire de la définition de Chalcédoine (en 1951).

Le mouvement de l’Aufklärung avait soumis l’image dogmatique du Christ à une vive critique de la raison, et cherché à imposer une Idea Christi (sage de Nazareth, maître du genre humain, martyr de la vérité et de la vertu). Contre ce Christ de la raison, le xixe siècle avait déjà tenté de réagir en faisant valoir les droits de l’approche historique, par les recherches sur « le Jésus de l’histoire ». Avec l’essor des sciences humaines, l’attention était non seulement portée sur le milieu sociohistorique de Jésus de Nazareth mais aussi sur la particularité des milieux socioculturels dans lesquels son message est aujourd’hui annoncé. Mais en naissant dans cette vogue de la « théologie en contexte », la théologie africaine avait aussi à dire sa particularité. Les questions existentielles graves dont elle était porteuse ne l’autorisaient pas à céder aux dérives historicistes qui traversaient la recherche théologique en Occident et qui couraient le risque de faire de Jésus simplement un homme avec une destinée extraordinaire, qui lui conférerait après coup son caractère messianique.

Si dans la réception de l’énoncé dogmatique concernant Jésus de Nazareth, il est désormais impossible de ne pas tenir compte des réquisits de la raison critique et de l’histoire, l’exégèse historico-critique a dû se résoudre, elle aussi, à s’ouvrir aux ressources de la narrativité et à de nouvelles approches qui l’obligent à faire droit à l’événement de grâce qui prend place au cœur de l’histoire des hommes19.

Lorsqu’on voit la proportion qu’ont prise dans la pastorale africaine les phénomènes mystiques et les prières de libération, on est en droit de se demander si ce n’est pas précisément à l’intérieur de l’« épiphanie » de Dieu en Jésus-Christ que se posent pour l’Africain toutes les autres questions liées à l’existence historique concrète. Pour l’Africain qui laisse son panthéon de la Religion Traditionnelle Africaine (RTA) pour se tourner vers Jésus de Nazareth, c’est la conscience divine de ce dernier qui est pour lui le lieu d’articulation d’une christologie pertinente. Si Jésus de Nazareth n’avait pas conscience d’être Dieu, il ne saurait être le Libérateur attendu par l’Africain, parce qu’alors il serait moins que ses divinités traditionnelles.

L’intérêt pour la théologie africaine d’une christologie axée sur la conscience divine de Jésus est qu’elle rend attentif à la spécificité de la Révélation personnelle de Dieu dans le judaïsme et le christianisme. Elle éviterait ainsi de transformer la reconnaissance de la valeur d’une « révélation universelle de Dieu » en une sorte de plaidoyer pour un « christianisme anonyme20 » dont une certaine égyptologie contemporaine se ferait le relais africain21.

Dans une telle perspective théologique, l’ensemble des préoccupations ayant trait au « Jésus de l’histoire » ne deviennent pertinentes que si elles sont soulevées à partir d’une élaboration préalable du type de relation à l’histoire que promeut l’expérience de Dieu dans les cultures africaines22. Le drame historique dans lequel l’homme africain se retrouve à la fois comme sujet et objet reste un drame ontologique et fonctionnel que l’on ne saurait thématiser qu’en prenant appui sur le socle anthropologique et théologique qui le constitue fondamentalement.

Ainsi, malgré les objections qui ont pu être faites à Bimwenyi Kweshi23 et à François Kabesele24, pour leur christologie de la nomination africaine de Jésus-Christ, le Christ attend toujours, à ce lieu anthropologique profond, la réponse à sa question : « Et toi, chrétien africain, qui dis-tu que je suis ? » (Cf. Mt 16,15). La donnée importante à ne pas perdre de vue est que l’initiative de la question est christique. Ce n’est pas l’homme qui, empêtré dans ses problèmes socio-culturels et politiques, a pris l’initiative de conférer à Jésus le nom qui correspondrait à ses petits problèmes à lui, créant ainsi un Dieu à son image comme la critique feuerbachienne l’avait si bien mis en lumière. Il s’agit, au contraire, du Christ invitant ses disciples à aller au-delà des opinions courantes, des nominations superficielles, pour s’ouvrir au mystère de la révélation qui ne peut provenir que du Père seul : « Ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père » (Mt 16,17). Et parce que le disciple n’a aucune prise sur ce nom, il s’entendra dire, s’il se hasardait à donner à ce nom un contenu qui ne concorderait pas avec la révélation du Père, « passe derrière moi, Satan, tes vues ne sont pas celles de Dieu » (Mt 16,23). La radicalité de la question appelle alors une réponse tout aussi radicale, c’est-à-dire une réponse par les racines. Il s’agit donc de descendre à cette profondeur où l’on touche le socle au large spectre.

III Les niveaux d’articulation de la réponse

Quand ceux des siens qui l’ont reçu (cf. Jn 1,12-13) se sont tenus à leur lieu propre, celui de leurs racines, ils ont eu une capacité d’ouverture extraordinaire au mystère du Christ : l’exemple de l’Évangile de saint Jean en est une belle expression, ainsi que l’exégèse de Philon. Le développement ultérieur de la théologie patristique illustre également le phénomène tant du côté des Grecs que de celui des Latins. Les Africains eux aussi se sont rendus à cette exigence qu’il ne leur suffira pas d’identifier le Christ à l’Ancêtre, au guérisseur, au Maître initiateur, etc., pour se donner cette capacité. Il leur faudra aussi répondre à un certain nombre de questions se rapportant au fondement. La « théologie en contexte25 », qui a été en vogue dans les années 1980 et qui devrait offrir à la théologie africaine son paradigme, a dû se rendre à l’évidence qu’elle n’avait pas d’authentiques ressorts épistémologiques et théologiques pour libérer un discours théologique original. Elle n’a pas réussi à élucider ses principaux présupposés, notamment son rapport à la Tradition, et n’a pas manqué de s’essouffler dans des préoccupations du moment, qui l’ont quelque peu vidée de sa substance proprement christologique. Le modèle, pour l’Afrique, était déjà donné dans la période patristique par l’École d’Alexandrie, dont Benoît xvi a souhaité la renaissance sous une forme nouvelle en Afrique aujourd’hui26.

Lorsqu’on observe la dynamique constitutive de la théologie au début du christianisme, on repère deux directions dans lesquelles elle s’était développée :

  • la première s’inscrivait dans la ligne méthodologique des évangiles qui invitent à voir dans le Christ l’accomplissement de la promesse de l’Ancienne Alliance ;

  • la deuxième se rattachait au nerf du ministère de saint Paul : annoncer aux Gentils la Bonne Nouvelle qu’ils sont, eux aussi, associés au même héritage qu’Israël.

Une telle annonce s’est appuyée sur deux ressorts : le kérygme et l’élaboration du donné de la foi en énoncé culturel. On peut déjà noter que la nécessité d’inculturation du Message impliquée dans la seconde modalité a comporté, dès le départ, une exigence de conversion culturelle.

Le contexte fortement controversé des premiers siècles du christianisme où l’apôtre du Christ devrait, à chaque fois, sceller son témoignage par le sang versé (martyre des Apôtres et de plusieurs autres chrétiens) n’indiquait comme voie d’inculturation que la sanctification. Vaincre la pensée philosophique sur son propre terrain en absorbant la métaphysique et le Logos dans le cadre de la révélation unique et définitive, qui a trouvé son sommet et sa plénitude dans le Christ, était non seulement un impératif intellectuel mais d’abord une exigence existentielle : l’incorporation au Royaume, qui est une Personne, le Christ. Ce « d’abord » est aussi « le point d’achèvement » puisque la requête intellectuelle s’achève dans la contemplation du Mystère. En d’autres termes, la théologie primitive a dégagé deux voies dont l’une est nécessairement intégratrice de l’autre.

L’inculturation se dessine donc comme une entrée de soi et de sa culture dans le cadre de l’économie du salut que circonscrivent l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Ce cadre est celui de la Révélation qui trouve son achèvement dans la Personne du Christ (Cf. He 1). Cadre de la Parole qui se fait entendre et se donne à voir, il suppose un Sujet émetteur et un Sujet récepteur.

  • Le Sujet émetteur, c’est Yhwh en tant qu’il a, « après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes », pris l’initiative « en ces jours qui sont les derniers [de] nous parler par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait des siècles » (He 1,1-2).

  • Le Sujet récepteur est l’Élu de Dieu en tant que cette catégorie s’applique à la fois à une personne et à un peuple. Dieu a appelé Abraham à qui il a fait une promesse, promesse référée à toute sa postérité. Cette postérité prendra une figure (species) historique dont Dieu lui-même, dans la révélation de son nom à Moïse à l’Horeb, dira qu’il est son peuple : « Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » (Ex 3,7a) (Cf. aussi Ex 3,14-15). Mais l’exégèse néotestamentaire interprète, à la lumière de l’événement pascal, cette élection d’Israël comme figure (figura) du rassemblement du nouveau Peuple de Dieu, l’Église, avec qui le Christ a scellé une Alliance Nouvelle dans le don suprême de lui-même, par lequel il accomplissait l’Ancienne Alliance.

On pourrait comprendre cet ensemble comme la réalisation d’un même mouvement. En effet, dans le cas de l’Ancienne Alliance, le Sujet récepteur qui, au départ était un individu, Abraham, devient, à la faveur du devenir historique, un peuple.

Dans le cas de la Nouvelle Alliance, le Sujet récepteur pourrait être aussi saisi de la même manière : à partir des Douze et à la faveur de la mission évangélisatrice, il devient un grand peuple.

Une telle représentation reste tout de même simplificatrice, car elle ne rend pas compte de l’accomplissement de l’Ancienne Alliance par la Nouvelle Alliance. On pourrait en effet dire de l’Église qu’elle est intrinsèquement universelle tandis qu’Israël reste du domaine d’une collectivité restreinte, circonscrite. Et toute la question est de savoir comment rendre compte de ce passage de la communauté particulière à l’universalité. Il n’a pu s’opérer que par un décentrement qui a fait éclater les limites nationales d’Israël. Seulement, la simple extension géographique d’une collectivité n’est pas franchissement des limites nationales ou universalisation. Même dans l’hypothèse fictive d’une nation qui aurait pour limites la terre entière, on n’aurait pas l’universel, car le franchissement ne se serait pas opéré. Le passage implique plus qu’un décentrement. Il faudrait un processus de « recentrement-décentrement » qui est, en fait, un processus de « personnalisation-universalisation ». L’accomplissement de l’Ancienne Alliance s’est opéré justement dans la personne même du Christ qui, parce qu’il a apporté à nos anthropologies la Figure de la personne, s’est attesté comme point de départ d’un nouveau peuple, peuple de personnes où l’Alliance prend de nouvelles formes.

Le front qui s’entrevoit ici est le rapport de la christologie à l’ecclésiologie, front qui reste aujourd’hui encore en débats. Sans ignorer l’importance de ces débats, nous voudrions ici privilégier un autre axe : l’intérêt pour la christologie africaine du rendez-vous des anthropologies au lieu où le Christ fait advenir la personne humaine : la Croix.

La Croix reste le lieu où Juifs et Grecs se taisent. C’est le lieu de la non-manipulation. Ce qui s’y passe est autrement déroutant. Saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens, indique spécifiquement ce qui provoque chez l’un et l’autre le silence :

Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu.

(1 Co 1,22-24)
  • Qu’est-ce-qui fait le scandale chez le Juif ? L’apôtre semble en présenter le champ : c’est le rapport entre le signe attendu par les Juifs et la Croix.

  • Qu’est-ce-qui est la folie aux yeux du Grec ? L’Apôtre parle de môria et non de a-sophos ni de a-phrôn, a-noétos, encore moins de mania. C’est que la sagesse recherchée s’est présentée comme Silence du Verbe. Quel est ce Logos qui se tait au sommet de sa révélation ?

Que, dans la figure de la Croix, la Sagesse de Dieu se donne à saisir comme Parole vue, contemplée, glorifiée, inaugure un autre ordre des choses où chaque anthropologie particulière est appelée à se structurer en accueil pour accéder à la surabondance de grâce qui est ainsi donnée.

Se structurer en accueil signifie pour le Juif entrer dans l’intelligence du signe de la Croix, un signe susceptible d’être articulé en figure et en puissance : la Gloire de Dieu s’est révélée dans le Crucifié. Le signe ne peut être pure puissance et être accessible à l’homme. C’est sous la forme de figure que l’homme a le reflet de la Gloire du Tout Autre. Se structurer en accueil signifie pour le Grec entrer dans la Sagesse de Dieu, Logos incarné et crucifié, qui dévoile l’accomplissement de toute sagesse humaine dans la pure capacité de don de la personne. C’est la sagesse des tout-petits.

L’Apôtre Paul poursuit sa lettre en parlant de « ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs » (1 Co 1,24), c’est-à-dire tous ceux qui adhèrent au Christ, quelles que soient leurs origines. Pour eux, le Messie crucifié est « Puissance de Dieu » et « Sagesse de Dieu ». L’indication est claire : le Juif et le Grec jouent à la fois historiquement et symboliquement. En jouant historiquement, ils ont été une figure (figura) d’attitude spirituelle que l’on peut retrouver dans l’effectuation historique des grandes rencontres entre l’Église et les peuples. C’est ce que Gaston Fessard appelle : la « dialectique du Juif et du Païen27 » et qui est – si l’on peut ainsi parler – constitutive de l’étoffe anthropologique de l’Église elle-même. Historiquement en effet, les chrétiens ont été tentés de devenir de nouveaux Juifs et de nouveaux Grecs. Ce paradigme que Fessard dégage de la théologie paulienne sur l’idolâtrie des païens qui les privait de Dieu et qui a entraîné l’élection d’Israël d’une part, et l’endurcissement d’Israël qui a fait passer la Bonne Nouvelle aux païens, etc. d’autre part, pourrait faire ici l’objet d’une réappropriation nouvelle dans le sens du rapport à la Croix et à la Sagesse. Ici, redevenir « juif » signifierait pour le chrétien évacuer du signe la Figure, et redevenir « Grec » serait pour lui empêcher l’avènement de la personne. En tant qu’attitude, le « mode d’être du Juif » et celui du « Grec » concernent également tout homme dans son rapport à la Croix. On pourrait alors se demander si l’histoire de l’Homme Noir ne pourrait pas, elle aussi, s’expliciter à ce rendez-vous de la Croix au même titre que son anthropologie.

IV Le lieu central d’articulation de la réponse

La requête adressée à la théologie africaine est de rendre compte d’un problème que l’on ne peut feindre d’oublier, même si son énoncé, au regard des évolutions significatives des différents courants qui l’ont marquée, devrait rester attentif au fait que, pour la « théologie noire » par exemple, il y a bien une situation post-apartheid à prendre en compte : « pourquoi le Noir a-t-il tant souffert dans l’histoire ? », « et pourquoi est-ce surtout de la part de nations “chrétiennes” » ?

Les évolutions historiques des sociétés africaines empêchent tout chercheur sérieux de substantialiser des événements qui finiront par se révéler n’avoir été que d’un temps. Cependant, ce qui est advenu dans l’histoire ne manque pas d’affecter le devenir ; et sa compréhension donne à ce devenir historique un contenu sémantique propre qui ne saurait se dissoudre dans le temps neutre d’un devenir commun sans relief. Un tel devenir, du reste, ne relèverait plus d’une vraie histoire, car celle-ci est en permanence un théâtre dramatique où des libertés humaines sont constamment en jeu. La question de la souffrance de l’homme noir dans l’histoire ne saurait donc être classée comme une question révolue ou dépassée qu’il faudrait laisser dans le tréfonds de l’histoire pour passer à autre chose. Elle ne saurait non plus être la question de la théologie africaine, comme si l’histoire de l’Afrique avait été figée dans ces drames. Quel réexamen peut-on et doit-on faire d’une telle question ?

Les différentes critiques qui ont été adressées aux courants de pensée ayant marqué la théologie africaine contemporaine, pris dans le jeu dialectique des débats d’écoles, n’ont pas toujours rendu justice à l’apport original de chaque courant.

  • La question de l’identité culturelle abordée par les théologies de l’inculturation n’est pas une question circonstancielle que l’on a réglée une fois pour toutes. Si la formulation qui en a été donnée est liée à des contingences historiques (affirmation de soi en face de l’autre européen ; affirmation de son groupe ethnique en face d’autres groupes), elle reste une question permanente (l’être humain étant un animal culturel) : la foi devra toujours se dire dans la culture, non une culture figée dans le passé mais une culture en actuation.

  • La donnée de libération n’est pas liée, elle non plus, à des contingences historiques, elle est une catégorie théologique permanente. L’élargissement de la catégorie de la pauvreté matérielle à la pauvreté anthropologique et à la pauvreté spirituelle fait que la libération attendue concerne non seulement les situations socio-économiques injustes mais aussi les misères de l’imaginaire et les situations de possessions diaboliques.

  • De même, la tragédie liée à la race peut révéler un drame plus profond dont la mise au jour pourrait trouver des fondements surprenants dans l’Écriture. En réalité, la Traite négrière combine deux drames : celui de la race et celui de la fraternité. C’est du moins la lumière qu’a jetée le pèlerinage fait à Gorée en 2003 par le Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et Madagascar (SCEAM) sur les lieux de ce que Jean-Paul ii a appelé « l’holocauste méconnu ».

Quand l’historiographie contemporaine insiste beaucoup sur la souffrance du Juif dans l’histoire, les lectures les plus profondes qui en sont faites trouvent dans l’élection d’Israël par Dieu le principe explicatif dernier de sa persécution28. Si l’on pose la question de savoir pourquoi l’homme noir a tant souffert dans l’histoire, une cause immédiate se présente : chacun en effet sait que le Noir a souffert dans l’histoire non pas du fait d’une élection ou d’une intelligence particulière, mais du simple fait de la couleur de sa peau. Il a même été nié dans son humanité à cause de ce corps. Peut-on alors s’empêcher de faire ici un parallèle entre ce « corps noir » et la « figure de la Croix » qui est « scandale » parce que perçue comme « non figure » ? On pourrait certes développer à partir de là toute une rhétorique sur « le nouveau Juif » que serait devenu le « chrétien des nations négrières » et qui aurait ainsi, dans la confusion des ordres du pouvoir temporel et spirituel, rejoué dans l’histoire le scandale de la Croix. Mais on n’aurait pas vraiment donné à la pensée la possibilité d’aller au-delà du drame de l’apparence raciale. Si le Blanc a pu acheter le Noir et le traiter comme une bête de somme ou même en donner une codification juridique29, qui l’a vendu ? Car il ne saurait y avoir un acheteur s’il n’y avait en amont un vendeur. Mais dire cela suffirait-il ? Il faudrait aller plus loin : comment des frères en sont-ils arrivés à vendre leurs propres frères ? Nous retrouvons ici l’histoire de Joseph vendu par ses frères. Là où la question devient critique : si le Blanc a acheté le Noir parce qu’il se demandait comment Dieu qui est bon a pu mettre une âme et une âme bonne dans un corps aussi noir, que pensait le Noir quand il vendait son frère ? Que pense aujourd’hui encore le Noir lorsqu’il soumet ses propres frères aux affres des guerres interethniques, de la mal gouvernance, du musellement et de l’étouffement des processus démocratiques ? Que pense le Noir lorsqu’il organise des procès bâclés et expéditifs contre ses frères ? Que pense le Noir lorsqu’il joue avec la vie de ses frères ?

V L’étendue du drame anthropologique

Le prolongement de ces drames dans l’histoire constitue une illustration de la « misère anthropologique » de l’homme noir africain, qui en appelle à un « surcroît d’humanité ». Lorsque l’on voit aujourd’hui la massivité de « l’implosion anthropologique » que sont les phénomènes de sorcellerie, d’envoûtement et de possessions démoniaques supposées ou réelles, l’on ne peut que conclure à la nature profondément anthropologique de la crise que vit l’Afrique depuis longtemps. Nathanaël Yaovi Soedé parle de la « sorcellerie collective » et d’une « Afrique prisonnière du monde invisible30 ». L’Afrique, elle aussi, doit donc aspirer à la révélation des enfants de Dieu.

Bede Uche Ukwuije, avec des exemples sociographiques saisissants, invite la conscience collective africaine à « retrouver la sacralité de la personne humaine en Afrique31 » : corps humains morts laissés aux vautours, exposition dans les médias et surtout sur les réseaux sociaux de corps humains décomposés, justice de la jungle, tueries et enlèvements cachés, trafic d’êtres humains, etc. Il faudrait ajouter à ce tableau le drame du traitement des migrants noirs africains en Algérie et en Lybie.

Ainsi, si la souffrance du Noir a pu être une modalité particulière sous laquelle s’est rejoué dans l’histoire des hommes le scandale de la Croix, ce refus de l’imago Dei attaché à la personne humaine revêtant ce corps noir cachait un autre refus qui vient au jour dans la prise en compte de la propre responsabilité du Noir dans son expérience de la Croix. Ce nouveau refus se découvre en amont du rapport de l’anthropologie africaine à la Croix. Il a été évoqué plus haut la déchirure advenue dans la famille de Jacob avec la vente de Joseph par ses frères (Gn 37s). Mais ce drame cache, en réalité, un drame plus profond encore dont le fondement biblique se trouve en Gn 4 : le meurtre d’Abel par Caïn. Ce qui provoque la destruction du frère, c’est l’opacité de la relation à Dieu : l’offrande de Caïn était mauvaise et un écran s’est imprimé sur son cœur. Il n’a plus l’œil clair pour discerner sur le visage de son frère l’image de Dieu ; son frère lui vole son monde. Il veut être à sa place, il refuse d’exister dans la différence et la communion32. La blessure profonde de l’anthropologie africaine se retrouve là. Ce qui s’est joué dans la traite négrière que l’on peut pertinemment rapprocher du rapport des fils de Jacob à Joseph33 – le frère aux songes, objet de complaisance de la part du père, qui doit disparaître – n’est qu’une exemplification de ce drame qui se prolonge dans l’histoire africaine34.

Les théologiens chercheurs de l’Institut catholique de l’Afrique de l’Ouest (ICAO) avaient fait un discernement juste lorsqu’ils promouvaient une théologie de la fraternité. La question théologique majeure de l’Afrique reste celle de la fraternité. C’est elle qui assure l’avènement de la famille comme l’espace de l’existence communionnelle dans la différence. L’Église-Famille n’est possible que là où il y a un véritable esprit fraternel. L’Église-Famille ne saurait être rien d’autre que le Corps fraternel du Christ ; autrement, elle reconduirait purement et simplement les limites anthropologiques de la personnalité corporative africaine traditionnelle, qui fait exister les autres par procuration. Or, c’est cette forme d’anthropologie qui a rendu possible la vente du frère, dont on continue de voir les manifestations néfastes dans la vie sociale et politique de l’Afrique, en plein xxie s. et à l’heure de la mondialisation.

Le difficile problème de l’émergence de la personne au sein de la personnalité corporative traditionnelle constitue aujourd’hui encore le talon d’Achille de l’anthropologie africaine en actuation, indiquant par-là que la Croix reste pour l’Afrique elle-même une môria, ce qui n’est pas sans lien avec le traitement que l’Afrique continue de subir de la part de l’Autre, à une ère théoriquement postcoloniale mais qui est, en réalité, la perpétuation de la logique coloniale.

Ainsi, il apparaît clairement que le point d’ancrage de la question christologique en Afrique est d’abord ontologique avant d’être fonctionnel. Et tout énoncé théologique qui voudrait garder une réelle pertinence pour la vie de foi en Afrique ne pourrait partir que de là, ce qui confirme la première hypothèse de notre étude. Son corollaire est que la tâche d’une christologie qui soit la réponse de l’homme africain d’aujourd’hui à la question du Christ : « Et toi, qui dis-tu que je suis ? » devra nécessairement consister à trouver un langage qui intègre au mieux toute la dramatique existentielle des hommes et des femmes d’Afrique et qui soit en même temps susceptible de porter à son plein accomplissement en Christ, le devenir anthropologique africain.

Un mouvement d’inculturation de la foi chrétienne en Afrique Noire, le Sillon Noir, a, dans son effort de recherche, identifié dans les années 1980 une réalité qui lui a servi de cadre de compréhension de l’anthropologie et du devenir africain et qui pourrait avoir ici une grande valeur heuristique. Il s’agit de ce qu’il a appelé « la figure de l’intellectuel communautaire35 ». Il entendait par là non seulement une forme particulière de structuration du sujet culturel africain en régime d’oralité mais également un mode d’être, où le status et les rôles sont arrimés à une posture existentielle de sagesse. À la lumière de ses travaux empiriques et de ses réflexions méthodologiques et épistémologiques, qui mettent en relief à la fois le potentiel d’humanité et d’utopie collective, et les limites anthropologiques de l’Afrique traditionnelle, il est possible d’énoncer sur l’Afrique un discours dépourvu de toutes distorsions idéologiques. Par exemple, la solidarité, le communautarisme et le collectivisme dont on qualifie un peu trop facilement l’Afrique apparaîtraient comme un Janus à deux têtes, qu’illustre bien l’interrogation pathétique de Jean-Paul ii, en plein synode sur l’Afrique (1994), sur cette Afrique si fraternelle et si fratricide.

Une autre question à laquelle l’anthropologie africaine reste sommée de répondre est celle du Sujet et de sa liberté. Comment la liberté peut-elle éclore au sein de sociétés axées sur un enfermement dans la personnalité collective sans tomber dans l’effritement individualiste égoïste, comme des tendances sociologiques lourdes de l’Afrique contemporaine le donnent à voir ? Le travail de la Croix sur le tissu social porteur de la cohérence anthropologique reste le seul chemin historique concret qu’il appartient aux théologiens africains de remonter aujourd’hui, dans la pleine conscience qu’un tel chemin n’est possible que parce que le Christ est ressuscité. Comme jadis, Simon de Cyrène – l’Africain de l’Évangile –, le théologien doit rejoindre le lieu où l’Afrique ayant longtemps aidé Jésus à porter sa Croix, devra laisser son chemin de croix à lui déborder de toutes parts par Celui en qui la Gloire de Dieu se manifeste. Ainsi qu’il a été postulé dans notre deuxième hypothèse, l’éclosion de notre propre figure en Figure glorifiée ne pourrait se réaliser autrement que comme recentrement christique de l’Utopie qui habite l’anthropologie africaine. C’est en se laissant reconfigurer par le Crucifié glorifié que le sujet culturel africain pourrait libérer en son sein la personne humaine capable d’accueillir la Parole et d’y correspondre pleinement. Ainsi pourrait éclore une anthropologie africaine nouvelle centrée sur la personne comme cette « conscience éthique qui porte le monde et en répond ».

Conclusion

La christologie africaine contemporaine, soucieuse de répondre à la question de Jésus à ses disciples, s’est développée, en un demi-siècle, autour de quatre paradigmes : culture, pauvreté, race-racisme et responsabilité historique. La question à laquelle la présente réflexion a cherché à répondre était de savoir si ces paradigmes constituaient de véritables lieux de réponses théologiques. L’examen desdits paradigmes a montré qu’ils ne pourraient le devenir que si la réflexion anthropologique et théologique sur le sujet culturel africain se déplaçait du plan fonctionnel – la réponse aux défis sociopolitiques et économiques du moment – au plan ontologique où se pose le véritable problème du devenir du sujet culturel africain dans l’histoire.

Le difficile traitement de l’altérité dont ce sujet a fait la douloureuse expérience au cours de l’histoire et qui marque encore aujourd’hui sa conscience collective nous est apparu à un premier niveau comme un rejeu de la dialectique du Juif et du Païen mise en lumière par Gaston Fessard. Si l’élément autour duquel s’est noué ce jeu dialectique relève de la théologie de la création – l’interrogation sur l’homme noir créé à l’image de Dieu –, il cache en fait un autre drame anthropo-théologique manifesté dans la vente de Joseph par ses frères. Mais ce drame, à son tour, donne à voir en profondeur le drame originaire du meurtre d’Abel par Caïn. Cette double violence, qui se cache en fait au cœur de toute anthropologie, prend selon les temps et les lieux des formes particulières. La scène africaine sur laquelle les drames anthropologiques se jouent est, dans de nombreuses cultures africaines, celle qu’a délimitée la personnalité corporative africaine. Celle-ci est sans doute porteuse de riches valeurs de solidarité et de capacité relationnelle, mais elle est aussi marquée par une double limite : la difficile éclosion des personnalités individuelles comme « consciences éthiques devant porter le monde » et leur enfermement dans un imaginaire de l’ésotérique et de l’arcane. L’acuité de la quête d’une libération anthropologique, qui se manifeste au sein des communautés chrétiennes africaines – à travers la multiplication des phénomènes mystico-religieux de tous genres, des cas de possessions réelles ou imaginaires, des formes de prières dites de libération, etc. –, constitue un lieu d’interrogation théologique majeure dont l’exploration devra se poursuivre.

Notes de bas de page

  • 1 A. Diop (éd.), Des prêtres noirs s’interrogent, Paris, Cerf 1956 ; Cf. L. K. Santédi, G. Bissainthe, M. Hebga (éd.), Des prêtres noirs s’interrogent. Cinquante ans après…, Paris, Karthala, 2006.

  • 2 Cf. A. Ngindu Mushete, Les thèmes majeurs de la théologie africaine, Paris, L’Harmattan, 1989.

  • 3 Nous présenterons plus bas, dans le développement sur Kaobo-Sumaïdi, la nuance entre la théologie africaine critique et la black theology.

  • 4 Cf. J. Doré (éd.), Chemins de la christologie africaine, coll. Jésus et Jésus-Christ 25, Paris, Desclée, 1986.

  • 5 Cf. E. J. Pénoukou, « Christologie au village », dans J. Doré (éd.), Chemins de la christologie africaine (cité n. 4), p. 79-111.

  • 6 Cf. É. Kaobo-Sumaïdi, Christologie africaine (1956-2000). Histoire et enjeux. Paris, L’Harmattan, 2008.

  • 7 Cf. M. Neusch, « Quatre portraits du Christ dans la théologie africaine », La Croix, 1er oct. 2008, <www.la-croix.com/Culture/Livres-Idees/Livres/Quatre-portraits-du-Christ-dans-la-theologie-africaine-_NG_-2008-10-01-678330> (consulté le 5 fév. 2017).

  • 8 Cf. L. Monsengwo-Pasinya, La notion de nomos dans le Pentateuque grec, Rome, Biblical Institute Press, 1973.

  • 9 Cf. O. Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique négro-africain : problème des fondements, Paris, Présence africaine, 1981.

  • 10 Cf. F. Kabasele, « L’Au-delà des modèles », dans J. Doré (éd.), Chemins de la christologie africaine (cité n. 4), p. 203-228.

  • 11 Cf. J. Doré (éd.), Chemins de la christologie africaine (cité n. 4).

  • 12 Cf. Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise. Christianisme et reconstruction de l’Afrique, Paris, Karthala, 1993.

  • 13 E. Kaobo-Sumaïdi, Christologie africaine (cité n. 6), p. 442.

  • 14 Ibid., p. 443.

  • 15 Commission théologique internationale, « Théologie, Christologie et Anthropologie », Doc. cath. 1844 (1983), p. 119-126.

  • 16 La référence ici à Fessard a, en réalité, une valeur heuristique et se limite à sa troisième dialectique. Pour une étude circonstanciée des catégories fessardiennes, se référer à : F. Louzeau, L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard, Paris, PUF, 2015. De l’auteur même, on pourrait lire : G. Fessard, De l’actualité historique, Paris, DDB, 1960 ; voir en particulier vol. 1 , p. 324-331 ; La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, vol. 1 et 2, Paris, Aubier 1956 et 1966 ; voir surtout le vol. 3, Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux, 1984 ; Le Mystère de la société. Recherches sur le sens de l’histoire, éd. M. Sales avec la coll. de T. Castillo, Namur, Culture et Vérité, 1997.

  • 17 Cf. E. Adé, « Pertinence de la figure de l’intellectuel communautaire pour une christologie africaine », dans Collectif, Une expérience africaine d’inculturation, vol. ii, Cotonou, QIC, 1992, p. 159-197.

  • 18 Cf. G. von Rad, Théologie de l’Ancien Testament. Théologie des traditions historiques d’Israël, trad. É. de Peyer, Genève, Labor et Fides, 1967.

  • 19 Cf. J. Ratzinger - Benoît xvi, Jésus de Nazareth, Paris, Flammarion 2007 ; É. Adé, (éd.), Recueillir l’héritage théologique de Benoît xvi, Les Plans-sur-Bex, Parole et Silence, 2016.

  • 20 C’est à Karl Rahner que l’on doit en fait l’expression « chrétiens anonymes » (Cf. K. Rahner, « Die anonymen Christen », dans Schriften zur Theologie, t. vi, 1965, p. 545-554 ; B. Sesboüé, « Karl Rahner et les “chrétiens anonymes” », Études 361, 1984, p. 521-535). Le courant de pensée auquel nous nous référons ici est surtout celui de Jacques Dupuis (cf. J. Dupuis, Jésus-Christ à la rencontre des religions, coll. Jésus et Jésus-Christ 39, Paris, Desclée, 1989).

  • 21 Il faudrait signaler ici l’importance d’une discussion, au sein de la théologie africaine, sur les différentes perspectives de « réhabilitation de l’Égypte », en vue de leur évaluation critique, surtout dans l’optique d’une renaissance de l’école théologique d’Alexandrie. Cf. p. ex. : S. Kalamba Nsapo, Une approche afro-kame de la théologie, Bruxelles, Menaibuc, 2005.

  • 22 Cf. B. Adoukonou, Vodun, sacré ou violence ?, Paris, Univ. R. Descartes, 1989.

  • 23 Cf. O. Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain (cité n. 9).

  • 24 Cf. F. Kabasele, « L’Au-delà des modèles », dans J. Doré, Chemins de la christologie africaine (cité n. 4), p. 203-228.

  • 25 Cf. J.-M. Ela, Repenser la théologie africaine : le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003.

  • 26 Cf. Benoît xvi, Exhortation apostolique postsynodale Africae munus 137 (Ouidah, Bénin, 19 nov. 2011), . Voir aussi Id., Discours aux membres du Conseil spécial pour l’Afrique du Synode des Evêques, Yaoundé, 19 mars 2009, AAS 101 (2009), p. 312.

  • 27 Cf. G. Fessard (cité n. 16).

  • 28 Cf. J.-M. Lustiger, Le choix de Dieu : entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Montréal, Guérin, 1987.

  • 29 Cf. L. Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987.

  • 30 N. Y. Soédé, Inventer une Afrique autre. Monde invisible, Développement et Christianisme, Abidjan, éd. Paulines, 2017, p. 29-59.

  • 31 B. U. Ukwuije, « Retrouver la sacralité de la personne humaine en Afrique », dans E. Adé, P. Béré (éd.), Nouveaux jalons pour une théologie africaine, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 65-78.

  • 32 Il serait intéressant ici d’ouvrir un débat anthropologique avec René Girard sur sa théorie de la mimèsis (cf. R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978).

  • 33 Dans une contribution récente, Moïse Adéniran Adékambi fait une approche critique de ce rapprochement : cf. M. A. Adékambi « Une herméneutique existentielle de Gn 37-50 », dans E. Adé, P. Béré (éd.), Nouveaux jalons pour une théologie africaine (cité n. 31), p. 51-64.

  • 34 Il s’agit là d’une piste de recherche anthropologique et théologique développée au sein des groupes de recherche du Centre Notre-Dame de l’Inculturation, fondé par Barthélemy Adoukonou, et dont il sera difficile de rendre amplement compte dans le cadre de cet article.

  • 35 Cf. Collectif, Une expérience africaine d’inculturation, Cotonou, QIC, 3 vol., 1991-1992.

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