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Dynamique du péché et logique de l'amour dans la lettre de saint Paul aux Romains

Bernard Faivre s.j.
Saint Paul nous fait assister au dramatique affrontement entre la puissance dévastatrice du péché et la logique de l'amour créateur, un affrontement où l'amour finit par l'emporter, mais à un coût très élevé. Tout homme est invité à accueillir dans la foi la logique aussi admirable que déconcertante d'un Dieu qui, en son Fils crucifié, retourne au profit de l'homme la force destructrice du péché. Cette logique se déploie autour de trois mots-clés: la gratuité, la solidarité, la réciprocité.

Dans sa lettre aux Romains, saint Paul nous fait assister au dramatique affrontement entre la dynamique destructrice du péché et la logique de l’amour créateur, un affrontement où l’amour finit par l’emporter, mais à un coût très élevé. Paul invite ses lecteurs à accueillir dans la foi la logique aussi admirable que déconcertante d’un Dieu qui, en son Fils crucifié, retourne au profit de l’homme la force destructrice du péché. Il se veut le témoin de l’amour indéfectible de Dieu pour l’homme, mais aussi de sa mystérieuse sagesse, tout entière au service de sa miséricorde.

À parcourir les affirmations vigoureuses, les formules vibrantes et même les exclamations qui parsèment cette lettre, on imagine aisément la passion qui animait Paul écrivant ou dictant ce message de paix et d’amour qui allait retentir au long des siècles jusqu’au bout du monde1.

Cet article comportera deux parties. Nous considérerons d’abord l’affrontement lui-même et la manière dont, aux yeux de Paul, l’amour de Dieu répond au défi du péché. Nous verrons ensuite comment la logique de l’amour se déploie autour des trois mots-clés que sont la gratuité, la solidarité et la réciprocité.

I La folie destructrice du péché et la réponse de l’amour

Dès le premier chapitre de l’épître, Paul nous plonge dans la folie du péché, une folie qui touche à la fois les païens et les Juifs et qui va se généralisant aussi bien chez les uns que chez les autres.

1 La généralisation du péché chez les païens

La folie des païens consiste aux yeux de Paul à substituer au vrai Dieu, créateur et bienfaiteur de l’humanité, des images grossières et viles : « Ils sont inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui reviennent à Dieu […] Se prétendant sages, ils sont devenus fous ; ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles » (1,19-20).

De telles actions provoquent le colère de Dieu : « La colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et injustice des hommes, qui retiennent la vérité captive de l’injustice » (1,18). En conséquence, Dieu va laisser la dynamique du péché suivre son cours : « Dieu les a livrés, par les convoitises de leurs cœurs, à l’impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps », si bien que l’humanité s’enfonce dans la perversion. Les versets 26 à 31 du premier chapitre de l’épître nous montrent le triste état des hommes livrés aux puissances du mal. On retrouve le constat, fait par Dieu lui-même, au livre de la Genèse avant le déluge : « Dieu regarda la terre et la vit corrompue, car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre » (Gn 6,12).

Il faut préciser ici le sens de la colère de Dieu telle que l’entend Paul. Il faut se garder en effet de confondre la colère du Dieu de la Bible et celle du Dieu jaloux et vengeur d’une religion élémentaire, telle d’ailleurs que Satan le présente à Ève. Le Dieu de la Bible est celui qui, après avoir créé l’univers et ses merveilles, crée l’homme et la femme « très bons » (Gn 1,31), à son image et ressemblance, et leur confie la gestion de l’univers. S’il manifeste sa colère et son indignation, ce n’est nullement pour se venger de l’homme, mais parce que l’homme, par le péché, méconnaît l’amour dont il est aimé, porte ainsi atteinte à sa propre vie et se prive du bonheur que Dieu lui destine. Et s’il laisse l’homme faire l’expérience douloureuse de sa déchéance, ce n’est pas pour l’enfoncer plus encore, mais pour qu’il renonce enfin à prendre un chemin de mort, comme l’atteste le prophète Ézéchiel (Ez 18,23 et 33,11) : « Est-ce que vraiment je prendrais plaisir à la mort du méchant — oracle du Seigneur Dieu — et non pas plutôt à ce qu’il se détourne de ses chemins et qu’il vive ? »

Nous verrons plus loin comment cette attitude de Dieu s’intègre dans une stratégie de l’amour. Remarquons déjà avec Simon Légasse que le mot « livrer » que Paul répète aux versets 24, 26 et 28 se retrouvera aux chapitres 4 et 8 de l’épître quand il s’agira pour Dieu de « livrer » son propre Fils pour le salut du monde2.

2 La généralisation du péché chez les Juifs

Paul interpelle ensuite vivement tous les censeurs, quels qu’ils soient, qui s’arrogent le droit de juger les autres, alors qu’ils commettent eux-mêmes les fautes qu’ils condamnent : « Tu es inexcusable, toi, qui que tu sois, qui juges ; car, en jugeant autrui, tu te condamnes toi-même puisque tu en fais autant, toi qui juges » (2,1). Et Paul va montrer que ce reproche s’adresse aux païens mais plus encore aux Juifs, eux qui enseignent les commandements de Dieu sans les mettre en pratique. « Toi qui enseignes autrui, tu ne t’enseignes pas toi-même ! Tu prêches de ne pas voler et tu voles ! Tu interdis l’adultère et tu commets l’adultère ! […] Tu mets ton orgueil dans la Loi et tu déshonores Dieu en transgressant la Loi ! » (2,21-23). Tous ceux qui jugent, qu’ils soient Juifs ou païens, seront donc jugés à leur tour lors du jugement final dont parle le psaume 62, cité par Paul : « le juste jugement de Dieu qui rendra à chacun selon ses œuvres » (2,6). Auparavant il y aura eu non seulement la faute, mais aussi l’œuvre de salut du Christ. C’est alors que « Dieu jugera par Jésus Christ le comportement caché des hommes » (2,16).

Au chapitre 7 (versets 7 à 25), Paul montre à ceux de ses lecteurs issus du judaïsme que la dynamique du péché va jusqu’à détourner de leur but les choses les plus saintes. Ainsi en va-t-il pour la Loi transmise par Moïse au Sinaï, Loi « sainte, juste et bonne », qui a permis de démasquer le péché : « Je n’ai connu le péché que par la Loi ». Mais, ajoute Paul, « Je n’aurais pas connu la convoitise, si la Loi n’avait dit : tu ne convoiteras pas ». Et c’est alors que « saisissant l’occasion, le péché a produit en moi toutes sortes de convoitises par le moyen du commandement ». Ainsi le péché reste-t-il à l’œuvre, même lorsque Dieu, dans son amour, propose à l’homme des chemins de vie.

On peut s’étonner que Paul n’en dise pas plus sur la longue période qui va de la Loi de Moïse à la venue du Christ. C’est une période où Dieu manifeste souvent sa colère devant les infidélités de son peuple. Il lui arrive même de « livrer » son peuple à ses ennemis, comme il a livré les païens coupables à leurs passions avilissantes. Mais la Bible nous montre que Dieu n’en reste jamais là. Certes il accepte que le peuple expérimente douloureusement ce qu’il en coûte d’abandonner le Dieu vivant, mais il est toujours prêt à pardonner, il est le Dieu « lent à la colère et plein d’amour », selon une formule qui revient sans cesse.

À défaut de parcourir l’Ancien Testament, Paul se contente de décrire, au chapitre 7, la situation du Juif écartelé dans sa conscience entre la Loi, qu’il reconnaît bonne, et le péché qui habite en lui et le maintient en esclavage. Il se sent « assujetti par l’intelligence à la Loi de Dieu et par la chair à la loi du péché » et lance un véritable appel au secours : « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? » (7,24). Ainsi la situation du Juif est-elle tout aussi inconfortable que celle du païen. Tous deux se trouvent esclaves de la dynamique du péché, une dynamique destructrice qui conduit à la mort.

3 La réponse de l’amour

Pour contrer la violence destructrice du péché, quelle va être la stratégie de Dieu ? Nous avons déjà vu que sa première réaction au péché des païens fut de les livrer à leurs passions avilissantes : il laissait le péché se déchaîner et manifester toute sa perversion. Quant aux Juifs, ils accumulaient par leurs fautes un trésor de colère pour le jour du jugement de Dieu. Mais la mission de Paul est de montrer aux uns et aux autres que Dieu, dans sa miséricorde, est toujours à l’œuvre. Sans attendre la fin du monde, il va intervenir dans l’histoire et il interviendra d’une façon inattendue et bouleversante, que Paul résume en deux phrases que l’on trouve au chapitre 3 et au chapitre 11 de l’épître.

Au chapitre 3 (v. 21-24), il écrit : « Mais maintenant […] la justice de Dieu a été manifestée […] Tous ont péché mais sont gratuitement justifiés par sa grâce en vertu de la délivrance accomplie en Jésus Christ ». C’est bien maintenant, dans l’aujourd’hui de l’histoire, que s’est accompli cet événement, un événement qui bouleverse la face du monde, puisque tous les hommes pécheurs sont « gratuitement justifiés par la grâce ».

Paul est encore plus explicite au chapitre 11 (v. 32) : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde ». Entendons bien ce que dit Paul. Ce n’est pas Dieu qui pousse les hommes à la désobéissance, tout comme Dieu ne poussait pas le Pharaon à s’opposer à lui, même s’il est écrit : « Dieu endurcit le cœur de Pharaon » (Ex 10,27, etc.). En réalité, reprenant le langage de l’Ancien Testament, Paul veut signifier que Dieu assume comme un fait le péché généralisé, tout comme il a assumé le refus de Pharaon. Si bien que la dynamique et la généralisation du péché deviennent partie intégrante de son plan de salut : il s’en sert pour manifester d’une manière encore plus éclatante la grandeur de sa miséricorde. Sans le péché avec tous ses excès, jamais les hommes n’auraient eu une preuve aussi évidente de l’amour et de la miséricorde de Dieu. Ceci explique la felix culpa, heureuse faute, que l’on chante à l’Exultet de la nuit pascale. Le mystère de Pâques n’est rien d’autre que l’affrontement entre les forces du mal déchaînées pour torturer, humilier, crucifier le Fils de Dieu, d’une part, et, de l’autre, la toute-puissance de l’amour qui offre en retour le pardon, le salut, la vie à tout homme pécheur.

Il faut reconnaître que cette stratégie de l’amour divin, pour admirable et émouvante qu’elle soit, peut répugner à beaucoup d’hommes et de femmes. En laissant la désobéissance et le mal se généraliser pour ne leur opposer que la force de son amour, Dieu a dû livrer son propre Fils, puis d’innombrables martyrs, dont Paul lui-même, à la main des bourreaux. En outre — il faut bien le constater — le péché, l’égoïsme, la cruauté continuent de provoquer aujourd’hui encore d’innombrables souffrances et la mort de milliers et parfois de millions d’innocents.

Paul a bien conscience de cette répugnance. Tout en affirmant en 1 Co 1,23, « Nous proclamons, nous, un Messie crucifié », il ajoute : « scandale pour les Juifs et folie pour les païens ». C’est dire que pour lui, le mystère de l’amour sauveur de Dieu relève de la foi, une foi dont il ne cessera de témoigner au péril de sa vie. « J’en ai l’assurance, écrit-il à la fin du chapitre 8, ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l’avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur ». Et sans la moindre hésitation, il avait écrit déjà dans ce même chapitre : « J’estime que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous » (8,18). Nous le verrons plus loin, Paul n’ignore pas le rôle qui revient à la société civile de protéger les individus et de les mettre à l’abri des prédateurs. Mais il n’est pas rare que les hommes au pouvoir soient eux-mêmes prédateurs.

II La logique de l’amour aux yeux de Paul

Nous voudrions maintenant décrire plus en détail comment Dieu, aux yeux de Paul, manifeste sa miséricorde et comment l’homme peut répondre à cet excès d’amour.

Au préalable, remarquons que Paul fait entièrement sienne la manière dont le Christ dans les évangiles parle des relations de Dieu avec les hommes en termes de relations familiales. Dieu est « notre Père » ; avec l’aide de l’Esprit nous pouvons lui dire « Abba, Père » (8,15). Il a voulu faire de son Fils « le premier-né d’une multitude de frères » (8,29), et nous en faisons partie, si bien que nous sommes tous « cohéritiers du Christ » (8,17). Paul mentionne encore une autre filiation, celle qui nous relie à Abraham, devenu le père de tous les croyants et à qui Dieu a révélé qu’il serait « le père d’un grand nombre de peuples » (4,17 et 18).

Ainsi comprend-on mieux que Dieu, « notre Père », ne nous aime pas d’abord parce que nous aurions plus de mérites que d’autres, mais tout simplement parce qu’il est notre Père et que nous sommes précieux à ses yeux. D’autant plus précieux qu’il a failli nous perdre. Aussi n’a-t-il pas hésité à livrer pour nous son Fils aîné, manifestant de la sorte un surcroît d’amour aux pécheurs que nous sommes. Cet amour ne connaîtra pas de limite : « lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous, comment, avec son Fils, ne nous donnerait-il pas tout ? » (8,32).

Partant de là, entrons plus avant dans la logique de l’amour, en considérant comment elle s’exerce en trois domaines, ceux de la gratuité, de la solidarité et de la réciprocité.

1 « Gratuitement justifiés par sa grâce » (3,24)

Paul n’hésite pas à employer cette formule redondante pour exprimer l’entière gratuité de la grâce, qui est le maître mot de la lettre aux Romains. Elle y apparaît sous trois formes différentes.

Elle est tout d’abord la grâce du pardon. Au départ, nous l’avons vu, l’homme s’est attiré par sa faute la colère de Dieu qui, dans un premier temps, a laissé l’homme s’enliser dans le mal et se livrer à des pratiques de plus en plus perverses. Mais la logique de l’amour prend le dessus et Dieu dans sa miséricorde offre gratuitement son pardon à l’homme. Ce que Paul exprime avec un étonnement admiratif : « C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être pour un homme de bien accepteraiton de mourir. Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs » (5,7-9).

Une seconde forme de la grâce tient au fait que l’homme est non seulement incapable d’expier ses fautes, mais que par son péché il a porté atteinte à sa propre nature et à sa liberté. Une seconde intervention gratuite de Dieu s’impose : il faut rendre à l’homme les forces nécessaires pour mener une vie juste et sainte. C’est pourquoi le mot de « justice » revient souvent sous la plume de Paul. Il ne s’agit pas là d’un jugement par lequel Dieu récompenserait les bons et punirait les méchants, mais de la capacité rendue à l’homme d’exercer sa liberté et son amour. Il s’agit d’une véritable « justification » qui permet à l’homme de « mener une vie nouvelle » (6,4) ou encore, comme le dit la lettre aux Éphésiens, de « revêtir l’homme nouveau créé selon Dieu dans la justice et la sainteté » (4,24). On peut penser aussi à une nouvelle création ou à une seconde naissance, telle qu’il en est question en saint Jean dans l’entretien avec Nicodème (Jn 3,3).

Troisième forme de la grâce à laquelle Paul attache une grande importance : Dieu n’exige de l’homme aucun mérite préliminaire à sa grâce et à son pardon. Certes Dieu respecte infiniment la liberté de l’homme et ne lui donnerait pas sa grâce sans son consentement. Ce consentement s’exprime par la foi ; mais la foi n’est rien d’autre que l’accueil confiant et reconnaissant du don de Dieu ; elle n’est aucunement un acte méritoire qui s’imposerait à Dieu comme une obligation. Paul s’oppose avec vigueur — et avec une vigueur accrue dans sa lettre aux Galates — à toute pratique par laquelle l’homme s’estimerait en droit de recevoir une rétribution de la part de Dieu : « Nous estimons en effet que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi » (3,28).

Le souci de Paul de maintenir la « gratuité de la grâce » apparaît encore dans le fait qu’il n’utilise que rarement dans sa lettre — et guère plus dans ses autres écrits — le vocabulaire des tractations commerciales tel que celui de « rachat », de « rançon » ou de « rédemption »3. Déjà dans l’Ancien Testament, les mots « rachat » et « rédemption » indiquaient l’effort à accomplir pour sauver quelqu’un ou lui venir en aide, comme dans l’expression « payer de sa personne », et donc bien plus qu’une somme à verser pour libérer quelqu’un. De même pour Paul, la mort du Christ en croix n’apparaît jamais comme la dette à payer à la place des hommes pécheurs, mais comme l’offrande gratuite et généreuse du Fils qui va, à la demande du Père, jusqu’au bout de son amour, un amour qui le pousse à se rendre solidaire de l’humanité pécheresse en vue d’opérer le merveilleux retournement — ou mieux encore, la « Pâque », le passage — d’une solidarité dans le péché à une solidarité dans l’amour.

2 La solidarité

Si, en effet, porter attention à « la gratuité de la grâce » fait prendre conscience des bienfaits accordés à l’homme, une approche par la solidarité concentre davantage le regard sur l’action même du Christ.

Au milieu du chapitre 5 (v. 15 à 20), Paul constate qu’il existe dans l’humanité une solidarité négative dans le péché et la mort, et il affirme, sans autre explication, que cette solidarité trouve son origine dans le péché d’Adam. En même temps, il fait apparaître une autre solidarité, positive celle-là, la solidarité dans la grâce, dont le Christ est, à la manière d’Adam, l’origine et le modèle. À la généralisation de la faute en Adam, Paul oppose donc la généralisation de la grâce dans le Christ. Avec des « combien plus » et « à plus forte raison » il souligne à quel point la solidarité dans la grâce l’emporte sur la solidarité dans le péché, même si la Loi a été l’occasion — et, certes pas, la cause — de la prolifération du péché. « La Loi, elle, est intervenue pour que prolifère la faute, mais là où le péché a proliféré, la grâce a surabondé » (5,20).

Puis, au chapitre 6, Paul va présenter sous la forme du baptême l’œuvre accomplie par le Christ. On peut penser qu’il a eu connaissance des scènes d’évangile où le Christ parle de sa Passion-Résurrection comme d’un baptême qu’il avait hâte de recevoir (Lc 12,50) et que les fils de Zébédée auraient à partager (Mc 10,39). Il reprend donc cette comparaison et, comme dans l’Évangile, il distingue deux temps. D’abord celui de la plongée et de l’immersion, où le Christ se rend pleinement solidaire de la condition pécheresse de l’homme et assume dans sa mort toutes les conséquences douloureuses du péché. Ce faisant il entraîne le péché dans sa mort et opère ainsi sa destruction : « Comprenons bien ceci : notre vieil homme a été crucifié avec lui pour que soit détruit ce corps de péché » (6,6). Puis vient le second temps, celui où l’on sort de l’eau, purifié et renouvelé, celui du merveilleux rebondissement où le Christ est ressuscité et exalté, comme Paul le décrira dans sa lettre aux Philippiens (2,9-11). Il peut alors partager solidairement sa résurrection à toute l’humanité : « Nous le savons, ressuscité des morts, le Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire. Car, en mourant, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; vivant, c’est pour Dieu qu’il vit. De même, vous aussi, considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu en Jésus Christ » (6,10-11). Paul nous présente donc le mystère de la mort et de la résurrection du Christ, c’est-à-dire le mystère de Pâques, sous la forme du baptême, un baptême où apparaît l’intime solidarité du Christ avec les hommes pécheurs, lorsqu’il prend sur lui le péché avec toutes ses conséquences, à savoir son lot de mépris, de souffrances, y compris la mort en croix, puis lorsque, ressuscité, il partage aux mêmes hommes la vie qu’il reçoit du Père.

Il faut encore remarquer que Paul ne mentionne pas la vie dans l’au-delà. Il nous présente seulement l’aujourd’hui du chrétien, vivant de la vie du Christ, porté par l’Esprit qui le met en relation filiale avec le Père. Mais le croyant n’est pas au bout de ses peines. « Nous avons été sauvés, mais c’est en espérance » (8,24). Certes, au milieu des détresses, le chrétien « met son orgueil dans l’espérance de la gloire de Dieu » (5,2), mais « nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps » (8,23). Aux affirmations de victoire, Paul mêle des exhortations montrant que le salut est bien à l’œuvre, mais n’est pas pleinement accompli. Comme l’a écrit le Père de Montcheuil, « la Rédemption est une entreprise qui dure autant que l’histoire du monde, dont on peut dire qu’elle forme la trame secrète : c’est une activité divine continue »4.

Ajoutons que l’amour solidaire du Christ s’étend aussi aux Juifs, ses frères de race, même si Paul, Juif lui aussi, doit constater avec une grande tristesse au chapitre 10 qu’un bon nombre n’a pas su reconnaître celui qui venait les visiter et les sauver. À la différence de leur père Abraham qui avait cru en l’amour de Dieu et reçu de lui sa justice, ils se sont enfermés dans leur propre justice. « En méconnaissant la justice qui vient de Dieu et en cherchant à établir la leur propre, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu » (10,3). Et pourtant Paul affirme avec insistance que Dieu n’a pas rejeté son peuple. Il est fidèle à son Alliance, même si le peuple est infidèle et Paul entrevoit de manière prophétique le jour où le peuple juif dans son ensemble accèdera à la joie du salut dans le Christ. « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (11,29), écrit-il, et c’est l’occasion pour lui de célébrer « la profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Que ses jugements sont insondables et ses voies impénétrables ! » (11,33). On peut penser que Dieu, qui a l’art de retourner à son profit et plus encore au profit de l’homme les événements de ce monde, trouvera le moyen de ramener à lui non seulement les Juifs, mais aussi tous ceux qui, à cause des duretés de la vie, mettent en cause sa bonté et jusqu’à son existence.

3 La réciprocité

On ne rend pleinement compte de la logique de l’amour telle qu’elle apparaît dans la lettre de Paul si on n’en considère pas encore un troisième aspect qui est celui de la réciprocité. Au sens strict, la réciprocité implique une égalité entre ce qui est donné par l’un et ce qui est donné par l’autre. Il n’en va pas ainsi dans la réciprocité de l’amour, où on constate au contraire une grande disproportion entre ce qui est donné par chacun. Cette disproportion est manifeste dans les relations entre Dieu et l’homme. En effet, l’amour de Dieu se déploie à l’infini en son Fils livré pour nous. « En ceci Dieu prouve son amour envers nous, pouvons-nous redire avec Paul, Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs » (5,6). Dieu non seulement ne rend pas le mal pour le mal, mais il rend le bien pour le mal et il va même plus loin, puisqu’il se sert du mal accompli par les hommes, la crucifixion et la mort de son Fils, pour les sauver et leur manifester plus encore son amour.

En retour que peut faire l’homme devant cette surabondance d’amour ? La première chose est assurément d’accueillir les dons de Dieu avec foi et reconnaissance, de confesser sa pauvreté et sa misère et, dans le même temps, de confesser la bonté, la tendresse, la miséricorde dont il est l’objet. C’est déjà une marque d’amour que d’accueillir l’amour, que d’accepter de tout recevoir d’un autre. On comprend que Paul ait insisté sur la foi par laquelle on se présente à Dieu les mains entièrement vides, mais ouvertes, reconnaissant que nous recevons tout de lui, non seulement notre première naissance, mais aussi la seconde qui nous fait participer à la vie de son Fils.

Lorsque nous avons fait nôtre cette attitude de foi, Dieu peut accomplir en nous son œuvre de justification, grâce à l’Esprit qui nous est donné : « Justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu par Notre Seigneur Jésus Christ ; par lui, nous avons accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis » (5,1-2). Et Paul ajoute un peu plus loin : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (5,5). On peut dire que l’on accède ici, avec la grâce de Dieu, à une seconde manière de répondre à l’amour de Dieu.

Cette réponse d’amour est l’œuvre de l’Esprit. Elle permet d’accomplir pleinement les commandements du Sinaï que Paul évoque brièvement au chapitre 13 (v. 9-10) : « Les commandements : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, ainsi que tous les autres, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait aucun tort au prochain ; l’amour est donc le plein accomplissement de la loi ». On n’est plus ici dans une logique de limites à ne pas franchir, mais dans une logique d’amour, un amour qui va toujours se surpassant, semblable à l’amour du Christ lui-même : « Accueillez-vous les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu » (15,7).

Il appartient donc aux croyants de témoigner de l’amour du Christ et de le rendre sensible à leurs frères. Au chapitre 14, Paul montre jusqu’où peut aller cette générosité et cette délicatesse, particulièrement envers les plus petits et les plus faibles, ceux qui considèrent comme impures certaines actions telles celles de manger des viandes consacrées aux idoles. Paul, quant à lui, n’y trouve rien de condamnable ; mais il ne peut en rester là. « Je le sais, j’en suis convaincu par le Seigneur Jésus : rien n’est impur en soi. Mais une chose est impure pour celui qui la considère comme telle. Si, en prenant telle nourriture, tu attristes ton frère, tu ne marches plus selon l’amour. Garde-toi, pour une question de nourriture, de faire périr celui pour lequel le Christ est mort » (14,14-15). Aux yeux de Paul, la logique de l’amour, surtout de l’amour du Christ pour chacun, l’emporte sur toute autre considération.

De la même manière, notre amour peut s’étendre à l’ensemble de nos frères, répondant ainsi au projet de Dieu qui est de faire de l’humanité l’immense famille de ses fils et de ses filles. Ce projet est évoqué par Paul, lorsqu’il cite Isaïe (11,10) au chapitre 15 (v. 12) : « Il paraîtra, le rejeton de Jessé, celui qui se lève pour commander aux Nations. En lui, les Nations mettront leur espérance ».

Enfin on ne peut ignorer les premiers versets du chapitre 13, où Paul demande aux croyants de se soumettre aux autorités civiles. De prime abord, ces versets peuvent apparaître comme une régression, puisqu’il y est question de colère de Dieu et de condamnations. Seulement, précise Paul, si on se soumet dans un premier temps par crainte d’un châtiment, il faut surtout le faire par motif de conscience. « Elle (l’autorité) est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive ; en punissant, elle est au service de Dieu, pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience » (v. 4-5). Paul invite donc les croyants à obéir à la loi de leur conscience, qui finalement est la loi de l’amour.

Paul pose ici les fondements d’une véritable séparation des pouvoirs ainsi que du devoir de se soumettre en conscience au pouvoir politique. Il n’en laisse pas moins en suspens de nombreuses questions, celles qui se posaient déjà de son temps et qui ont conduit au martyre d’innombrables chrétiens et celles qui vont se poser tout au long des siècles, soit que la société civile et les religions empiètent alternativement l’une sur l’autre, soit qu’elles prennent des mesures ou laissent faire des actions portant gravement atteinte à la dignité et à l’intégrité de la personne humaine. Remarquons seulement — et Paul ne nous contredirait pas — qu’un pouvoir politique qui s’enfermerait dans une pure logique de pénalisation courrait sûrement à sa perte. La logique de l’amour et du pardon doit trouver place dans les relations entre les nations comme dans celles entre les personnes. Elle est en quelque sorte la bouffée d’oxygène qui permet aux peuples comme aux personnes de survivre.

Au total, l’homme retrouve dans la foi et avec l’aide de la grâce sa dignité de fils de Dieu. Il peut entrer pleinement dans la logique de Dieu qui est la logique de l’amour, un amour délicat et miséricordieux, qui ne compte pas, qui se surpasse sans cesse et s’étend à l’humanité entière. Certes Dieu lui-même nous devancera et nous surpassera toujours en amour. Il aura réussi, si nous y consentons, à nous arracher à l’emprise du péché et du mal pour nous ouvrir un chemin de vie.

III Conclusion

Au terme de ce parcours, on peut résumer de la manière suivante la démarche que Paul propose à son lecteur.

Paul montre que Dieu n’a pu rester indifférent au fait du péché qui méconnaît l’amour créateur et la profusion des dons faits aux hommes et qui conduit l’humanité à sa perte, autant les Juifs que les païens. Dans sa colère et son indignation contre ce qui détruit la plus aimée de ses créatures, Dieu va faire l’impossible pour arracher l’homme aux griffes du péché. C’est ainsi qu’il envoie son propre Fils, devenu pleinement solidaire des hommes, assumer les conséquences de leur péché et, par sa mort et sa résurrection, leur ouvrir un nouveau chemin de vie. À la manière d’un nouvel Adam, il fonde une nouvelle humanité, celle de pécheurs pardonnés menant une existence réconciliée. Paul esquisse ainsi une grande fresque historique touchant l’ensemble de l’humanité et chaque être humain en particulier ; à chacun est offerte la possibilité d’échapper à la mort du péché et de prendre le chemin de vie ouvert par le Fils de Dieu.

De cette vue d’ensemble, nous voudrions dégager deux conclusions.

La première concerne le style de notre vie chrétienne ou, si l’on veut, la morale de l’Évangile. Aux yeux de Paul, cette morale ne se réduit jamais à une simple acquisition de mérites. Elle est faite de l’alternance entre deux temps. Un temps où l’homme reconnaît son péché et sa faiblesse et accueille avec foi la miséricorde de Dieu, à la manière de l’enfant qui se confie entièrement à la main qui le relève, le soutient et le guide. Puis dans un second temps, le chrétien, rené et renouvelé par la grâce, devient capable à son tour d’un amour entièrement gratuit et généreux. On est dans les deux cas dans l’ordre de l’amour et non dans celui du mérite, un amour qui donne et reçoit sans compter. C’est parce qu’il accède en Jésus Christ à l’ordre de l’amour que l’homme peut entrer en relation avec les personnes de la Trinité sainte et devenir véritablement fils de Dieu.

On retrouve les deux temps de cette morale de contenu évangélique dans la démarche baptismale du Christ, telle que Paul la décrit au chapitre 6. Il prend d’abord sur lui le péché avec toutes ses conséquences pour l’entraîner dans sa propre mort, puis il ressuscite à une vie nouvelle. « Par le baptême, en sa mort, précise Paul, nous avons été ensevelis avec lui, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous menions nous aussi une vie nouvelle » (6,4).

Ainsi la morale chrétienne a-t-elle bien deux aspects inséparables, celui où le chrétien reconnaît son péché et accueille la miséricorde du Seigneur et celui où il vit d’une vie nouvelle reçue du Christ et transfigurée par l’amour de Dieu et du prochain. Comme l’affirme la « Déclaration commune sur la doctrine de la justification » entre Catholiques et Luthériens du 31 octobre 1999 : « Lorsque la personne humaine a part au Christ dans la foi, Dieu ne lui impute pas son péché et opère en elle, par l’Esprit Saint, un amour agissant. Ces deux aspects de l’amour salvateur de Dieu ne doivent pas être séparés. Le pardon des péchés et la présence sanctifiante de Dieu sont intrinsèquement liés par le fait que la personne est, dans la foi, unie au Christ qui, dans sa personne, est notre justice »5.

Une deuxième conclusion concerne le type de relation du chrétien au monde. Certes le chrétien porte le souci d’assurer les meilleures conditions de vie à sa famille et à lui-même et partage le désir de ceux qui veulent construire un monde de progrès, de justice et de paix. Mais il n’ignore pas, comme Paul le souligne, que le péché et le mal restent présents dans le monde et qu’il n’est pas possible qu’un jour la terre devienne ou redevienne un paradis terrestre. Aussi le chrétien aura-t-il l’ambition, avec toute l’Église, de témoigner en toutes ses activités à la fois de l’amour du Christ pour tous les hommes, y compris les plus délaissés et les plus pauvres, et aussi de sa volonté de guérir et renouveler le cœur de chacun. C’est ainsi que tout être humain6, entièrement renouvelé, pourra rejoindre auprès de Dieu le Christ ressuscité et vivant pour les siècles.

Enfin comment ne pas constater avec joie que la lettre aux Romains qui fut tout un temps source de division entre les chrétiens, soit devenue un lieu de dialogue et d’approfondissement, mettant en évidence « l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ » (8,39) et « la profondeur de sa richesse, de sa sagesse et de sa science » (11,33) ?

Notes de bas de page

  • 1 Les textes bibliques cités sont empruntés à la Bible œcuménique (TOB).

  • 2 S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, Paris, Cerf, coll. Lectio divina – Commentaires 10, 2002, p.138.

  • 3 En 3,24 et 8,23, la TOB préfère traduire le mot grec par « délivrance » plutôt que par « rédemption ».

  • 4 de Montcheuil Y., Leçons sur le Christ, Paris, Librairie de l’Épi, 1949, p. 123.

  • 5 La doctrine de la justification, Paris, Cerf et autres, coll. Documents d’Église, 1999, no 22.

  • 6 Le concile Vatican II l’a clairement affirmé : « Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal » (Gaudium et spes 22, 5).

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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