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Depuis plus de quatre siècles, le christianisme est introduit en Extrême-Orient, mais son enracinement reste difficile. Face à cette difficulté, l'A. s'interroge: est-ce en s'ouvrant et en s'incarnant concrètement dans tous les réalités humaines que l'Église peut assumer l'universalité? Jusqu'où peut-on pousser la théologie de l'Incarnation dans cette région façonnée par une tout autre vision du monde? L'A. présente quelques aspects fondamentaux de cette culture auxquels le christianisme est confronté et certains atouts dont ils disposent.

Dans la suite du Concile Vatican II, l’encyclique Populorum progressio et l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi de Paul VI manifestent une nouvelle perception de l’universalité animée par la nouvelle compréhension de l’ecclésiologie conciliaire. Désormais, le contexte local est entré davantage dans la règle théologique et dans la considération ecclésiale pour la question de l’universalité. Or, aujourd’hui, à sa manière, la mondialisation prétend, elle aussi, à l’universalité. En effet, elle ne prend pas en compte une diversité de valeurs mais soumet celles-ci à la culture dominante en propageant les mêmes styles de vie. Par voie de conséquence, elle provoque inévitablement une réaction. Celle qui réclame, au nom d’un droit inaliénable, ces valeurs culturelles et religieuses particulières. Dans un tel contexte à la fois d’appauvrissement culturel à l’échelle mondiale et de revendication identitaire, le principe théorique conciliaire de l’universalité, qui a mis la vision plurielle comme règle de la réflexion théologique, passe également par l’épreuve du particulier concret. Dans l’Église en Asie et en Afrique, une certaine identité catholique est mise en place de façon plus ou moins heureuse. Cependant, dès qu’on entre dans une réflexion un peu plus approfondie, surgit une tension douloureuse due à la double appartenance à l’identité catholique et à l’identité culturelle non encore récapitulées ou unifiées. Pour la concrétisation de l’universalité de la foi chrétienne, d’une part il faut reconnaître que le christianisme a ses frontières et ses limites à cause de son lien inévitable avec une particularité historique inhérente au principe d’incarnation. D’autre part, étant donné que chaque nouveau contexte historique est également le lieu théologique de l’incarnation, l’ouverture de ces frontières et de ces limites est constamment requise. C’est seulement en s’ouvrant et en s’incarnant concrètement dans toutes ces réalités humaines que l’Église peut assumer une universalité qui n’est pas d’emblée donnée par la nature de sa foi. C’est dans cette perspective que cet article veut réfléchir à la rencontre du christianisme avec le monde de l’Extrême-Orient.

I Le difficile enracinement du christianisme en Extrême-Orient

Après avoir passé sept ans en Inde, aux Moluques et à Malacca, François Xavier débarque en 1549 au Japon avec Anjiro, le premier baptisé japonais. À sa suite, de nombreux missionnaires répandront leur zèle et leur sang dans ce pays. Malgré ses quatre siècles de présence, le christianisme reste plutôt silencieux, comme une religion étrangère, formant une communauté ultra-minoritaire. Pendant l’Assemblée spéciale pour l’Asie du Synode des évêques en 1998, où un des thèmes principaux était l’enjeu du contexte pluriculturel et pluri-religieux du continent, Mgr Oshikawa, évêque japonais, soulignait le décalage entre le langage de l’Église et l’attente des Japonais : « En dépit des efforts courageux de la part des agents évangélisateurs, locaux et étrangers, (l’occidentalisation invétérée) du langage de notre théologie, le rythme et la structure de nos liturgies, les programmes de notre catéchèse ne parviennent pas à toucher les cœurs de ceux qui sont en quête »1. La recherche d’une expression liturgique, théologique et spirituelle propre à l’Asie, à distance d’une uniforme norme abstraite, est ressentie comme une nécessité pour l’enracinement du christianisme dans l’archipel japonais.

En Chine, quelques tentatives missionnaires, commencées à partir du VIIe siècle, n’ont pas donné de suite durable2. Arrivé en 1581, Matteo Ricci a pu pénétrer dans l’empire des Ming avec ses compagnons jésuites et y semer le christianisme en établissant des rapprochements entre lui et le monde chinois. Malgré ces efforts remarquables, la présence de la communauté chrétienne ne compte aujourd’hui en Chine continentale qu’une minorité qui jouit d’une liberté relative après une période traumatisante. Malgré l’investissement des grands savants jésuites ainsi que des lazaristes après la suppression de la Compagnie de Jésus au XVIIIe siècle, tous passeurs de culture3, nous sommes encore aux prises avec le problème de la langue qui reste comme un des grands défis de l’inculturation du christianisme en Chine : « il n’en reste pas moins que l’héritage de la culture chinoise s’exprime dans une langue dont la force de concision fait souvent apparaître les commentaires chrétiens qu’elle inspire comme des ‘pièces rapportées’, inférieures par nature aux originaux… ‘Écrire et enseigner la théologie en chinois n’est pas seulement un moyen mais un but’ »4.

C’est seulement en Corée, semble-t-il, que le christianisme a pris exceptionnellement une place importante, non seulement au plan numérique5 mais aussi au niveau de l’influence politique et sociale. Fondée par des Coréens laïcs, sans intervention des missionnaires étrangers, cette Église, après avoir enduré de nombreuses persécutions, reçut à la fin du XIXe siècle la liberté religieuse. Mais elle reste jusque dans les années 1960 assez timide, préoccupée d’abord de sa protection et de sa survie. C’est dans les années 1960-1990 que sa présence deviendra visible par son engagement en faveur de la justice et par sa défense des droits de l’homme. Le cardinal Kim, décédé en février dernier en laissant un témoignage qui rayonne dans le cœur de millions de Coréens, est une des grandes figures de cette époque. Il a été en effet un des acteurs déterminants de l’histoire du pays par son engagement courageux en faveur de la dignité de l’homme, quelles que soient sa religion et sa condition. Sa mort a fait prendre conscience de l’importance du rôle que joue le christianisme dans ce pays. Néanmoins, à partir des divers documents ecclésiaux publiés récemment en Corée6, on peut résumer dans les quelques points suivants le problème qui se pose pour l’approfondissement de la foi chrétienne : formalisme de la vie des chrétiens, piété privatisée, risque du fatalisme, absence d’une vision eschatologique et sotériologique en reconnaissance de la grâce de Dieu, perception insuffisante de l’existence et de la distinction entre le bien et le mal, relativisation de la vérité, sécularisation des valeurs. Que signifient ces faits ? Malgré son histoire exceptionnelle quasi miraculeuse et son expansion, l’Église de Corée se trouve confrontée à des difficultés qui sont foncièrement liées au contexte, culturel et religieux, auquel les Églises de Chine et du Japon ont aussi à faire face. Quelles sont les difficultés du point de vue anthropologique, culturel et religieux auxquelles le christianisme est confronté dans cette région du monde ? Quels sont les atouts, par contre, dont il dispose pour les surmonter ? Ces deux questions, les difficultés et les atouts, doivent être traitées simultanément puisqu’il s’agit de l’endroit et de l’envers d’une même réalité.

II « L’impératif culturel »

Pour aborder ces questions, nous commencerons par traiter de « l’impératif culturel », terme auquel Erik Zürcher7, sinologue contemporain, a eu recours pour parler de la Chine. Par « impératif culturel », E. Zürcher veut dire qu’aucune religion étrangère ne peut pénétrer sur le sol chinois sans se conformer à ce qui est orthodoxie et orthopraxie chinoises, c’est-à-dire le confucianisme. De même que le bouddhisme a dû s’adapter au confucianisme en tirant parti de ses ressemblances et de ses différences, ainsi le christianisme, comme toutes les autres religions marginales d’origine étrangère, est appelé à s’adapter au confucianisme. Ainsi pour ne pas être considérés comme hétérodoxes et donc subversifs, les missionnaires jésuites au XVIIe siècle ont dû manifester leur reconnaissance de l’orthodoxie confucéenne en acceptant les rites du culte des ancêtres. À mon sens, cet impératif culturel dont parle E. Zürcher à propos de la Chine vaut probablement pour tous les pays. Sans doute, selon les cultures, celui-ci peut-il se manifester avec plus ou moins d’exigences. Certaines cultures moins fortes semblent se laisser davantage envahir par d’autres cultures sans leur imposer leurs exigences. Cet impératif culturel peut aussi se manifester par une forme de cohabitation ou même par une forme « pathologique ». Par exemple, au XVIe siècle, les Indiens d’Amérique semblaient être relativement dociles face à la méthode de la « table rase » pratiquée par les missionnaires venus avec les conquérants espagnols qui détruisaient leurs grands empires. Cependant, deux siècles plus tard, on découvre, là où les missionnaires voulaient une substitution, la cohabitation des deux religions, celle des Indiens et celle des conquérants : les Indiens s’étaient appropriés le christianisme et le vivaient à leur façon en dissimulant leurs propres éléments culturels et religieux8. En même temps, ils ont subi par la force de la part des conquérants une désintégration culturelle qui entraînait un sentiment de frustration intolérable. Ainsi, par les effets du contact trop brutal avec l’Occident, beaucoup ont sombré dans l’ennui et le dégoût de la vie comme seule compensation pour leur fierté et les richesses culturelles d’autrefois9.

On fait le même constat aujourd’hui dans les pays où la culture est détruite brutalement par l’impérialisme colonial ou envahie par la récente mondialisation. Certains de nos contemporains vivent dans cette situation de pathologie culturelle, c’est-à-dire dans l’incertitude, la confusion, la frustration et le déclin moral causés par les perturbations dans les modèles, les configurations et les systèmes de valeurs fondamentales. Tout ceci manifeste le besoin impérieux et vital qu’a l’homme d’un enracinement culturel. Tout comme on ne peut pas abattre les montagnes à coup de baïonnette, on ne peut pas abattre en quelques coups, sur quelques décennies, voire même quelques siècles, la racine culturelle et religieuse d’une société qui a mis autant de temps qu’une montagne à s’ériger, suivant l’expression employée au début du siècle dernier par Benito Pérez Galdos, écrivain espagnol des Canaries : « on n’abat pas les montagnes à coup de baïonnette »10.

Cette thèse de « l’impératif culturel » rejoint celle d’Aloysius Pieris11 dans son explication de la difficulté pour le christianisme de pénétrer sur le continent asiatique. D’après lui, si une religion métacosmique12, qui comporte en elle-même un horizon transcendental du salut des hommes par la libération de la connaissance ou par l’amour rédempteur, s’est déjà implantée sur le terrain des religions cosmiques d’une culture tribale et clanique vénérant la nature et ses forces, il est difficile pour les autres religions métacosmiques d’y entrer. Autrement dit, une fois que la rencontre a eu lieu entre une religion métacosmique et une religion cosmique, et qu’une religion métacosmique a trouvé son point d’insertion naturel dans une religion cosmique, il est très difficile pour une autre religion métacosmique d’y trouver son enracinement. Le premier arrivé est le premier servi. Ainsi lorsque le christianisme arrive en Asie au XVIIe siècle, les éléments cosmiques et métacosmiques font déjà corps dans la plupart des pays : la religiosité cosmique se trouve assimilée dans l’hindouisme, le bouddhisme ou le confucianisme13. Ces religions métacosmiques ne sont pas restées dans le « textuel », mais « se sont contextualisées » en entrant dans la religiosité cosmique du lieu. Selon A. Pieris, c’est la raison pour laquelle le christianisme n’arrive pas à s’enraciner dans la plupart des pays asiatiques. Étant donné que la matrice culturelle en Asie a déjà été façonnée par les religions métacosmiques, le christianisme, marqué par une autre civilisation, a des difficultés pour y pénétrer.

Nous pouvons bien vérifier la thèse d’A. Pieris dans Chine et christianisme où Jacques Gernet, sinologue français, montre les difficultés herméneutiques rencontrées dans la transmission de la foi. Au XVIIe siècle, les Jésuites auraient commis de grossières erreurs en pensant que les conceptions chinoises du Ciel étaient conciliables avec la conception biblique de Dieu. La conformité que montre M. Ricci entre l’héritage confucéen et le christianisme n’aurait pas été du tout comprise par les Chinois comme le Jésuite l’avait voulu, car « ce qui se ressemble n’est pas nécessairement identique : les préoccupations chinoises étaient fondamentalement différentes de celles des missionnaires ». Ricci a voulu rapprocher la notion du Ciel de celle du Dieu biblique, mais « elles (les formules des Classiques, « respecter » et « craindre le Ciel ») ne renvoyaient pas à un Dieu unique et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, mais évoquaient l’idée de soumission au destin, de respect religieux des rites, de sérieux et de sincérité dans la conduite… »14. D’après J. Gernet, les Chinois ne seraient donc pas arrivés à faire la distinction entre un Dieu personnel et un pouvoir anonyme d’ordre cosmique. D’ailleurs, la plupart des convertis intellectuels ont pensé le christianisme dans la continuité du confucianisme15. On peut critiquer cette analyse de diverses manières. Cependant, cet auteur soulève un problème qui se pose de manière cruciale dans l’inculturation du christianisme en Asie où les religions métacosmiques se sont déjà enracinées. Ce qui conduit à se demander ce qui fait l’identité chrétienne en Chine et si, à son contact, les Chinois ont pu dépasser l’idée du Ciel.

Depuis ces premiers missionnaires jésuites, quatre siècles ont passé et ces pays de l’Extrême-Orient ont connu de grands changements dans toutes les dimensions humaines. La plupart des concepts-clés du christianisme y ont été traduits, non sans problème d’ailleurs, et le christianisme y a aussi fait son chemin. Cependant, les points mentionnés plus haut, surtout sur la question de l’existence de la distinction insuffisante entre le bien et le mal, la relativisation de la vérité ainsi que l’absence d’une vision eschatologique et sotériologique fondée sur la grâce de Dieu, montrent la difficulté persistante pour le christianisme à ne pas paraître une « pièce rapportée », mais à s’inscrire dans le sol asiatique déjà façonné par les autres religions métacosmiques. Dès lors, en reprenant ces thèses d’E. Zürcher et d’A. Pieris comme préalables, nous examinerons quels sont les difficultés et les atouts que le christianisme rencontre en Extrême-Orient où d’autres religions métacosmiques sont déjà contextualisées. Étant donné que la culture et la religion ont un rapport inextricable, comment le christianisme peut-il pénétrer dans ce terrain déjà bien assimilé par d’autres visions de Dieu, de l’homme et de la nature, ou encore, comment, religion d’origine étrangère, est-il appelé à faire face à l’impératif culturel asiatique sans perdre son essence ? Ces questions nous renvoient au fondement anthropologique de la culture de l’Extrême-Orient et à son mode de pensée, la pensée holistique.

III Une pensée holistique

La pensée de l’Extrême-Orient est profondément façonnée par la manière de percevoir la réalité suivant « the undifferentiated aesthetic continuum » : les différentes dimensions de la réalité y sont considérées comme non-différenciées et holistiques, liées mutuellement16. Par exemple, le Maître du Ciel, l’homme, la nature et la société y sont perçus dans une vision organique où chaque domaine est à la fois indépendant et interdépendant tout comme, dans l’organisme humain, chaque unité forme un ensemble indépendant tout en étant dépendant de l’unité organique de l’ensemble. Si l’Occident est marqué plutôt par un caractère de « séparation » et de « distinction », l’Orient l’est par cette manière holistique de percevoir la réalité humaine. Autrement dit, plutôt qu’un principe de séparation et de distinction du « ou bien/ou bien (either/or) », l’Extrême Orient est dans une logique de continuum, une logique holistique du « tous deux/et (both/and) », comme le yin est toujours en rapport avec le yang17. Le principe d’alternance « yin-yang » a exercé son influence à tous les niveaux de la vie : l’astronomie, la métaphysique, le gouvernement, la médecine, la divination et la vie en général. Selon le Livre du changement — un des classiques chinois —, c’est par l’action du « yin et yang » que toutes choses sont produites et changent et que tous les différents événements du monde naturel et humain sont déterminés. Ce principe d’alternance agit dans la motivation sous-jacente qui unifie les multiples éléments culturels en un seul tout. C’est cette motivation que nous considérons comme la « racine culturelle » ou « la matrice culturelle » de l’Orient. C’est à travers cette matrice culturelle que les membres de la société sentent, réagissent, pensent et interprètent l’expérience quotidienne. Cependant, étant donné que celle-ci n’est pas immédiatement manifeste, les individus qui suivent ce modèle ne sont pas toujours capables de décrire comment ces éléments sans nombre sont organisés en système.

Ces deux instances, yin et yang, sont en contraste, inséparables comme les deux pôles de l’aimant. Elles sont opposées, mais ne sont pas en conflit. Elles sont duelles, mais dans une dualité complémentaire et holistique, de manière à former l’unité et l’harmonie de la totalité. Chacune d’elles ayant besoin de l’autre pour qu’existe une articulation adéquate, elles se combinent de façon régulière et constante, tout comme le changement dans le temps et dans l’espace se réalise par l’alternance : « le yin ne transcende pas le yang, ni l’inverse. Yin est toujours en train de devenir yang et yang est toujours en train de devenir yin. Tout comme la nuit est toujours en train de devenir le jour, et le jour est en train de devenir la nuit »18. Dans le Livre du changement, ce principe de changement et de transformation continuelle est appelé « la voie » : « Une fois c’est le yang, une autre fois, c’est le yin. Cela est appelé ‘la voie (Dao)’. Le bien, c’est la transmettre. Accomplir cela, c’est la nature ». Le Dao est absolu, subsistant en lui-même et en même temps totalement immanent aux ‘dix mille êtres’. C’est le même Dao qui est en lui-même et dans les choses changeantes, et ainsi l’Absolu et l’unité ne sont jamais perçus comme statiques.

Cette manière holistique de percevoir la réalité demeure, encore aujourd’hui, une composante de la particularité de l’Extrême-Orient, et c’est dans cette particularité que la foi chrétienne est reçue. C’est à travers cette racine culturelle, et non d’après une autre, que les chrétiens orientaux interprètent la Parole de Dieu. Nos recherches auprès des chrétiens coréens19 le confirment : par la rencontre du christianisme, la racine holistique n’est pas remplacée par une autre, mais certains de ses aspects sont plutôt encouragés par l’enseignement chrétien. Par exemple, le relativisme, qui est une des tendances de ce monde en quête d’harmonie, se trouve renforcé chez les chrétiens coréens par les valeurs évangéliques du pardon et de l’amour. Avec une note humaniste, ceux-ci essaient de vivre une sorte de tolérance plutôt que d’exiger l’application rigoureuse de la loi20. Même si dans la société actuelle la notion de loi monolithique commence à s’intégrer par le biais de la modernisation, devenir chrétien ne semble donc pas signifier, sur le terrain concret, l’adoption d’une autre matrice culturelle. L’expérience chrétienne est nécessairement vécue à l’intérieur du contexte socioculturel et interprétée à travers sa matrice en passant indubitablement par le prisme de la mémoire de la croyance et de la culture du milieu. Ainsi, devenant chrétiens, les Coréens sont renvoyés généralement aux valeurs traditionnelles qui fonctionnent comme repère primordial. Dès lors, ils veulent plutôt s’efforcer de pratiquer les valeurs de la société confucianiste, sans forcément revendiquer le juridisme basé sur la conception de la liberté du sujet. De ce fait nous pouvons dire que la racine holistique demeure comme axe central pour les chrétiens coréens contemporains, jouant le rôle d’un système d’adaptation. Les éléments nouveaux qui viennent du christianisme se trouvent unifiés autour de cette racine constitutive. Il faut donc prendre cette racine culturelle comme la structure de base dans laquelle Dieu s’incarne. En ce sens, une des tâches du théologien consisterait à s’efforcer d’intégrer dans l’ensemble de la tradition de l’Église les nouvelles expériences de foi forgées au sein de la culture de l’alternance de yin et yang, de sorte que des expériences vécues ne soient pas délaissées comme quelque chose de négligeable. C’est en partant de la théorie de « l’impératif culturel », autrement dit de l’intérieur de l’expérience humaine en quête d’harmonie, et non pas dans celle de l’inculcation de la doctrine chrétienne ou d’une identité chrétienne déterminée à partir d’une histoire particulière, que nous pouvons arriver à transmettre la foi et à transformer et recréer la culture de l’intérieur.

IV La distinction de l’existence du bien et du mal

Une des conséquences de la pensée holistique, la plus difficile à aborder pour le christianisme, se trouve dans la façon de percevoir le mal. L’Orient a voulu résoudre à sa manière selon la logique de l’alternance yin-yang cette question redoutable qui « égare la raison et met les mots en fuite »21. Certains anthropologues ont déjà remarqué que la plupart des asiatiques de l’Extrême-Orient ne croient pas à l’existence du mal. Sir George Sansom peut aller même jusqu’à écrire, à propos des Japonais, qu’ils sont comme incapables de discerner le mal22 : pour eux, le mal n’existe pas comme une entité mais seulement dans un rapport d’interdépendance avec le bien. Récemment, C. Fred Alford constatait que les Coréens n’aiment pas le dualisme et n’attribuent pas une substantialité au mal23. Pour lui, ce fait constitue la base du système de valeurs des Coréens, y compris chez la grande majorité des chrétiens. D’après ses enquêtes, la réponse des chrétiens ne présentait pas de différence par rapport à celle des non-chrétiens, sauf chez les convertis récents qui étaient plus marqués par la vision chrétienne.

En Extrême-Orient, la dualité du bien et du mal est perçue comme un concept en couple, dans une relation d’interdépendance. Comme le yin et le yang et comme toutes les notions antithétiques, haut et bas, petit et grand, faux et vrai, le mal et le bien apparaissent en couple avec leur contraire. Bien et mal sont considérés comme interdépendants, dépourvus d’entité indépendante, de sorte que la question du bien-mal ne se situe pas au niveau ontologique. Tout comme yin et yang doivent s’harmoniser l’un avec l’autre pour maintenir la vie, il faut maintenir le bien et le mal en harmonie plutôt que de lutter contre le mal. Dès lors, il ne faut pas chercher à éliminer celui-ci, mais à l’harmoniser avec le bien, car il a sa part pour la vie tout autant que le bien. Dans cette relation d’interdépendance, le mal est ainsi considéré comme le corollaire obligé du bien, et vice versa. Dans cette logique où il n’existe pas originellement de mal absolu ou de bien absolu comme entité en tant que telle, la loi de l’harmonie, « le juste milieu » sapientiel, transcende le bien et mal, et c’est ainsi que les confucianistes assument la question morale. Quand les deux instances sont maintenues en juste équilibre, sans excès ni insuffisance, ni à droite, ni à gauche, on touche « le juste milieu », et l’harmonie s’accomplit. La dysharmonie du yin-yang est considérée par les confucianistes comme causée par les hommes, par leurs actes non-harmonieux, autrement dit, par les actes égoïstes et la convoitise. Il faut donc retrouver l’ordre cosmique et social par le retour aux vertus et au rite, de sorte que l’harmonie du cosmos soit rétablie.

Dans ce monde en quête du juste milieu, de non-dualité, comment annoncer le salut chrétien ? Dès les premières pages de la Bible, le mal n’est-il pas présenté sous la forme d’une menace ? C’est en opposant le mal à Dieu que le christianisme a développé ses dogmes et explique le salut offert par Dieu. Dans un ouvrage théologique récent, nous trouvons cette opposition nettement formulée : « Surpris par le mal, scandalisé par cette objection faite à sa création qu’il avait jugée bonne et même parfois très bonne, il n’a de cesse que de combattre. Le mal n’échappe pas à Dieu. Celui-ci n’a même de cesse de battre et de combattre le mal, mais le combat est long, car il est vrai que Dieu doit et veut compter sur notre liberté »24. Or comment transmettre cette dualité bien évidente du bien et du mal et le combat à mener contre le mal dans un monde de non-dualité en quête de l’harmonie ?

Dans la société façonnée par le principe de l’alternance yin-yang, le christianisme a joué indéniablement un rôle important. Ainsi que la vie du cardinal Kim en témoigne, sa contribution est grande face au relativisme et à la résignation passive qui enlèvent la force de lutter contre le mal. En même temps, comment introduire dans cette société en quête du juste milieu sapientiel cette vision du salut et de la morale chrétienne qui exige que la loi soit à la place centrale et non la vertu25 ? Lorsqu’on veut transmettre dans un système culturel qui a sa propre cohérence interne les éléments forgés par un système culturel tout autre, sans bien connaître de l’intérieur les deux systèmes en question, les éléments nouveaux à transmettre peuvent être reçus sous un aspect superficiel, légaliste, d’un formalisme rigide et sans nuance. Il faut donc chercher à exprimer l’enseignement chrétien de l’intérieur du système culturel autrement que par une simple traduction, tâche qui d’ailleurs ne va nullement de soi. Le christianisme n’a-t-il pas dû faire lui-même un long cheminement face à la question du mal pour en arriver à une notion plus juste tout en évitant sa substantialisation, comme l’ont fait la gnose ou le manichéisme, et en le posant dans sa réalité énigmatique sans prétention à l’expliquer ou à le justifier ? Sans éliminer l’aspect sapientiel présent dans la quête du « juste milieu », et sans substantialiser le mal et tomber ainsi dans le fatalisme, il faut introduire cette réalité d’un mal qui doit être nommé et démasqué pour pouvoir lutter contre lui. Faut-il à sa place parler plutôt de néant ainsi que le propose Karl Barth, le mal étant non seulement corruption et destruction mais aussi déficience et privation de ce qui est appelé à exister ? Comment présenter le Christ comme Celui qui a vaincu ce néant, s’anéantissant lui-même sur la croix comme révélation de la force de l’amour ? En effet, dans sa passion, Jésus se donne non seulement pour ses disciples, mais pour tous ceux qui l’ont trahi et livré à la mort. C’est en dépassant la catégorie du bien et du mal telle que les hommes peuvent la concevoir et en acceptant de subir l’égarement et l’aveuglement des hommes que le Christ sauve l’humanité du néant et établit une véritable harmonie entre l’homme et Dieu dans sa plénitude.

Avec la théorie de la vacuité du bouddhisme Mahayana, qui s’inscrit dans la même logique non-dualiste, nous pouvons faire un pas de plus. Masao Abe, un philosophe bouddhiste japonais, explique la vacuité en ces termes : « Dans la mesure où nous demeurons dans la dualité, nous y participons et sommes limités par elle. Dans le domaine du bien et du mal, un impératif éthique et le cri du désir sont toujours en conflit perpétuel. Donc nous devenons esclaves du péché et de la culpabilité. Il n’y a pas de repos final dans le domaine du bien et du mal. Pour atteindre le lieu du repos final, nous devons dépasser la dichotomie du bien et du mal et retourner à la racine, à la source d’où bien et mal ont surgi. Cette racine, cette source est saisie dans le bouddhisme comme vacuité, parce qu’elle n’est ni bien ni mal. Le néant absolu à partir duquel même Dieu est venu à l’existence est précisément la face originelle de nous-mêmes qui est au-delà du bien et du mal »26. La distinction entre le bien et le mal est ainsi complètement relativisée. Ce qui intéresse les bouddhistes, ce n’est pas comment surmonter le mal par le bien, mais comment surmonter le dualisme du bien et du mal, car ni le bien ni le mal ne sont considérés comme réalité ayant en soi une substantialité. Ce qui est visé dans le bouddhisme, tel que Masao Abe l’écrit, c’est l’unité originelle dépourvue de tout dualisme. Le bouddhisme considère la distinction entre le bien et le mal comme production de l’attachement et cri du désir vers ce qui est illusoire, attachement et désir n’étant que la conséquence de la croyance au soi. Dès lors, la question que le bouddhisme se pose est plutôt celle du comment, et non pas celle du pourquoi : comment faire cesser la souffrance ? Il propose comme remède le renoncement à la croyance au soi. En considérant la distinction entre le bien et le mal comme une production de l’idée du soi, il veut la dépasser par le renoncement et par la négation de soi. Par cette négation, la vacuité advient, la dualité du bien et du mal est surmontée et l’unité est pleinement réalisée. Ainsi les mahayanistes veulent surmonter la dualité en considérant la distinction et la détermination comme déformation de la réalité.

Derrière le renoncement à la distinction même entre le bien et le mal, il y a en fait un renoncement complet au désir, puisque le désir est à la racine de la souffrance en engendrant l’attente de la récompense et l’expectative d’être délivré de la souffrance. Étant donné que le renoncement à la croyance au soi et au désir aide à accepter sa propre mort, l’illusion sur soi, on peut dès lors entrer dans le nirvana en sortant complètement du cycle de la réincarnation, autrement dit de la rétribution. On trouve ici une position assez proche de la sagesse du christianisme que Paul Ricœur mentionne dans son livre Le mal : « L’horizon vers lequel se dirige cette sagesse (chrétienne) me paraît être un renoncement aux désirs mêmes dont la blessure engendre la plainte : renoncement d’abord au désir d’être récompensé pour ses vertus, renoncement au désir d’être épargné par la souffrance, renoncement à la composante infantile du désir d’immortalité, qui ferait accepter sa propre mort comme un aspect de cette part du négatif dont K. Barth distinguait soigneusement le néant agressif, das Nichtige. Pareille sagesse est peut-être esquissée à la fin du livre de Job, quand il est dit que Job est arrivé à ‘aimer Dieu pour rien’, faisant ainsi perdre à Satan son pari initial. ‘Aimer Dieu pour rien’, c’est sortir complètement du cycle de la rétribution, dont la lamentation reste encore captive tant que la victime se plaint de l’injustice de son sort. Peut-être cet horizon de sagesse, dans l’Occident judéo-chrétien, recoupe-t-il celui de la sagesse bouddhique en quelque point que seul un dialogue prolongé entre judéo-christianisme et bouddhisme pourrait identifier »27.

V La question de la conscience de soi

Nous pouvons prolonger notre réflexion sur la non-dualité avec la question de la conscience de soi. Le bouddhisme Mahayana ne veut pas seulement dépasser la distinction entre le bien et le mal, mais, dans la même logique, dépasser même la distinction entre « sujet » et « objet », entre « je » et « tu ». Frederic Heiler donne la définition suivante du mysticisme qui se trouve au cœur de la pensée orientale : « Former des relations avec Dieu dans lesquelles nous trouvons une négation radicale du monde et du moi propre, où la personnalité humaine se dissout, disparaît et est absorbée dans l’Un infini de la divinité »28. Ainsi, si le christianisme décrit la présence comme la présence d’une « personne », ces religions orientales ne nommeront qu’une « pure présence » ou une nature originelle. Autrement dit, si l’Occident insiste sur l’altérité par la voie de la transcendance, l’Orient met l’accent sur l’union par la voie de l’immanence dans le phénomène de « conscience indifférenciée ». Ainsi, « perdre sa vie » aura plutôt en Extrême-Orient un sens de « négation de soi », de « non-moi » dans la quête de l’harmonie avec le fond de soi-même et de l’univers entier, considérés comme ayant la même substance. Tout l’art en Extrême-Orient, que ce soit la calligraphie, la peinture, l’art martial, l’art du tir à l’arc, la danse et le poème, est étroitement lié à cette quête de l’harmonie dans sa dimension spirituelle. Pour atteindre au sommet de ces arts, on s’exerce, on répète sans cesse le déjà répété, et ceci sans réflexion, sans analyse, sans conceptualisation. Les exercices de longues années visent à l’entraînement à « l’art de l’oubli de soi » : ainsi le peintre ou le tireur à l’arc, ou encore celui qui exerce l’art martial, arrive à intérioriser les éléments extérieurs et par là, à supprimer l’opposition entre le sujet et le monde, en se dépouillant de toute idée d’intention et en perdant ainsi toute individualité — surtout chez le peintre et le poète pour qui il n’y a plus d’écart entre le corps et le pinceau, le bras exécutant et rendant visible l’intériorité. Daisetsu Teitaro Suzuki, un philosophe japonais, écrit : « L’homme est bien un roseau pensant, mais ses plus grandes œuvres se font quand il ne pense ni ne calcule. Il nous faut devenir comme des enfants par de longues années d’entraînement à l’art de l’oubli de soi. Quand cela est réalisé, l’homme pense et pourtant il ne pense pas ; il pense comme les ondées qui tombent du ciel… En vérité, il est les ondées, l’océan, les étoiles, le feuillage »29. Ainsi en dépassant la distinction entre « je » et « tu », « homme » et « univers », cherche-t-on à exprimer la communion avec le cosmos, avec l’Autre.

C’est sur cet arrière-fond anthropologique que l’homme oriental accède à la Parole de Dieu et s’efforce de la mettre en pratique. Lorsqu’un asiatique fait l’expérience du Dieu biblique, en découvrant que l’homme est à l’image de Dieu, il est saisi par la valeur qui se trouve en lui-même et dans les autres. L’éveil à la présence d’un Dieu-Amour devient la source de la conscience de son être. Selon notre recherche auprès des Coréens chrétiens30, par l’expérience personnelle de Dieu incarné en Jésus, ceux-ci s’éveillent davantage au sens de leur propre existence, ce qui les fait sortir de l’anonymat ou de la dépersonnalisation. Dans la culture confucéenne surtout, l’homme est perçu essentiellement en fonction de son devoir lié à son statut social pour le maintien du bon fonctionnement de l’ordre social. En donnant ainsi une telle importance à la réalité de la relation, cette culture réduit la valeur de la personne souvent enfouie dans l’harmonie du groupe. Dans ce monde, le christianisme a beaucoup contribué à l’éveil de la valeur de la personne et de la reconnaissance du droit inaliénable de l’homme. La notion confucianiste de l’identité de la personne, intimement associée aux rôles sociaux, peut en effet engendrer un esprit de fatalisme et de résignation, empêchant l’homme de lutter contre la discrimination. À la différence de la tradition confucianiste, où l’identité personnelle ne se dissocie pas d’avec l’identité sociale, la tradition chrétienne a maintenu l’idéal de l’égalité de tout homme devant Dieu en dissociant l’identité sociale d’avec l’identité personnelle. Cependant, cette conscience éveillée sur son identité d’enfant de Dieu ne va pas conduire vers une identification forte de soi-même, teintée par une conscience de l’individualité. Dans cette prise de conscience de soi-même, les chrétiens de l’Extrême-Orient vont plutôt, tout en souscrivant à la morale confucianiste qui est une morale de responsabilité, chercher l’harmonie de leur être dans l’ensemble de la relation sociale avec un plus grand sens de leur responsabilité au sein de la famille. Nous constatons ici encore « l’impératif culturel » comme repère normatif. Dès lors, cet impératif culturel ne serait-il pas le chemin par lequel le christianisme concrétise peu à peu son universel ? C’est seulement en rejoignant jusque dans ses profondeurs l’expérience de l’homme et de Dieu qu’on peut trouver une manière adéquate de parler de Celui qui est la voie, la vérité et la vie.

Nous voudrions, en conclusion, citer une phrase d’Yves Raguin qui a admirablement assumé les deux mondes, Occident et Orient, tout en restant au cœur du christianisme : « Depuis trente ans, je vis en Asie orientale, cherchant toujours à mieux comprendre la culture chinoise et les religions de la Chine. Continuellement j’ai été amené à regarder le Christ avec les yeux de quelqu’un qui a essayé de pénétrer un peu plus chaque jour dans le mystère de la pensée asiatique. Peu à peu j’ai été ainsi amené à voir le Christ sous des aspects qui étaient moins familiers à ma formation première. Le Christ est maintenant beaucoup plus grand et beaucoup plus riche pour moi qu’il ne l’était quand je le voyais uniquement dans les perspectives de la pensée occidentale »31. Finalement, par cette insertion dans l’univers chinois, Y. Raguin a découvert le Christ universel, qui certes s’est fait connaître dans un lieu et un temps particuliers de l’histoire. Le contexte culturel n’est pas à considérer comme une forme extérieure au salut ; il a une signification théologique à cause du mystère de l’Incarnation. Cette incarnation dans chaque particularité est une épreuve continuelle pour l’universel auquel l’Église tend. Mais c’est seulement ainsi que la possibilité est offerte aux médiations humaines d’être transformées et recréées de l’intérieur pour devenir des composantes du mystère de l’Incarnation. D’après Y. Raguin32, les penseurs orientaux reprochent au christianisme d’avoir fait de Dieu l’être transcendant que l’on appelle le Dieu des chrétiens et d’avoir tellement insisté sur la transcendance divine et sur les attributs divins que les chrétiens n’arrivent plus à faire comprendre aux non-chrétiens quel rapport ce Dieu du christianisme peut avoir avec l’homme. Avant d’écarter la pensée orientale comme moniste — suivant un concept forgé à partir de la pensée hellénistique, appliqué aux expériences orientales —, la considérant ainsi incompatible avec le Dieu personnel du christianisme, et obligeant les chrétiens de cette région à vivre une double appartenance sans pouvoir unifier la foi avec leur être, il sera bon de creuser et assumer l’expérience de ce monde en quête de la non-dualité.

Lorsque le gong sonne, les Orientaux entendent plutôt le silence tandis que, lorsque les cloches sonnent, les Occidentaux entendent le son. Dans ces univers si éloignés, étant donné que Dieu est également en quête de l’homme, il faudrait interpréter l’Écriture à partir du système de pensée de l’Extrême-Orient et tout aussi bien interpréter la racine culturelle à partir de l’Écriture. Ce travail ne peut qu’élargir la perspective théologique qui tend trop souvent à catégoriser en traçant des frontières bien définies. Le christianisme peut aider à conduire d’autres modes d’être à leur accomplissement, mais ceci n’est possible pour lui qu’en les assumant et non pas en uniformisant ou en imposant un mode d’être particulier. Dans la rencontre de ces univers variés, nous nous approchons un peu plus d’un Dieu en quête de l’homme.

Notes de bas de page

  • 1 Mgr T. Oshikawa, L’Osservatore Romano, n. 18 du 5 mai 1998, p. 8.

  • 2 Au VIIe siècle, il y a eu déjà le passage des missionnaires de l’Église syriaque, et au XIe siècle celui des nestoriens. À la fin du XIIIe siècle, un franciscain, Jean de Montercorvino, sut convertir, semble-t-il, plusieurs milliers de Chinois, mais, au début du XVe siècle, cette communauté chrétienne disparaît dans d’obscures circonstances.

  • 3 Cf. C. Marin, « La mission française de Pékin après la suppression de la Compagnie de Jésus en 1773 », dans Transversalités, juillet-septembre 2007, p. 11-28.

  • 4 B. Vermander, « Théologiens catholiques en monde chinois », dans NRT 117 (1995) 673.

  • 5 En Corée du Sud, à peu près 10% de la population est catholique, et un peu plus de 20 % est protestante. Après les Philippines, la Corée est le pays où se trouve le plus de population chrétienne en Asie, continent où il y a moins de 3% de chrétiens.

  • 6 Comité de la Conférence pastorale nationale, Séoul, 200-Laïcat, 1984 ; Conférence épiscopale de Corée, Directoire pastoral de l’Église de Corée, Séoul, 1995 ; Y.C. Lee, L’héritage ecclésiologique des premiers fidèles laïcs coréens : un seul Dieu et Père de tous (Ep 4,6), 2006, Thèse de Doctorat, Institut catholique de Paris, p. 320-325.

  • 7 Cf. « Jesuit Accomodation and Chinese Cultural Imperative », dans The Chinese Rites Controversy. Its History and Meaning, éd. D. E. Mungello, Nettetal, Steyler Verlag, 1994.

  • 8 Les missionnaires s’efforcent de capter le sacré des anciennes cultures des Indiens pour le mettre au service du christianisme. Ils bâtissent les édifices chrétiens sur d’anciens temples païens. Ils placent les fêtes chrétiennes aux jours d’anciennes fêtes indiennes.

  • 9 S. Gruzinski analyse, dans son livre La colonisation de l’imaginaire - sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol (Paris, Gallimard, 1988), les effets néfastes du contact trop brutal avec l’Occident.

  • 10 Cité dans J.-Cl. Guillebaud, Le commencement d’un monde nouveau, Paris, Seuil, 2008, p. 267.

  • 11 A. Pieris, jésuite srilankais, a voulu maintenir la dynamique qui entrecroise le contexte religieux et le contexte de la pauvreté en Asie. Il a écrit divers ouvrages : Théologie asiatique de la liberation, Paris, Centurion, 1998 ; Love Meets Wisdom : A Christian Experience of Buddhism, Maryknoll N. York, Orbis Books, 1988 ; Fire and Water : Basic Issues in Asian Buddhism and Christianity, Maryknoll N. York, Orbis Books, 1996 ; God’s Reign for God’s Poor : A Return to the Jesus Formula, Sri Lanka, Tulana Research Centre, 2000.

  • 12 D’après A. Pieris, la religiosité cosmique est appelée « animisme » par les ethnologues, et la religiosité méta-cosmique postule l’existence d’un horizon transcendantal à la vie humaine. La sotériologie méta-cosmique sans la dimension cosmique ne peut exister que dans l’imagination. Dans Fire and water : Basic Issues in Asian Buddhism and Christianity, Maryknoll, Orbis Books, 1996.

  • 13 D’après Pieris, si l’Islam en Indonésie et le Christianisme aux Philippines ont pu se développer, c’est parce que la religion cosmique n’était pas encore enracinée. Ce qui n’est pas le cas du Sri Lanka, de la Thaïlande, de la Birmanie, de l’Inde et du Japon. Dans ces pays, il n’y a que les tribus qui se convertissent au Christianisme.

  • 14 J. Gernet, Chine et christianisme : la première confrontation, Paris, Gallimard, 1982, p. 197.

  • 15 Voir N. Standaert, « L’inculturation et la Mission en Chine au XVIIe siècle », dans Église et mission 240, décembre 1985.

  • 16 Cf. K. Kim, Péché et harmonie, coll. Cogitatio Fidei 234, Paris, Cerf, 2003, surtout le chapitre II.

  • 17 Pour éclairer cette notion, prenons l’exemple de ce qui s’est passé lors de la première rencontre entre l’Occident et la Chine au XVIIe siècle. À cette époque, en Occident, il n’y avait pas encore de distinction entre religion et nonreligion, mais, selon Serge Gruzinski, entre la vraie religion (religio vera) et la fausse religion (l’idolâtrie). À cause de l’importance socioculturelle du confucianisme et de sa ressemblance dans le domaine moral, M. Ricci, ne pouvant pas classer le confucianisme dans la catégorie de fausse religion, a dû classer le rite des ancêtres dans le cadre du ‘civil’ et non de ‘l’idolâtrique’. Cette acceptation a provoqué la ‘querelle des rites’ qui a bloqué fort malheureusement l’évangélisation en Chine. Lorsque les Occidentaux cherchent à classer la croyance des autres dans des catégories comme ‘idolâtrie’ ou ‘civil’ et lorsque les Jésuites cherchent un moyen pour ne pas ranger le confucianisme dans ‘l’idolâtrie’ en vue de ménager la susceptibilité des Chinois, ces derniers se trouvent déportés dans un tout autre univers marqué par une toute autre logique. Pour eux il était difficilement pensable de séparer le politique, le civil et le religieux.

  • 18 H.-D. Hall et R.-T. Ames, Thinking through Confucius, Albany, State University of New York Press, 1987, p. 17.

  • 19 Cf. Voir A. Kim, Péché… (cité supra n. 16), chap. IV.

  • 20 Car dans la société confucéenne, c’est l’harmonie qu’on veut accomplir ; celle-ci ne fonctionne pas par une norme établie mais s’instaure à travers une négociation dont l’aboutissement reste ouvert sur une relation intrinsèque. C’est par le rite, conçu pour gérer le rapport interpersonnel, qu’on atteint l’harmonie et non par la loi considérée comme principe rigide et factice. Même si, au cours du temps, un système législatif a vu le jour, c’est dans la visée de l’harmonie qu’il a été accommodé. L’acceptation de la loi reste toujours relative.

  • 21 A. Gesché, Le mal et la Lumière, Paris, Cerf, 2003, p. 32.

  • 22 Cf. R. Benedict, The Chrysanthemum and the Sword, Boston, Houghton Mifflin, 1946, p. 190.

  • 23 C.F. Alford, « Koreans do not Believe in Evil — Should they ? », dans Korea Journal, Autumn 1997, p. 226-240.

  • 24 A. Gesché, Le mal, Paris, Cerf, 1993, p. 176-177.

  • 25 En Extrême-Orient, étant donné que la loi était comprise comme moyen de contrôle de l’acte par son extériorité, l’usage de la loi signifiait d’une manière ou d’une autre l’échec de la politique. C’est par la vertu comme principe intérieur et par le rite comme moyen d’éducation de la conscience qu’on accède à la vie sociale et évite le mal.

  • 26 M. Abe, « The problem of Evil in Christianity and Buddhism » dans Buddhist-Christian Dialogue : Mutual Renewal and transformation, éd. P. Ingram, F. Streng, Honolulu University of Hawaii Press, 1986, p. 150.

  • 27 P. Ricœur, Le mal : un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 43-44.

  • 28 F. Heiler, La prière, trad. d’E. Kruger et J. Marty, Paris, Payot, 1931, p. 283.

  • 29 Cité dans E. Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy, 1970, p. 10.

  • 30 Cf. A. Kim, Péché…(cité supra n. 16), chap. IV.

  • 31 Y. Raguin, Le Christ et son mystère, Paris, DDB, p. 105.

  • 32 Id., La profondeur de Dieu, Paris, DDB, 1973, p. 28.

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