« Délibérer »... En suivant pas à pas la définition donnée par un dictionnaire de la langue française comme le Petit Robert, nous voyons successivement se dégager trois facettes de cette action. Tout d’abord, comme verbe intransitif, il a le sens de « discuter avec d’autres en vue d’une décision à prendre » et le Petit Robert allègue les synonymes suivants : « (se) consulter » et « tenir conseil ». Ensuite, il s’agit de « réfléchir sur une décision à prendre » et, à cet effet, de « peser le pour et le contre ». Les synonymes sont ici « réfléchir », et même « hésiter » et « tergiverser ». N’est-ce pas déjà là un indice de la richesse sémantique du verbe et, par voie de conséquence, de la complexité des actions qu’il connote ? Enfin, en tant que verbe transitif indirect — dont l’objet est introduit par une préposition — « délibérer de, sur » équivaut à « décider par un débat, une délibération ». Le même dictionnaire donne comme synonyme le verbe « décider »1.
Ces synonymes sont comme les harmoniques de l’acte de délibérer. Mon propos est ici d’explorer ces harmoniques auxquelles j’ajouterai en amont ce que suppose le verbe discuter, à savoir « se parler et s’écouter », et en aval ce qu’implique le verbe décider, à savoir « discerner ». Ces harmoniques se présentent comme un lexique de diverses actions menées en Église qui ne sont d’ailleurs pas sans lien les unes avec les autres. Dans la vie ecclésiale, ces actions se réfèrent bien souvent à des instances — conseils ou équipes — qui leur donnent une traduction institutionnelle.
Le sous-titre de cette contribution suggère à la fois la finalité et la raison d’être de la « délibération » en Église. D’où les deux parties de cette contribution. Je traiterai d’abord de la finalité, à savoir du déploiement de la communion ecclésiale. Je présenterai ensuite les harmoniques évoquées à l’instant sous la forme de verbes d’action. Cela nous permettra, chemin faisant, de comprendre que la fidélité évangélique est la raison d’être de la « délibération » en Église.
I La finalité : le déploiement de la communion ecclésiale
Pour quoi délibérer en Église ? Je dirais sans ambages : pour déployer la communion ecclésiale. Dans le cadre limité de cette étude, je m’en tiendrai à souligner en tout premier lieu que cette communion comme participation à la vie de grâce, c’est Dieu qui nous en fait part, parce que son désir est d’entrer en alliance avec notre humanité pour la conduire à son achèvement. Ce qui est premier, c’est l’initiative de Dieu qui vient à la rencontre de notre humanité et « ne cesse de rassembler son peuple » (cf. prière eucharistique n. 3).
1 La primauté de la communauté ecclésiale et de sa mission
Par l’élection d’Israël d’abord, puis dans l’incarnation du Fils, dans sa pâque et la pentecôte de l’Esprit, Dieu est venu à notre rencontre pour nous faire part de sa vie et nous offrir son alliance par le Christ dans l’Esprit Saint. Sa Parole ne se contente pas de s’adresser à son peuple ; elle le crée. L’Église jaillit du désir de Dieu d’entrer en communication avec notre humanité. Sa réalité historique que nous recevons dans une Tradition prend sa source dans ce désir de Dieu ; elle découle de cette communion offerte, c’est-à-dire de cette participation à la vie divine (Ecclesia ex trinitate). Elle prend corps comme le rassemblement de l’humanité qui reconnaît le Royaume de Dieu et répond à sa convocation (gr. ekklesia). L’appellation même d’« Église » dit bien sa vocation et sa mission — sa nature et sa finalité — d’être au cœur de l’histoire le signe et le germe du projet résolu de Dieu de faire de toute l’humanité une humanité digne de ce nom.
Comme un germe de ce que les êtres humains espèrent et de ce que Dieu se propose avec eux, l’Église est au cœur de l’histoire le signe d’une grande espérance. Elle est le peuple de Dieu en marche vers l’achèvement de l’histoire pleinement réconciliée dans la communion trinitaire (Ecclesia in trinitatem). L’Église se situe ainsi en tension eschatologique vers ce à quoi l’histoire est appelée, la communion de vie divine. Elle sera alors l’Église qui se tient dans l’amour trinitaire (Ecclesia in trinitate).
Ce peuple que Dieu convoque au cœur de l’histoire est envoyé pour faire part de la communion de grâce dont il vit à tous les êtres humains dans leur destinée collective et dans leurs existences individuelles. Il leur en donne les signes et pose pour eux les gestes de l’alliance. Il porte une Bonne Nouvelle qu’il annonce dans la foi (Évangile annoncé), qu’il célèbre dans l’action de grâce à Dieu et l’intercession pour l’humanité (Évangile célébré) et qu’il traduit dans un service de l’humain — de tout l’humain — humblement, discrètement mais résolument car, depuis Jésus-Christ, Dieu est à chercher du côté de notre humanité (Évangile vécu).
Il y a lieu d’affirmer la primauté de l’ecclesia, comme « Église-sujet », comme sujet d’action, porteur de la Parole annoncée, célébrée et vécue, mais aussi comme sujet historique par lequel Dieu convoque l’humanité à l’alliance. Au sein de ce peuple que Dieu rassemble comme « Église-sujet »2, les hommes et les femmes qui la composent — l’« Église de sujets » — répondent à l’initiative première de son amour. Tous ensemble et chacun pour sa part ils se découvrent appelés à répondre à ce que Dieu attend d’eux. C’est au sein de l’Église — l’Église tout entière, les Églises locales et chaque communauté ecclésiale — qu’il convient de considérer les baptisés et de ressaisir leur place et leur rôle au service de l’Évangile, parmi leurs contemporains, leurs frères et sœurs en humanité, tous en chemin vers l’accomplissement attendu ou espéré de l’histoire.
2 La coresponsabilité de tous les baptisés
Plongés dans la mort et la résurrection du Fils pour vivre de son Esprit, les fidèles ont été inscrits dans une filiation et une fraternité. Rétablis dans leur dignité d’enfants de Dieu, ils sont en effet devenus fils adoptifs dans le Fils unique ; enfants d’un même Père, ils découvrent en même temps que des frères et des sœurs leur ont été donnés. En vertu même de l’événement du baptême et de ce à quoi il donne lieu, l’Église est foncièrement une fraternité. Dès lors qu’ils ont été touchés, à quelque degré que ce soit, par la Parole de Dieu, les baptisés ont tous à répondre de la grâce qui leur a été faite et à prendre part ensemble à l’annonce de l’Évangile, mais chacun selon sa vocation, ses charismes ou son ministère.
Par leur baptême, tous les chrétiens sont devenus membres de Jésus-Christ, prêtre, prophète et roi, et participent ainsi à sa triple fonction « prophétique, sacerdotale et royale ». Tous ont à annoncer la Bonne Nouvelle de l’alliance de Dieu avec les hommes. Tous ont à faire de leur vie une existence agréable à Dieu, à la fois filiale et fraternelle — un sacrifice spirituel — et à lui rendre grâce inlassablement. Tous ont à diriger leur existence et l’histoire selon la dynamique du Royaume en œuvrant à un monde plus fraternel tel que Dieu le désire.
Par l’accomplissement joyeux et persévérant de leur vocation baptismale, les chrétiens deviennent ainsi les pierres vivantes de ce Temple spirituel qu’est l’Église (1 P 2,5 ; cf. 1 Co 3,16 ; 6,19). Celle-ci est en effet édifiée par l’action immédiate de l’Esprit qui prodigue ses dons multiples et variés en écho à l’accueil de l’Évangile et à sa célébration croyante dans les sacrements de l’Église (cf. Ga 5,22 ; 1 Co 12,4 ; Ep 4,11-12). C’est ainsi que l’Esprit Saint anime l’Église et lui permet de prendre corps. C’est en effet par lui que le Dieu de Jésus-Christ se communique, convoque les êtres humains à l’alliance et les fait entrer dans sa vie. Si l’Esprit fait notre communion en nous donnant part à la grâce, il est en même temps à l’origine de la mission : l’Esprit nous envoie annoncer la Bonne Nouvelle de la présence gracieuse de Dieu. L’Église est foncièrement une communion, mais une communion organique, diversifiée et plurielle ! Par leur participation à la vie divine, en vertu du baptême et selon la diversité des dons de l’Esprit, les chrétiens sont rendus « coresponsables » de la vie ecclésiale et de la mission évangélique.
C’est ici qu’il convient de rappeler les propos des Pères conciliaires de Vatican II s’adressant de prime abord aux pasteurs, mais mettant en exergue la contribution de tous, en particulier des laïcs, à l’annonce de l’Évangile au cœur de ce monde. « Les pasteurs sacrés savent bien l’importance de la contribution des laïcs au bien de l’Église entière. Ils savent qu’ils n’ont pas été eux-mêmes institués par le Christ pour assumer à eux seuls tout l’ensemble de la mission salutaire de l’Église à l’égard du monde, leur tâche magnifique consistant à comprendre leur mission de pasteurs à l’égard des fidèles et à reconnaître les ministères et les grâces propres à ceux-ci, de telle sorte que tout le monde à sa façon et dans l’unité apporte son concours à l’œuvre commune » (latin cuncti suo modo ad commune opus unanimiter cooperentur, Lumen Gentium n. 30).
La « coresponsabilité de tous » correspond sur le plan de la communauté ecclésiale — de l’Église entendue comme « Église-sujet » — à la synodalité ecclésiale, celle-ci étant une qualité de l’Église qui tient conseil en vue de la réalisation de l’œuvre commune, l’annonce de l’Évangile en ce lieu. Si la coresponsabilité baptismale désigne une qualité des baptisés en tant qu’individus, le concept de synodalité désigne un trait de l’Église en tant que communauté. La synodalité est même une qualité constitutive de la communion ecclésiale dont elle est l’expression ; elle comprend le concours de tous les fidèles, pasteurs y compris.
Certes, le concept de synodalité est quelque peu ésotérique pour le profane. L’étymologie habituellement alléguée connote l’action de marcher ou de cheminer de tous les chrétiens, ensemble et chacun selon son rythme. Il y aurait cependant lieu de prendre en considération l’étymologie suivante : le préfixe sun-[avec] et le mot odos du dialecte attique et oudos en grec classique [seuil] : « le mot synode désigne littéralement le fait de franchir le même seuil, de demeurer ensemble, donc de se réunir ». Appliqué à la réalité ecclésiale, le concept de synodalité peut ainsi évoquer l’expérience d’un chemin parcouru en commun ou tout simplement le fait de se réunir, de tenir une assemblée3. La coresponsabilité de tous n’exprime-t-elle pas le concours de tous dans une dynamique proprement synodale4 ?
3 La catholicité de l’Église
Au sein de l’égalité foncière de tous, il y a une variété inouïe d’itinéraires personnels, de cheminements spirituels, de vocations particulières, mais également de dons reçus et partagés, de charismes déployés pour le service de tous, de talents confiés pour porter des fruits, ici et maintenant, en ce lieu (cf. Lumen Gentium n. 32a.c). La catholicité de l’Église ne se limite cependant pas à son universalité. Du fait que, en ce lieu, la Parole de Dieu est annoncée et les sacrements y sont célébrés, l’Église de Dieu — ce mystère de convocation de l’humanité à l’alliance — se réalise là où des hommes et des femmes accueillent cette Parole et la célèbrent dans la foi. Reconnaître que le mystère de l’Église se réalise en un lieu, c’est reconnaître que la Parole de Dieu est susceptible d’être parlante sous tous les cieux et dans tous les temps5. Si le corps ecclésial est dit catholique, c’est en fonction de sa tête, le Christ qui récapitule toute la création. Saint Paul dit que l’Église est « plénifiée », rendue pleine du Christ, comblée dirait-on, par ce que lui-même reçoit du Père dans l’Esprit (Ep 1,6.23 ; 4,10.13 ; Col 1,19 ; 2,9-10). Parler de catholicité de la communauté ecclésiale, c’est reconnaître que celle-ci est appelée à traduire une diversité tendue vers l’unité, à vivre une ouverture à l’universel en embrassant les particularités. C’est le défi d’une réelle inculturation de l’Évangile en un lieu.
La diversité des hommes et des femmes « incorporés » dans le Christ, tête de son corps ecclésial, représente la catholicité inhérente à l’Église. Il y a aussi une diversité de ministères qui, dans leur complémentarité, sont indispensables pour disposer l’Église à sa mission. C’est dès lors au sein et au service de la coresponsabilité baptismale de tous qu’il faut comprendre la collaboration ministérielle de quelques-uns.
Parmi la diversité des ministères qui contribuent à disposer l’Église à sa mission, il y a le ministère apostolique des évêques, prêtres et diacres. Ordonnés au ministère apostolique, ils ont été appelés, consacrés et envoyés pour édifier l’Église. C’est la tâche de l’ordre épiscopal et, à leur niveau, des prêtres. En vertu de leur ordination, évêques et prêtres participent « à l’autorité par laquelle le Christ lui-même construit, sanctifie et gouverne son corps » (Presbyterorum Ordinis n. 2c ; cf. Lumen Gentium n. 21 et 28). Dans l’Église, entre le corps ecclésial dans la diversité de ses membres et l’autorité pastorale qui, en vis-à-vis, symbolise et représente sacramentellement le Christ tête de son corps, il y a une asymétrie qui positionne les ministres ordonnés au service de leurs frères et sœurs baptisés. Les pasteurs ne se situent cependant pas dans un rapport d’extériorité. Ils demeurent foncièrement membres du corps ecclésial, mais leur ordination les met en position d’altérité face à leurs frères et sœurs pour rappeler que l’Église vient de Dieu par le Christ dans l’Esprit6. Cette asymétrie ne les sépare pas ; elle les distingue parce que, en vertu de leur ordination, ils sont pris dans tout leur être et pour toute leur vie au service de l’Évangile.
Leur ministère est apostolique en cela même qu’ils sont institués pour être les garants de l’apostolicité de la foi dans l’entre-deux des deux venues du Christ, comme le dit le P. Y. Congar7. Ils sont donc établis pour promouvoir cette apostolicité de la foi qui, en définitive, renvoie à la catholicité dès lors qu’il s’agit de rendre « parlante » en ce lieu la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu. Mais l’apostolicité est bien celle de tout le peuple de Dieu avec le « concours de tous, chacun à sa façon, à l’œuvre commune » (cf. Lumen Gentium n. 30). Dans le chef des pasteurs, ce concours suppose la reconnaissance des « ministères et des grâces » des laïcs (cf. Lumen Gentium n. 30, latin ministrationes et charismata). Leur discernement revient spécialement aux pasteurs (cf. Lumen Gentium n. 12 b in fine ; Apostolicam Actuositatem n. 3d in fine).
Les ministres ordonnés attestent l’apostolicité et la promeuvent en guidant avec l’autorité du Christ le peuple de Dieu par l’écoute de la Parole de Dieu et la célébration des sacrements. En vertu même de ce service du ministère, il revient par excellence aux évêques de mettre l’Église dont ils ont la charge en communion avec l’ensemble des Églises locales. Il leur revient conjointement de rendre présente dans l’Église dont ils ont la charge la communion de toutes les Églises. Les évêques jouent donc un rôle charnière. Ils sont ministres de la communion ecclésiale dans la diversité des Églises disséminées à travers le monde et unies dans la confession de la foi apostolique. À l’instar des évêques, il revient aux prêtres d’être les pasteurs des communautés qui leur sont confiées au nom du Christ et avec son autorité.
II La raison d’être : la fidélité évangélique
La communion ecclésiale implique la coresponsabilité diversifiée de tous, en chemin à l’écoute de la Parole de Dieu et en vue d’une action commune, en Église, dans son propre environnement, dans la société actuelle, au cœur de l’histoire. Il s’agit bel et bien d’agir sous l’action de l’Esprit du Christ pour rendre ce monde plus fraternel. L’ouverture à l’Esprit se vit notamment avec d’autres chrétiens : ensemble, les baptisés se rendent sensibles aux signes de l’Esprit, à ses « motions », à ce qu’il fait bouger en eux, et en définitive aux « charismes » en vue de l’édification de l’Église et de l’annonce de l’Évangile. C’est ici que s’inscrit le rôle du discernement spirituel. Ce qui concerne la vie de tous doit faire l’objet d’une réflexion commune permettant à chacun de faire le chemin au long duquel l’Église reçoit peu à peu comme un don du Seigneur sa fidélité à sa mission.
Ce style de vie ecclésiale proprement synodal suppose qu’on se parle et qu’on s’écoute. Ne sommes-nous pas une communauté qui (se) raconte la merveille de l’action de Dieu venu rencontrer notre humanité ? Ceux qui ont été institués pasteurs pour guider ce peuple ont à le consulter et même à tenir conseil avec lui pour qu’il réponde à sa vocation et corresponde à sa mission. Cela requiert de leur part la vertu de prudence et de la part de tous les fidèles le discernement en Église. Il s’agit bel et bien de discerner pour décider et décider pour agir. N’est-ce pas tout cela « délibérer » en Église ? Mais tout commence par se parler.
1 Se parler et s’écouter
Parler, c’est essentiellement communiquer avec quelqu’un. En définitive, parler, c’est se parler. À cet effet, l’acte de parole nécessite un langage ou, pour mieux dire, une langue. Or, celle-ci est toujours un héritage. « Je » ne peux parler que grâce à une langue — un ensemble de signes — que « je » m’approprie… en parlant, c’est-à-dire par des actes de parole par lesquels la langue devient… langage — phrases et discours. Elle devient communication de messages certes, mais surtout en dernière instance médiation de sens. Car je communique avec d’autres pour mieux habiter ce monde. En communiquant avec mes semblables — en dialoguant — non seulement j’habite ce monde par le langage, mais je le mets en perspective, je pars à sa découverte, je l’interprète, avec les autres et grâce à eux. Je donne sens à ce monde autant que prennent sens mon existence individuelle et, à bien des égards, mon devenir avec autrui et avec les autres. Le dialogue implique l’altérité et entraîne la solidarité ; il forge mon identité.
Parler et a fortiori se parler est un acte communautaire ; le langage est une réalité communautaire. On se parle, on échange, on s’« entre-tient », c’est-à-dire à proprement parler on se tient les uns avec les autres. Parler, communiquer, dialoguer, c’est au bout du compte nouer des relations, faire du lien social. Cela ne va pas sans peine, car (se) parler suppose vouloir se parler, au-delà de toute rivalité et a fortiori de toute tentation de réduire l’autre à un objet à dominer. Le langage et ce à quoi il donne lieu, la communication et le dialogue, comportent en soi un dépassement de la violence et une ouverture minimale à l’autre ; celui-ci n’est-il pas appelé à être de moins en moins une menace pour moi ? N’avons-nous pas à passer de la rivalité au partenariat ?
Le langage a dès lors une puissance symbolique, car (se) parler, cela présuppose l’acceptation de l’autre et implique sa reconnaissance8. Il implique l’écoute et, pour ce faire, il repose sur la confiance, à savoir la foi qui est prêtée à ce qui est dit et surtout à celui qui parle. Cela se vérifie tout particulièrement dans le récit qui est à la fois une histoire au sens d’une intrigue et un témoignage du narrateur. En « racontant » un événement ou une histoire, celui-ci compte sur la confiance de l’auditeur, sans laquelle il ne raconterait pas ce dont il fait part ; et corrélativement, l’auditeur n’écouterait pas s’il ne prêtait pas du crédit au propos du narrateur.
La narrativité est emblématique de ce que prétend le langage, à savoir instaurer une communication qui repose sur la confiance et ouvre un à-venir : ce dont témoigne le narrateur est reçu dans la confiance par l’auditeur qui se (re)lie ainsi à lui de sorte que s’établit entre eux une « communauté narrative ». Celle-ci repose, en définitive, sur la confiance au témoignage des autres. Le récit ouvre une histoire au double sens d’une histoire racontée et de ce à quoi elle va donner lieu, un peuple qui fait histoire.
Depuis Abraham, le peuple de la Bible fait l’expérience d’un Dieu qui l’appelle et l’envoie. Il prend corps comme peuple de Dieu en se mettant à l’écoute, en célébrant cette alliance par l’action de grâce et en partageant son expérience par la louange et le témoignage. Il prend corps en (se) racontant comment, par grâce, il est devenu et ne cesse de devenir peuple de Dieu. Le peuple de la Bible est par excellence une communauté narrative où, dans le langage humain, se déploie une Parole de Dieu qui rassemble et envoie les personnes qui en font part. À leur tour, par les liens qui s’instaurent grâce au crédit donné au récit, du sens est partagé, une action est engagée, un avenir commun se dessine. L’Église ne prend-elle pas corps par le récit des merveilles du salut qui met en scène un Dieu dont le désir est de communier avec l’humanité ? En écoutant (lire) le récit des Écritures, le chrétien entend simultanément d’autres croyants qui l’ont précédé et qu’il tient pour des témoins décisifs, et Dieu lui–même dont il accueille la parole d’alliance et le message de libération. Au-delà du Nouveau Testament, c’est dans une tradition vivante que sont accueillis et transmis le récit de Jésus et ce à quoi il donne lieu, à savoir une communauté de disciples qui s’entretiennent — comme ce soir-là sur la route d’Emmaüs (Lc 24,13-35) —, qui s’engagent dans un agir en réponse à la Parole de Dieu et qui voient ainsi un avenir se dessiner dans l’attente de la réalisation plénière de l’histoire.
Le peuple de la Bible, dans la foulée duquel l’Église se situe, repose essentiellement sur l’écoute et la parole. Tout au long de son histoire, il se doit d’honorer cette double attitude qui le fait exister. Cela demande un apprentissage permanent dont la vie ecclésiale constitue le laboratoire. Il n’y a de délibération possible que par l’écoute et la parole — et vice versa — afin de discerner ce que Dieu attend de son Église. L’écoute de ce que l’Esprit dit à l’Église en ce lieu et la prise de parole pour dire ce que chacun entrevoit comme chemin à faire ensemble ou conduite commune à adopter vont alors passer par d’autres stades, d’abord (se) consulter et tenir conseil, ensuite discerner et décider.
2 Consulter et tenir conseil
Au titre de leur autorité pastorale, il appartient aux évêques et aux prêtres de se tenir à l’écoute du peuple qui leur a été confié. Celui-ci vit de l’Esprit du Christ et bénéficie de ses dons. C’est ensemble — pasteurs et fidèles — qu’ils ont à rendre témoignage de l’Évangile pour être en ce lieu l’Église de Dieu9. À cet effet, pasteurs et fidèles doivent se parler, s’entretenir les uns avec les autres. Plus précisément en vue d’une décision à prendre, les pasteurs doivent consulter des collaborateurs ou d’autres personnes pris individuellement ou des instances établies prises collectivement. Malgré leur position de « vis-à-vis » des autres fidèles, les pasteurs ne peuvent jamais oublier qu’ils partagent avec tous leur condition de baptisés en même temps qu’ils se distinguent par leur ordination au ministère apostolique. Cela va se jouer dans la manière dont ils consultent et tiennent conseil. Voyons de plus près ce qu’implique cette consultation en Église.
Consulter, c’est prendre un avis d’un individu ou d’un groupe. L’instance qui le sollicite n’est jamais tenue de le suivre, même dans le cas de consultation obligatoire, c’est-à-dire quand elle est tenue par le droit de provoquer cet avis. Il n’est pas sans intérêt de relever la distinction également présente dans le droit séculier entre l’avis et le vœu. L’avis est l’opinion donnée à titre consultatif en réponse à une question, alors que le vœu est émis de manière spontanée. La communauté ecclésiale et les fidèles qui la composent ont le droit d’émettre des vœux quant à une conduite commune à adopter ou un chemin à faire ensemble. Cela est induit avec le binôme « (se) parler et (s’)écouter » qui débouche sur la discussion et le débat et peut se traduire en un « tenir conseil » dont je parlerai bientôt. L’autorité pastorale, comme cela a été dit précédemment, se doit d’écouter ces vœux.
On comprend dans cette perspective que, quand elle sollicite un avis, non seulement elle doit poser clairement la question — et logiquement savoir en vue de quelle décision –, mais elle s’engage elle-même pour le moins à écouter — ce qui n’est pas rien, si du moins elle ne croit pas posséder toute la vérité, détenir toutes les lumières en la matière, voire maîtriser l’Esprit Saint. Solliciter un avis, c’est un acte qui engage et dont, quelle qu’en soit l’issue, l’instance pastorale ne sort pas indemne, surtout en Église, dès lors que, malgré sa position de « vis-à-vis », elle fait organiquement corps avec l’ensemble des fidèles.
Le Code de droit canonique prévoit que lorsqu’un supérieur a besoin de l’avis d’un groupe de personnes (latin coetus) ou d’un collège (latin collegium10), il doit le convoquer et le consulter en conformité avec le droit (c. 127 §1 et c. 166 ; cf. cc. 166-173 et les statuts de l’instance concernée). Dans cette hypothèse, pour que l’acte de consultation soit valide, il faut que le supérieur demande l’avis de tous (c. 127 §1). Il ne peut pas, autrement dit, procéder de manière éclectique ou sélective ; c’est le groupe ou collège comme tel qu’il doit solliciter.
Lorsque le supérieur doit, pour poser un acte, solliciter l’avis de personnes prises individuellement, l’acte est invalide s’il omet de les entendre (c. 127 §2). Qu’il consulte collectivement (c. 127 §1) ou individuellement (§2), il est intéressant pour notre propos de souligner ce que dispose le Code : « bien qu’il n’ait aucune obligation de se rallier à leurs avis même concordants, le supérieur ne s’en écartera pas sans une raison prévalente dont l’appréciation lui appartient, surtout si ces avis sont concordants » (c. 127 §2, 2° ; cf. CIC 1917 c. 105).
Cette disposition traditionnelle mérite d’être mise en valeur. D’une part, le supérieur qui consulte reste libre ; d’autre part, il ne s’écartera pas de l’avis sans une raison prévalente. Autrement dit, en général, de facto le supérieur qui se met à l’écoute des personnes dont il sollicite l’avis par une question précise suivra leurs avis concordants (latin votum concors). Il n’est pas tenu de le faire, mais en général il le fera. Nul doute que le supérieur qui, de façon répétée, ne suivrait pas les avis concordants, finira par voir sa crédibilité largement entamée parce qu’il prend sa décision de façon isolée du collectif ou des individus dont il a la charge et qui, d’une manière ou d’une autre, font corps avec lui — et lui avec eux.
Appliquée au ministère ordonné des pasteurs, évêques et prêtres dans la direction pastorale des communautés qui leur sont confiées, la disposition du c. 127 §2, 2° traduit une ecclésiologie qui honore à la fois la réalité du corps ecclésial du Christ et, en son sein et à son service, la liberté de l’autorité pastorale dans sa position de « vis-à-vis ».
Le principe énoncé par le canon 127 §2, 2° est donc capital pour une juste compréhension de la consultation en Église. Il l’est tout autant pour une correcte application des différentes dispositions du Code, et plus largement du droit universel ainsi que du droit particulier, notamment d’un diocèse ou d’une Conférence des évêques. Il tempère cette autre disposition, fréquente dans le Code, qui n’attribue à des instances synodales qu’une voix consultative (latin votum tantum consultivum). On songe au synode diocésain (c. 466), au conseil pastoral diocésain (c. 514 §1) ou paroissial (c. 536 §1), mais aussi au conseil presbytéral (c. 500 §211).
Ces instances ont un caractère consultatif, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas voix délibérative. Si tel était le cas, la singularité du ministère ordonné des pasteurs serait évacuée et sa fonction de garantie de l’apostolicité pourrait être compromise. Une lettre circulaire de la Congrégation du clergé du 11 avril 1970, Presbyteri sacra ordinatione, offrait du caractère consultatif du conseil presbytéral une description qui mérite d’être citée parce qu’elle vaut également pour les autres instances susmentionnées. On y lisait ceci : « [Le conseil presbytéral] est dit consultatif parce qu’il n’a pas voix délibérative ». Et la Congrégation d’ajouter : « C’est pourquoi il ne peut pas prendre des décisions qui obligent l’évêque, à moins que le droit de l’Église universelle ou l’évêque, dans des cas déterminés, lui donnent voix délibérative »12. Ce même document romain qualifiait le conseil presbytéral d’« organe consultatif de nature particulière » en apportant deux précisions. D’une part, les délibérations se réalisent en union avec l’évêque et jamais sans lui, à travers le travail commun (cf. n. 9c). D’autre part, la décision revient à l’évêque, qui est personnellement responsable (cf. n. 9d). Ces précisions sont éclairantes : la délibération en Église se réalise avec le concours de tous, jamais sans l’autorité pastorale qui prend personnellement la décision.
En 1997, l’Instruction sur les synodes diocésains expliquait leur caractère consultatif au sens où l’évêque est libre d’accueillir ou non les opinions manifestées. « Toutefois, cela ne veut pas dire d’en dédaigner l’importance, comme si c’était une simple consultation “externe” exprimée par quelqu’un qui n’aurait aucune responsabilité quant à l’issue finale du synode. » Cela rejoint la synodalité foncière de la communauté ecclésiale au sein de laquelle se déploie la coresponsabilité de tous, chacun à sa façon. De plus, il est bien dit qu’il n’y a pas d’extériorité de l’assemblée synodale, par rapport à l’évêque diocésain, et vice versa13.
L’Instruction poursuivait en disant : « avec leurs expériences et leurs conseils, les membres du synode collaborent activement à l’élaboration des déclarations et des décrets » (n. 2). C’est bel et bien avec le concours de tous que s’élaborent des décisions pastorales qu’il revient à l’évêque ou au curé, ou autre pasteur concerné, de prendre en Église. La distinction qui nous vient du champ de la sociologie entre « élaborer une décision » (law-making) et « prendre une décision » (law-taking) peut nous aider dans le champ canonique. En tant que sujet de droit, en vertu de sa synodalité foncière, la communauté ecclésiale participe à l’élaboration des décisions qui la concernent, mais c’est l’autorité pastorale légitime qui les prend. Dans cette perspective, il serait plus heureux de dire que les instances dites consultatives, en particulier synode diocésain, conseil pastoral diocésain et conseils pastoraux de paroisse, élaborent les décisions dont la responsabilité finale revient à l’autorité pastorale qui les prend.
L’actuel président du conseil pontifical pour l’Interprétation des textes législatifs, Mgr Francesco Coccopalmerio, a dit sans ambages à propos du conseil pastoral de paroisse que l’expression votum tantum consultivum était une expression inadéquate si on la comprenait au sens du droit civil14. Elle est même regrettable si elle fait fi d’une vision organique de la communion, de la coresponsabilité diversifiée de tous, de l’originalité du ministère apostolique et, en définitive, de la synodalité foncière de la communauté ecclésiale.
Ces considérations sur la consultation en Église nous aident sans doute à bien prendre la mesure de ce qui se joue quand l’autorité pastorale sollicite un avis (ou que la communauté émet un vœu), à savoir que, dans la communion organique de l’Église, c’est en définitive toute la communauté dans la diversité de ses composantes qui est appelée à tenir conseil. N’est-ce pas ainsi que « tout le monde à sa façon et dans l’unité apporte son concours à l’œuvre commune » (cf. Lumen Gentium n. 30) ?
3 Discerner et décider
Mais pour quoi tenir conseil ? On pourrait répondre en évoquant la finalité institutionnelle des instances synodales mentionnées plus haut. C’est ainsi que le synode diocésain est « la réunion des prêtres et autres fidèles de l’Église particulière pour apporter leur concours à l’évêque diocésain pour le bien de la communauté diocésaine tout entière » (c. 460). Le conseil pastoral diocésain se voit assigner une triple tâche : étudier ce qui touche l’activité pastorale, l’évaluer et proposer des décisions pratiques (c. 511 ; cf. Christus Dominus, n. 27c). Cela vaut, mutatis mutandis, pour le conseil pastoral de paroisse dont le Code dit que « les fidèles (y) apportent leur concours pour favoriser l’activité pastorale » (c. 536 §1). Ces différentes instances se doivent toutes de refléter peu ou prou la communauté ecclésiale dans sa diversité (cf. c. 463 §1 et 2 ; c. 512 §1 et 2)15.
Il s’agit de tenir conseil en tant que corps ecclésial en ce lieu dans sa diversité des charismes, « des plus éclatants aux plus simples et aux plus largement diffusés », selon les termes du dernier concile s’exprimant sur le devoir des pasteurs d’« examiner tout et de retenir ce qui est bon »16. Cette diversité des charismes ainsi que des services et ministères qu’ils présupposent donne droit et fait devoir à tous les baptisés, pasteurs y compris, d’avoir leur mot à dire sur la présence et le témoignage de la communauté ecclésiale en ce lieu. C’est en vertu de sa catholicité intrinsèque qu’elle tient conseil pour chercher et découvrir ce que l’Esprit lui dit ici et maintenant pour la réalisation de sa mission.
J’aime évoquer à ce propos ce que disait peu de temps après le dernier concile le Motu proprio de Paul VI, Ecclesiae Sanctae, sur le but ou, pour mieux dire, la visée des conseils pastoraux : ceux-ci sont établis « en vue de promouvoir la conformité de la vie et de l’action du Peuple de Dieu avec l’Évangile »17. Cette précision n’a malheureusement pas été reprise dans le Code de 1983. On peut le regretter. Car les conseils pastoraux du diocèse ou de paroisse ainsi que, par analogie, le synode diocésain sont en quelque sorte « la conscience dont se dote la communauté pour vérifier sa fidélité à sa nature et à sa mission, et pour orienter ou dynamiser vers une fidélité toujours plus parfaite »18. En termes plus familiers, je dis volontiers que les conseils pastoraux sont des lieux de vérification du tonus évangélique des communautés concernées. Il revient à l’Église d’être fidèle à ce qui la constitue : l’Évangile, la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu manifestée en Jésus-Christ et communiquée par son Esprit. Il lui revient d’accueillir ce que, dans une attention à son environnement humain, à la société ambiante, au « monde d’aujourd’hui », l’Esprit lui murmure. Aujourd’hui comme aux origines, il s’agit de discerner ce que « l’Esprit dit aux Églises » (cf. Ap 2,7.11.17.29 ; 3,6.13.22).
La délibération en Église implique le discernement. L’existence chrétienne suppose déjà, à titre personnel, le discernement des esprits, bons et mauvais, et à travers ces « motions », la reconnaissance de ce que l’Esprit du Christ — le Souffle de Dieu toujours référé au Verbe ! — inspire à chacun. Devenir chrétien, c’est de ce fait pour les baptisés reconnaître ce que le Seigneur attend de chacun. Il s’agit de mourir à soi-même pour ressusciter avec le Christ et vivre de son Esprit ici et maintenant : cette dynamique baptismale et le discernement qu’elle suppose se vivent avec et grâce à d’autres frères et sœurs qui ont en commun d’être dans le Christ — donc en communion avec lui — à l’écoute de la Parole, dans la prière, de telle sorte que les paroles et les gestes de Jésus deviennent en quelque sorte leur « seconde nature ».
Le discernement non seulement se fait en Église, mais il fait l’Église dans la mesure où c’est ensemble, dans la diversité des vocations, charismes et ministères, que les baptisés écoutent la Parole de Dieu, examinent les signes des temps, s’engagent dans l’histoire sous l’action de l’Esprit Saint. Le discernement est une démarche ecclésiale qui nécessite le concours de tous, chacun à sa façon selon le degré d’intérêt et d’implication. Le discernement découle en principe de la synodalité ecclésiale. Mais il requiert une traduction institutionnelle, à savoir des lieux, des instances, des organes où il peut s’exercer en Église. C’est pourquoi les institutions citées jusqu’à présent (synode diocésain, conseils pastoraux du diocèse ou en paroisse, sans oublier le conseil presbytéral comme conseil de gouvernement) sont des gages non seulement d’une plus grande participation des baptisés, mais par ce biais-là d’une meilleure inculturation de la foi en un lieu. Par le discernement ecclésial que ces institutions opèrent, elles suscitent une attention aux signes des temps, elles accueillent les réveils prophétiques, elles encouragent l’engagement des baptisés, elles favorisent une véritable humanisation de ce monde19.
Le discernement débouche sur une décision. Les conseils d’Église évoqués jusqu’ici ne sont pas purement consultatifs. Ils sont des lieux institutionnels où s’élaborent des décisions qu’il revient, à qui de droit, de prendre. Les fidèles et leurs pasteurs tiennent conseil, des laïcs sont sollicités pour donner leur avis, des prêtres sont écoutés par leur évêque, etc. À des degrés divers, ils participent à l’élaboration de décisions.
L’autorité pastorale accueille les conclusions d’un débat, recueille les réponses aux questions, sanctionne les résultats des consultations, prend acte des avis sollicités, etc. Bref, elle authentifie les fruits du discernement ecclésial en vue des décisions à prendre. En général, elle agira en conformité avec le canon 127 : elle ne s’écartera pas de ce que la communauté ecclésiale aura exprimé, sauf raison prévalente. En vertu de leur ordination et en fonction de leur office, les pasteurs prendront les décisions. La prise de décision signifie que ce qui a été élaboré ensemble est « mis en Église » ; la décision est en effet scellée par l’autorité de ceux qui jouent ce rôle charnière entre les communautés. On retrouve ici un aspect de l’apostolicité de leur ministère.
Dans cette perspective, les pasteurs n’exercent pas le ministère de manière isolée mais avec les autres fidèles, ou plutôt pas sans eux. Ils redécouvrent ainsi une modalité communautaire d’exercice de leur ministère. Ce n’est pas rien dans une Église catholique latine où la modalité personnelle du ministère a été majorée durant plus d’un millénaire. On connaît les conséquences, notamment une marginalisation progressive des baptisés dans l’élaboration des décisions qui les concernent et une atomisation des évêques et des prêtres par rapport au corps ecclésial.
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Les harmoniques de la délibération ainsi que les pratiques synodales qu’elles impliquent conduisent, non sans peine, à une redécouverte de la synodalité foncière de l’Église et de ses traductions institutionnelles. Cette valorisation du « concours de tous à l’œuvre commune » est également favorisée par l’exercice du ministère « en équipe » où les pasteurs apprennent à nouveau à exercer la charge pastorale en associant d’autres fidèles qui participent à leur ministère de direction. On songe ici aux équipes pastorales de paroisses, aux équipes-relais dans les Unités pastorales ou encore aux équipes pastorales dans la pastorale de la santé ou en milieu carcéral20. Ces instances sont déjà plus que des instances de concertation comme les conseils d’Église : avec leurs pasteurs et pas sans eux, elles sont plutôt des instances de direction. Il revient certes à ces dernières de prendre les décisions « pastorales » qui s’imposent après les avoir élaborées en lien avec les conseils d’Église concernés. Qu’il s’agisse des instances synodales de concertation dont nous avons surtout parlé au fil de ces pages ou des instances pastorales de direction, une chose est claire aujourd’hui : vu la nature théologique du corps ecclésial, les instances de concertation n’existent pas sans le ministère sacerdotal des évêques et des prêtres, et les organes de direction ne fonctionnent pas sans le concours des autres fidèles.
Déployer la communion ecclésiale, c’est permettre au sein du corps ecclésial en ce lieu que tous les baptisés, ensemble et chacun pour sa part, participent à l’annonce de la Bonne Nouvelle au cœur de l’histoire. La communion ecclésiale est à la fois le signe et le germe de ce à quoi l’histoire est promise. L’enjeu de nos délibérations en Église concerne en définitive notre humanité. L’Église, en effet, n’a pas son but en elle-même. C’est l’humanité que Dieu est venu rencontrer. C’est elle qu’il veut sauver par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint (cf. 1 Tm 2,4). C’est d’ailleurs à tous les êtres humains qu’il donne son Esprit et c’est en leur cœur que « la grâce agit de façon invisible »21. C’est pourquoi « nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon connue de Dieu, la possibilité d’être associés au mystère pascal » (Gaudium et Spes n. 22e). Pour les disciples de Jésus, c’est à la suite de leur Maître et Seigneur qu’ils ont à vivre cette dynamique pascale de mort et de résurrection. Telle est leur vocation depuis le jour béni de leur baptême. Telle est leur mission comme Église « dans le monde de ce temps » où ils ont à jouer les prophètes de bonheur pour y reconnaître les « signes d’espérance »22. D’où l’exigence d’une fidélité à l’Évangile. Mais celle-ci n’est jamais acquise. Elle est toujours à travailler.
C’est à travers les différentes modalités de la délibération en Église qu’il s’agit de reprendre sans cesse la question de notre fidélité à Dieu qui, par le Christ et dans l’Esprit Saint, parle au cœur de ce monde pour le conduire à son achèvement. Nos délibérations en Église ne peuvent dès lors se limiter à des futilités de chapelles, à des questions organisationnelles, ni même à la sauvegarde de nos institutions. Elles doivent résolument se centrer sur l’essentiel : l’amour de Dieu pour tout être humain, sans exception et sans exclusive, l’humble réponse qu’il suscite dans nos cœurs et le témoignage joyeux ici et maintenant que « les dons de Dieu et son appel sont sans repentance » (Rm 11,29).
Notes de bas de page
* Ces pages reprennent pour l’essentiel une étude de l’auteur dans l’ouvrage collectif qu’il édite en hommage à l’abbé Raphaël Collinet, official et vicaire épiscopal du diocèse de Liège, intitulé Délibérer en Église, sur le point de paraître aux éditions Lessius, à Bruxelles.
1 Du point de vue étymologique, le verbe latin deliberare signifie « faire une pesée dans sa pensée, réfléchir mûrement ». Il a principalement une double connotation. D’une part, au sein d’une assemblée ou d’un collège, délibérer c’est « examiner ensemble une question, procéder à un échange d’idées et d’opinions, avant de prendre une décision ». D’autre part, pour un particulier, le verbe délibérer signifie « réfléchir avant de prendre une décision ou un engagement ». Cf. G. Cornu (dir.), art. « Délibérer », dans Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 1994 (4e éd.), p. 248.
2 C’est au sein de l’« Église-sujet » que se comprend l’« Église de sujets » selon la distinction de H. Legrand, « Le développement d’Églises-sujets. Une requête de Vatican II. Fondements théologiques et réflexions institutionnelles », dans G. Alberigo (éd.), Les Églises après Vatican II. Dynamisme et prospective. Actes du colloque international de Bologne, 1980, Paris, Beauchesne, 1981, p. 149-184.
3 Cf. A. Join-Lambert, Les liturgies des synodes diocésains français 1983-1999, coll. Liturgie, Paris, Cerf, n. 15, 2004, p. 61-65.
4 Le concept de synodalité peut aussi désigner le fait que des Églises se concertent ou cheminent ensemble dans une même région du fait de leur identité socio-culturelle et en vue de l’inculturation de l’Évangile en ce lieu ; dans cette même perspective, il s’applique plus largement à toutes les Églises locales, répandues à travers le monde, de l’Orient à l’Occident, qui cheminent avec l’Église de Rome qui préside à la charité (cf. J. Fontbona, « La sinodalitat », dans Revista catalana de Teologia, 37, 2007, p. 357-358). Sur cette synodalité foncière de la communion organique, plurielle et diversifiée, on lira les brèves réflexions de R. Cheno, « L’unité de la réalité complexe de l’Église », dans Revue théologique de Louvain, 40, 2009, p. 349 n. 33.
5 L’adhésion à la foi découle de l’accueil ici et maintenant de l’Évangile qui s’opère dans l’Église de Dieu en ce lieu. L’Église est une réalité historique — se déployant en un terroir autant que dans un territoire — et, de ce fait, elle traduit en un lieu la catholicité de l’Église (cf. Lumen Gentium n. 23a ; Christus Dominus n. 11 ; Ad Gentes n. 19a ; CIC 1983 c. 368-369). Il y a donc une catholicité intrinsèque à l’Église locale.
6 À leur tour, l’ensemble des fidèles — pasteurs et autres ministres y compris — signifie qu’il n’y a d’Église, c’est-à-dire de convocation de la part de Dieu à son alliance, que par l’adhésion de foi. On voit ici comment dans la symbolique corps-tête, l’Église repose sur cette double dynamique : l’initiative gracieuse de Dieu signifiée par ceux qui représentent le Christ-tête, la réponse croyante signifiée par l’ensemble du corps ecclésial.
7 L’apostolicité est en effet aussi bien référence aux origines apostoliques de la foi et du ministère que fidélité à l’Esprit du Christ dans l’attente de la réalisation eschatologique. Cf. Y. Congar, L’Église. Une, sainte, catholique et apostolique, coll. Mysterium salutis t. 15, Paris, Cerf, 1970, p. 187.
8 Le langage permet d’abord au sujet de se reconnaître lui-même à travers la médiation de l’autre et de se libérer ainsi de son fantasme fusionnel. Mais il y a une « seconde puissance » du langage, à savoir cette puissance symbolique qui impose une loi de reconnaissance réciproque entre les sujets, c’est-à-dire qui oblige toute conscience à revenir à soi à partir de son autre. Cf. A. Dartigues, « Les sciences du langage et la question religieuse », dans J. Doré (dir.), Manuel de Théologie, t. 1, Introduction à l’étude de la théologie, Paris, Desclée, 1992, p. 125-178, en l’occurrence p. 152.
9 Comme le dit si bien Vatican II à propos des prêtres — et cela vaut a fortiori pour les évêques dont ils sont les collaborateurs avisés —, « ils doivent diriger et servir leurs communautés locales de telle sorte qu’elles puissent être dignes de recevoir le nom qui marque l’unique peuple de Dieu en sa totalité : l’Église de Dieu » (LG 28a).
10 Un collège est un ensemble de personnes physiques, composé d’au moins trois individus, où les membres en déterminent l’action en prenant part en commun aux décisions à prendre, à égalité de droit ou non, selon le droit et les statuts (cf. c. 115 §2).
11 On songe également à certaines catégories de personnes qui, dans un concile particulier, n’ont qu’un suffrage consultatif (cf. c. 443 §3, 4 et 5) ou encore, au sein d’une Conférence des évêques, aux Ordinaires d’un autre rite qui, en principe, n’ont qu’un vote consultatif (cf. c. 450 §1).
12 Congrégation pour le Clergé, « Lettre circulaire Presbyteri sacra ordinatione sur les conseils presbytéraux », dans Doc. Cath. 1564 [67, 1970], p. 529.
13 Congrégation pour les évêques et Congrégation pour l’évangélisation des peuples, « Instruction sur les synodes diocésains », dans Doc. Cath. 2167 [94, 1997], p. 826-831. Il est intéressant de reprendre ici ce que dit le Directoire Apostolorum successores de 2004 à propos de l’évêque, libre d’accueillir ou non les opinions exprimées par les membres du synode : « Toutefois, il évitera de s’écarter d’opinions ou de votes exprimés à une large majorité, à moins de graves motifs à caractère doctrinal, disciplinaire ou liturgique. S’il en était besoin, l’évêque devra tout de suite montrer clairement que l’on ne peut jamais opposer le synode à l’évêque en raison d’une prétendue représentation du peuple de Dieu » (Congrégation pour les évêques, Directoire Apostolorum successores pour le ministère pastoral des évêques, Cité du Vatican, Libreria editrice vaticana, 2004, n. 171a).
14 F. Coccopalmerio, De paroecia, Rome, Ed. Pontificia università gregoriana, 1991, p. 172-174. On lira également son étude : « La “consultività” del Consiglio pastorale parrocchiale e del Consiglio per gli affari economici della parrocchia », dans Quaderni di Diritto ecclesiale, 1, 1988, p. 60-65.
15 Du côté du conseil presbytéral, uniquement composé de prêtres autour de l’évêque diocésain, on remarque le même souci du législateur d’y voir s’exprimer la diversité du presbytérium (cf. c. 499).
16 Lumen Gentium n. 12b, qui cite 1 Th 5,12.19-21 ; cf. Apostolicam Actuositatem n. 33d.
17 Paul VI, « Motu proprio Ecclesiae Sanctae du 6 août 1966 », dans Doc. Cath, 1477 [63, 1966], col. 1450.
18 Ce sont les termes de B. David, « Les conseils paroissiaux », dans Les Cahiers du droit ecclésial 3, 1968, p. 8.
19 Cf. M. Rondet, « Le discernement dans la vie de l’Église », dans Christus, 179, 1998, p. 275-283, en particulier p. 280-283, sur les discernements que la communauté en tant que telle, dans sa vie institutionnelle, doit opérer.
20 Le conseil épiscopal (c. 473 §4) est également une instance où d’autres fidèles, en l’occurrence le vicaire général et les vicaires épiscopaux, participent à la direction pastorale du diocèse qui revient, en titre, à l’évêque diocésain, pasteur de l’Église en ce lieu et membre du collège des évêques. Dans les faits, se généralise la pratique praeter legem de conseils épiscopaux où des laïcs sont associés au gouvernement du diocèse ; le conseil épiscopal constituerait sur le plan du gouvernement du diocèse une figure similaire à celle, par exemple, de l’équipe pastorale sur le terrain paroissial.
21 Je cite en l’occurrence Gaudium et Spes n. 22e qui, à propos de cette action de la grâce, renvoie à Lumen Gentium n. 16.
22 Ce sont les paroles de Jean XXIII dans son discours d’ouverture du concile : « Bien sûr, on pourrait dire ce qui va mal ; mais nous n’allons pas écouter tous ces prophètes de malheur, nous préférons voir les signes d’espérance » (Jean XXIII, « Ouverture solennelle du XXIe Concile œcuménique. Discours de S.S. Jean XXIII à l’issue de la cérémonie du 11 octobre », dans Doc. Cath., 1387 [59, 1962], col. 1380).