Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

«Et le Verbe advint chair…». Une relecture de l'Évangile de S. Jean

Pascal-Marie Jerumanis
L'Évangile de S. Jean a tenu une place considérable dans la réflexion située à l'arrière-plan des grands conciles oecuméniques du IVe et du Ve siècle. On connaît les questions qui ont surgi au cours de ces débats et qui demeurent actuelles. Dans cet article, nous relisons S. Jean pour lui-même, dans la perspective qui lui est propre, tout en ayant ces questions à l'esprit.

Questions de christologie

On sait la place que tient l’Évangile de S. Jean dans la réflexion qui a eu lieu à l’arrière-plan des grands conciles œcuméniques du ive et du ve siècle. On connaît aussi les questions qui ont surgi au cours de ces débats : Le Fils envoyé dans le monde est-il vraiment Dieu ? Comment le Verbe incarné est-il vraiment homme ? Quelle est la « consistance » de son humanité et de sa destinée terrestre ? Y a-t-il un devenir en Dieu du fait de l’incarnation ? Ces questions demeurent actuelles, même si notre époque peut être plus sensible à celles qui concernent l’humanité du Christ, l’histoire ou le devenir. Dans les pages qui suivent, il ne s’agira pas de chercher en S. Jean des arguments en faveur du dogme ou d’une solution théologique particulière. Il s’agira plutôt de relire S. Jean pour lui-même, dans la perspective qui lui est propre, tout en ayant ces questions à l’esprit. Cela nous aidera peut-être à mieux comprendre la portée de telle ou telle affirmation dogmatique, en particulier celles du concile de Chalcédoine. Cela pourrait aussi dynamiser, nous l’espérons, notre réflexion christologique contemporaine.

Une porte d’entrée

Comme porte d’entrée pour notre relecture de S. Jean, prenons Jn 1,14 en raison de l’importance de ce verset dans la réflexion christologique, non seulement au ive et au ve siècle, mais même durant toute l’histoire de l’Église, jusqu’à l’heure actuelle. Lisons toutefois ce verset en entier, pour mieux saisir la perspective proprement johannique : « Et le Verbe advint chair (kai ho logos sarx egeneto) et il a dressé sa tente parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient du Père en tant que Fils unique, plein de grâce et de vérité ».

En s’incarnant, en « advenant chair », le Verbe a assumé la « chair » (sarx), s’est approprié la « chair » : cette « chair du Fils de l’homme » (cf. 6,53) est à la fois semblable à la nôtre et à la fois différente. Semblable, parce qu’au v. 13, le terme « chair » est situé dans la séquence « sang », « chair », « homme », mise en contraste avec Dieu (« eux qui ne furent engendrés ni du sang (haima), ni d’un vouloir de chair (sarx), ni d’un vouloir d’homme (anêr), mais de Dieu »). Différente, parce que c’est le Verbe qui est advenu chair et qui, dès l’incarnation, a commencé la glorification de la chair : dès le début, il y a fait rayonner sa gloire de Fils unique pour que nous la contemplions, comme l’indique le mouvement de la phrase. Dans la suite de l’Évangile, S. Jean montre que cette glorification du Fils dans sa chair s’est faite par étapes : 1) celle du ministère public de Jésus ; 2) celle de l’heure, qui s’est elle-même déroulée en deux phases : la première, jusqu’au telos de la mort qui, en S. Jean, fut une transmission de l’e(E)sprit (cf. 19,30) ; la seconde, jusqu’à la glorification auprès du Père (cf. 17,5 ; 20,17).

La manifestation de la gloire pendant le ministère public

Pendant le ministère public, la gloire se manifeste à travers les signes que fait le Verbe incarné. Elle se manifeste en fait à travers tout le témoignage, en paroles et en actes, du Fils envoyé dans le monde. Pour S. Jean, sa chair participe donc, dès le début, à la connaissance qu’il a de son Père en tant que Fils : c’est le sens de la première parole d’auto-révélation explicite (« Amen, amen, je te le dis : nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons de ce que nous avons vu » [3,11]) ; c’est aussi le sens de la science « divine » de Jésus, régulièrement soulignée, jusque dans le livre de l’heure (cf. 2,24s ; 4,29 ; 6,6.15 ; 11,4 ; 12,7 ; 13,1.3 ; 18,4 ; 19,28.30). La connaissance du Fils envoyé dans le monde est tout spécialement explicitée en Jn 10,14s : « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que je connais le Père ». La réciprocité de la connaissance Pasteur/brebis se fonde dans la réciprocité de la connaissance Père/Fils.

Envoyé dans le monde, le Fils inscrit, par ailleurs, sa volonté humaine dans sa volonté divine, au point qu’il n’est question pour S. Jean que d’un acte de volonté dans le Christ : c’est ainsi qu’on peut comprendre tout ce qui est dit de la volonté du Fils envoyé dans le monde. Dans sa chair, le Fils accomplit la volonté de son Père en faisant son œuvre : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin » (4,34) ; « Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (5,30 ; cf. 6,38).

En S. Jean, l’incarnation n’est d’ailleurs pas présentée comme le résultat d’une décision prise par l’unique volonté divine des trois Personnes de la Trinité, mais comme la réponse du Fils à la volonté de son Père de l’envoyer dans le monde. En outre, toute la destinée d’obéissance du Verbe incarné est inscrite dans la « dépendance souveraine » du Fils par rapport à son Père : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, qu’il ne le voie faire au Père » (5,19). En S. Jean, cette « dépendance souveraine » n’est pas uniquement liée à l’humanité du Fils, mais se réfère à l’identité même du Fils qui se reçoit totalement de son Père, tout en lui étant égal : « Je vis par le Père » (6,57), mais, « moi et le Père, nous sommes un (le neutre hen) » (10,30) ; en 5,18, S. Jean explique d’ailleurs que le Fils œuvrant dans le monde est « égal à Dieu » (isos tô(i) theô(i)). Le Fils envoyé dans le monde est donc vraiment Dieu, mais il l’est en tant que Fils qui se reçoit du Père, sans qu’il y ait toutefois infériorité ou subordinatianisme. C’est le sens de l’explicitation du « Je Suis » en 8,28 : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que “Je Suis” (egô eimi) et que je ne fais rien de moi-même… ». Le Fils de l’homme ou le Fils envoyé dans le monde est « Je Suis », mais, en tant que Fils, il l’est d’une autre manière que le Père.

L’heure de la glorification

1 « La chair pour la vie du monde »

La seconde étape de la glorification du Fils en sa chair en est l’accomplissement. Située par S. Jean dans le cadre du retour du Fils auprès de son Père (cf. 13,1), elle commence avec le début de l’heure : « Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (12,23s). La chair qu’a assumée le Fils envoyé dans le monde et qui a déjà rayonné la gloire du Fils pendant son ministère public sera maintenant vraiment « la chair pour la vie du monde » (sarx huper tês tou kosmou zôês [cf. 6,51]). C’est donc dans le cadre du retour au Père que l’humanité du Fils manifestera toute sa spécificité : son humanité semblable à la nôtre se manifestera comme étant aussi fondamentalement différente, tout particulièrement quant à sa « fonction ». En étant glorifiée, sa chair « pour la vie du monde » permettra notre propre glorification : elle sera le lieu de notre propre glorification. Jn 6 fait d’ailleurs directement le lien entre notre communion à la « chair du Fils de l’homme » (6,53) et la vie éternelle que nous recevons (6,53s), et même notre résurrection future (6,54). Jn 17 permet de comprendre explicitement cette vie éternelle et cette résurrection dans la perspective de notre glorification. Dans sa prière solennelle adressée au Père, Jésus affirme en parlant de ses disciples : « Je suis glorifié en eux » (17,10), et en parlant de tous les croyants : « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée » (17,22).

Pourtant la chair assumée par le Fils envoyé dans le monde est bien soumise aux « faiblesses » (astheneiai) de la chair humaine, elle est donc bien semblable à la nôtre. Jésus a pu être fatigué et avoir soif (4,6s ; 19,28) ; son âme a pu être troublée devant la mort de Lazare (11,33) et devant sa propre mort (12,27 ; 13,21) ; il a vraiment été un « homme » que l’on pouvait tuer1. Mais, en allant jusqu’au bout de l’expérience de « nos faiblesses »2, le Fils envoyé dans le monde les glorifiait déjà en y révélant la gloire de Dieu, en y préparant ainsi notre propre glorification. Ce qui a été présenté en image avec la maladie (astheneia : « faiblesse ») de Lazare s’est accompli avec le Fils envoyé dans le monde et mort pour nous : « Cette maladie (astheneia) ne mène pas à la mort (définitive), elle est pour la gloire de Dieu : afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle » (11,4). En 12,24, comme nous le relevions déjà, Jésus dira de sa propre destinée : « Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit ».

2 L’agir souverain du Fils aimant eis telos

C’est dans la perspective de la glorification de la chair qu’il faut aussi comprendre la connaissance et la volonté souveraine de Jésus traversant sa passion, première phase de l’heure : Jésus a souffert comme nous, mais aussi, pas comme nous. Par sa connaissance et sa volonté souveraine, il a vécu son amour jusqu’au bout (eis telos) : « Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin (eis telos êgapêsen autous) » (13,1). Avant l’arrestation de Jésus, S. Jean souligne encore sa connaissance et son agir souverain : « Jésus, sachant tout ce qui allait lui advenir, sortit… » (18,4). Juste avant sa mort, S. Jean met à nouveau en évidence sa connaissance en lien avec son agir souverain : « Sachant que désormais tout était achevé (tetelestai) (…) Jésus dit : “J’ai soif.” (…) Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : “C’est achevé” (tetelestai), et, inclinant la tête, il transmit (paredôken) l’e(E)sprit » (19,28-30).

Mais si, par son agir souverain, le Fils qui traverse sa passion en pleine connaissance du dessein du Père manifeste la gloire dans sa chair, c’est surtout en y vivant son amour eis telos : l’adhésion libre au dessein du Père durant la passion lui permet de vivre jusqu’au bout, dans sa chair, sa relation filiale éternelle qui est réciprocité d’amour. S. Jean a inscrit, déjà en 3,16, toute la destinée du Fils envoyé dans le monde à l’intérieur du dessein d’amour du Père, mais c’est tout particulièrement l’heure qu’il situe dans le contexte de l’amour du Père pour son Fils (et pour nous) et de l’amour du Fils pour son Père (et pour nous) : c’est ce que manifeste notamment le v. 10,17 (« C’est pour cela que le Père m’aime, parce que je dépose ma vie, pour la reprendre ») et le v. 14,31 (« Il faut que le monde reconnaisse que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé »). C’est à l’intérieur de cette réciprocité éternelle d’amour que s’accomplit la relation de Dieu avec les hommes : toute la passion est placée dans la perspective de l’amour eis telos de Jésus pour les siens (13,1), dans le cadre de l’« exemple » (hupodeigma) de son amour (13,15 ; cf. 13,34), dans le contexte de son plus grand amour (15,13). Mais, pour S. Jean, c’est l’amour même du Père qui, par Jésus, rejoint ainsi les disciples : « Tu les as aimés comme tu m’as aimé » (17,23) ; « … pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (17,26).

3 L’obéissance aimante du Fils et la trahison de Judas

Tout cela représente l’accomplissement du dessein d’amour du Père, l’aboutissement de la destinée d’obéissance du Fils qui a aimé « souverainement » eis telos. Mais c’est précisément dans le cadre de l’accomplissement libre du « commandement » du Père qu’est située la trahison de Judas avec toutes ses conséquences, cet acte où, dans la perspective de S. Jean, le « péché du monde » s’est tout particulièrement manifesté, s’est comme concentré3. L’amour eis telos du Fils, par lequel le Père lui-même nous a aimés jusqu’au bout, fut alors également une réaction souveraine, en quelque sorte, « provoquée » par le « péché du monde » qu’a affronté le Fils, grain de blé mourant pour porter du fruit.

Mais cela également, comme d’ailleurs tous les aspects mis en évidence précédemment, nous montre comment la traversée de l’heure jusqu’à son achèvement fut une manifestation de la gloire du Fils, une glorification du Fils dans sa chair. C’est à cette compréhension que S. Jean avait déjà préparé le lecteur en Jn 12 : « Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. (…) Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. Père, glorifie ton Nom ! » (12,23.27.28a). Et le Père répondit : « Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai » (12,28c). Relevons, au passage, la différence entre le dialogue de Jésus avec son Père en 12,27s et l’équivalent synoptique : « Abba (Père), tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (Mc 14,36). En S. Jean, l’âme de Jésus est troublée devant l’heure, mais il ne fait pas de vraie prière pour être sauvé de l’heure, bien que cette possibilité soit envisagée. De manière souveraine, Jésus prie : « Père, glorifie ton Nom ! ». Juste avant l’acte qui a scellé la trahison de Judas comme trahison de la communion avec Jésus (prise de la bouchée), S. Jean dira à nouveau que « Jésus fut troublé en son esprit » (13,21) mais, après le départ de Judas dans la « nuit », Jésus affirmera : « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié… » (13,31).

4 La glorification auprès du Père

En traversant son heure, le Fils a été actif jusque dans sa mort : en aimant eis telos, il a accompli la volonté du Père, le « commandement » qu’il a reçu (cf. 10,18 ; 12,49s ; 14,31 ; 15,11) : « Je t’ai glorifié sur la terre, en menant à bonne fin l’œuvre que tu m’as donné de faire » (17,4). Mais dans la seconde phase de l’heure (résurrection et glorification auprès du Père), le Fils sera surtout passif : c’est le Père lui-même qui va glorifier le Fils dans sa chair. C’est ce que manifeste Jésus dans sa prière de Jn 17 : « Maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j’avais auprès de toi, avant que fût le monde » (17,5). Toutefois, même dans cette glorification, le Fils est encore actif : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». Tout cela signifie que l’œuvre accomplie par le Fils envoyé dans le monde et « couronnée » par la glorification auprès du Père a permis au Fils de vivre jusqu’au bout sa filialité (en se recevant et en se donnant) et cela, dans sa chair : il l’a ainsi totalement entraînée dans sa gloire de Fils unique, « pour la vie du monde », pour notre glorification, pour notre « divinisation », pour que nous participions à la gloire que le Père a donnée au Fils.

Signification de l’ œuvre du salut pour le Fils en tant que Fils

La glorification progressive du Fils envoyé dans le monde permet-elle d’envisager un devenir dans le Fils ? Il y a bien le verbe egeneto en 1,14, mais celui-ci ne vise pas directement un devenir du Verbe : il s’agit plutôt de son « entrée » dans le devenir (« Celui qui est entre dans le devenir qu’il fonde »4) ; il s’agit de « sa venue dans la chair », interprétera 1 Jn 4,2. Dans le prologue, egeneto se rapporte à tous les événements qui adviennent dans le monde créé (cf. 1,3.6.10.14.17). On peut rapprocher cela du waye de la Bible hébraïque, traduit par kai egeneto dans la LXX (cf., plus particulièrement, Gn 1,3.5.8 etc., proche de Jn 1,1-18).

Toute la destinée du Verbe incarné est cependant une œuvre du Fils qui s’est progressivement réalisée dans le temps, dans le devenir. C’est de ce point de vue qu’avec S. Jean, il faut réfléchir sur le devenir du Fils envoyé dans le monde, du Verbe qui est advenu chair. En révélant sa relation avec son Père, le Fils la « raconte » d’ailleurs dans le cadre de l’œuvre qu’il est venu accomplir dans le devenir : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, qu’il ne le voie faire au Père… Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait… Il a donné au Fils le jugement tout entier… Il a donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même… » (5,19-27).

Mais, si la relation du Père et du Fils « se vit » de manière spécifique dans l’œuvre que le Fils envoyé dans le monde accomplit, son identité de Fils ne change toutefois pas : il demeure « le Fils unique, Dieu qui est tourné vers le sein du Père » (1,18 : monogenês theos ho ôn eis ton kolpon tou patros) et c’est la même « gloire de Fils unique » que les hommes ont contemplée tout au long de sa destinée (1,14). Il est vrai cependant que l’intensité de son rayonnement dans la chair n’a atteint sa plénitude que lorsque le Père a glorifié le Fils auprès de lui, « de la gloire qu’il avait auprès de lui avant que le monde fût » (cf. 17,5). Pour contempler le rayonnement de cette gloire dans toute son intensité, les croyants doivent eux-mêmes être glorifiés auprès du Père : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu’ils contemplent ma gloire, que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (17,24).

Ainsi, selon S. Jean, si on peut parler d’un devenir du Fils, c’est en tant que Fils envoyé dans le monde et s’investissant vraiment dans son œuvre de salut, pour entraîner progressivement sa chair dans la plénitude de sa gloire de Fils unique. Mais, en elle-même, cette gloire n’a pas changé : c’est la même que celle que le Père donne au Fils depuis toujours, dans la relation éternelle du Père et du Fils, dans laquelle le Fils tourné vers le sein du Père se reçoit et se donne dans l’amour (« Tout ce qu’a le Père est à moi » [16,15] ; « Tout ce qui est à moi est à toi et tout ce qui est à toi est à moi » [17,10] ; « le Père est en moi et moi dans le Père » [10,38]).

Mais qu’est ce que l’engagement dans l’œuvre du salut a signifié pour le Fils en tant que Fils ? Comme nous l’avons vu, ce fut d’abord une « obéissance » à un envoi, un acte d’obéissance souveraine inscrit dans la relation éternelle du Fils qui se reçoit éternellement et se donne éternellement dans l’amour. Mais le Fils s’est impliqué dans cet acte d’obéissance : il s’est donné totalement pour la vie du monde, il a aimé eis telos pour obéir au Père, mais aussi, en quelque sorte, en réponse à la trahison de Judas avec toutes ses conséquences ; de plus, il continue de se donner à nous dans l’amour, comme Pain de vie, bon Pasteur, Vigne véritable etc. Il y a même désormais une relation d’immanence réciproque entre lui et ses disciples, dans l’amour éternel du Père : « Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous » (14,20) ; « Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (17,26). Cependant, le bénéfice de cette œuvre d’obéissance du Fils est d’abord pour sa chair glorifiée et pour nous. Soulignons, au passage, que sa chair n’a pas été absorbée dans la gloire, comme le manifestent notamment les apparitions du Ressuscité portant les signes glorieux de sa passion (cf. 20,25.27). S. Jean n’est pas monophysite : il est même le seul Évangile où Jésus parle de lui-même en employant le substantif « homme » (8,40 : anthrôpos) et il est aussi le seul Évangile où Jésus est explicitement confessé comme « Seigneur et Dieu » (20,28 : ho kurios mou kai ho theos mou).

Mais quelle est la signification pour le Fils, en tant que Fils, de son amour eis telos s’inscrivant dans le dessein du Père et aussi « provoqué », d’une certaine manière, par la trahison de Judas avec toutes ses conséquences ? Que signifie pour le Fils, en tant que Fils, sa communion avec ses disciples et cela, par sa chair glorifiée qui les vivifie ? L’obéissance d’amour eis telos, la relation avec nous où le Fils se donne et nous reçoit se réalise dans l’amour éternel que le Père donne au Fils et dans lequel le Fils se donne au Père et à nous. C’est dans la gloire de cet échange éternel d’amour que l’amour eis telos du Fils et sa relation avec nous l’ont « affecté » et l’« affectent », au sens analogique, mais son identité de Fils ne change pas en elle-même.

L’anthropologie de S. Jean : « La chair pour la gloire »

La destinée de la chair du Fils de l’homme permet de mieux comprendre l’anthropologie de S. Jean. Mais, en comprenant mieux l’anthropologie johannique, nous découvrons aussi notre proximité surprenante avec la destinée de la « chair du Fils de l’homme », avec la destinée de son humanité qui pourrait, à première vue, sembler si éloignée de la nôtre : en lui se réalise ce pour quoi nous sommes faits. L’homme est par lui-même un être inachevé, et même un être susceptible de se couper de Dieu (la perdition). En d’autres mots, l’homme est créé « pour la gloire » qu’il peut refuser, il est « chair pour la gloire », pour la « divinisation ». Déjà en 1,4, il est dit que tout ce qui advint ne peut être « vie » (zôê) que dans le Verbe, selon l’interprétation la plus probable de ce verset difficile5. S. Jean n’utilise d’ailleurs le terme zôê que dans le sens de la vie éternelle, de la vie « divine », de la vie du Père par lequel le Fils vit (cf. 6,57). Par elle-même, la « chair » ne peut donc vivre en plénitude : par elle-même, c’est une existence qui n’est que psukhê, qui n’est qu’une « vie en ce monde » (12,25). C’est ce qu’en d’autres termes Jésus dit à Nicodème : « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit » (3,6). La naissance d’en haut qui permet d’entrer déjà dans la vie éternelle nous transforme donc si radicalement que nous devenons « esprit » ou Dieu par participation, en participant à Celui qui « est esprit » (cf. 4,24) et qui nous donne son Esprit pour nous vivifier par la chair du Fils de l’homme (3,34 ; 6,63 etc.). Pourtant notre « vie en ce monde » n’est pas absorbée dans la vie éternelle : elle est « conservée en vie éternelle » (12,25 : eis zôên aiônion phulaxei autên). Mais il y a toutefois un détachement radical à opérer, une véritable mort à soi, la mort à une identité qui voudrait absolutiser son inachèvement radical et refuser de s’accomplir en Dieu : il faut « haïr sa vie en ce monde » (12,25), disait Jésus, en utilisant ici le terme « monde » non pas d’abord dans le sens du monde dans lequel nous vivons, mais dans le sens du monde au sens négatif (la « sphère » volontairement coupée de Dieu), auquel nous pouvons appartenir par choix.

L’accomplissement de l’Alliance

Pour conclure, revenons aux formules d’immanence réciproque : « Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous » (14,20). Les expressions johanniques d’immanence réciproque entre Jésus et ses disciples expriment symboliquement la communion interpersonnelle la plus profonde qui soit, puisqu’elle est « comme » (kathôs) celle du Père et du Fils (cf. 17,21)6. C’est un « comme » d’engendrement qui exprime bien plus qu’une comparaison : il exprime le fondement et la source de la relation avec les disciples. Par ailleurs, le symbolisme de l’immanence réciproque exprime la puissance « extatique » de l’amour du Père qui permet au Fils de demeurer dans les disciples et aux disciples, qui ont accueilli cet amour, de se donner à leur tour dans l’amour, pour demeurer dans le Fils : « Pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (17,26) ; « Demeurez en moi comme moi en vous » (15,4) ; « Demeurez en mon amour » (15,9). C’est ainsi que se réalise l’intériorisation et l’accomplissement de la relation d’Alliance (« Je suis votre Dieu et vous êtes mon peuple »). La glorification, la « divinisation » des disciples n’est donc pas une absorption en Dieu, mais l’accomplissement d’une relation de sujet à sujet, totalement transfigurée dans l’Un du Père et du Fils (17,22). C’est ainsi que s’accomplit aussi en plénitude leur vocation à devenir enfants de Dieu, en devenant fils dans le Fils (cf. 1,12). C’est ainsi que s’accomplit également leur vocation à la communion avec leurs frères en humanité (« afin qu’ils soient parfaits dans l’unité » [17,23]). Mais, pour que cela puisse se réaliser, il faut que l’homme reconnaisse sa soif « ontologique » (cf. 6,34 ; 7,37) que seul le Fils peut combler, et cela, par sa chair glorifiée d’où s’écoulent les fleuves d’eau vive, c’est-à-dire, l’« eau » de l’Esprit (cf. 6,53-58.63 ; 7,37-39).

Notes de bas de page

  • 1 8,40 : « Or maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme (anthrôpos) … ».

  • 2 Cf. 2 Co 13,4 : « Il a été crucifié en raison de sa faiblesse » (ex astheneias). Le vocabulaire paulinien utilisé ici convient également pour S. Jean.

  • 3 Dans le second « prologue » que représente Jn 13,1-3, la trahison de Judas inspirée par le diable (le « Prince de ce monde ») est placée au centre, entourée par la mention de la pleine connaissance qu’a eue Jésus de son retour au Père, c’est-à-dire, de la venue de l’heure. Par ailleurs, quand Judas sortit pour trahir Jésus, celui-ci dit : « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié … » (13,31). De plus, en 16,8, tout le drame de la passion est relié à « la culpabilité du monde », donc au péché du monde, que l’Agneau de Dieu a porté et enlevé (1,29).

  • 4 Y. Simoens, Selon Jean. 2. Une interprétation, coll. IET 17, Bruxelles, IET, 1997, p. 43.

  • 5 P.-M. Jerumanis, Réaliser la communion avec Dieu : croire, vivre et demeurer dans l’évangile selon S. Jean, coll. Études bibliques, NS, n. 32, Paris, J. Gabalda, 1996, p. 315-321.

  • 6 Pour le sens des formules d’immanence réciproque, voir Ibid., p. 394-403.

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80