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Genèse 2,4: théorie documentaire ou analyse narrative?

Didier Luciani
Gn 2,4 (et non pas 2,4b) marque le début d'une nouvelle unité narrative et sa fonction est de faire passer le lecteur, par effet de zoom, d'une perspective universelle à une perspective intramondaine.

La majorité des traductions bibliques modernes1 nous ont habitués, par leurs paragraphes et leurs sous-titres, à lire le v. 4 du chapitre 2 de la Genèse en deux parties (4a : fin du récit sacerdotal ; 4b : début du récit yahwiste)2. Voici, par exemple, l’agencement que la Bible de Jérusalem, en ses différentes versions, propose :

BJ fascicule (1953) et édition intégrale (1956) BJ nouvelle édition (1973) BJ nouvelle édition revue et corrigée (1998) Telle fut la genèse du ciel et de la terre, quand ils furent créés. Telle fut l’histoire du ciel et de la terre, quand ils furent créés. Telle fut l’histoire du ciel et de la terre, quand ils furent créés. 2,4a Intertitre éditorial Second récit de la création. Le Paradis L’épreuve de la liberté. Le paradis La formation de l’homme et de la femme Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel... Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel... Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel... 2,4b

Ce faisant, et même si les arguments en faveur de cette division ne sont pas sans poids3, ces traductions imposent au lecteur une théorie documentaire qui, pour classique qu’elle fût, n’en est pas moins aujourd’hui fortement contestée. Surtout, elles l’empêchent peut-être de lire le récit tel qu’il se présente dans sa forme finale et sa logique propre.

Cette brève note4 n’entend pas nier l’existence d’au moins deux sources ou rédactions différentes (une sacerdotale, l’autre non sacerdotale) dans le récit total de la création (Gn 1–3). Mais, sans contester le caractère composite de ces premiers chapitres, elle se propose simplement d’observer de plus près la construction, la position et la fonction narrative de Gn 2,45 au sein de ce même récit pour en favoriser une lecture unifiante.

L’argument le plus fort pour faire de Gn 2,4a le début d’une nouvelle unité (et non la fin de l’unité précédente) est la présence en ce verset d’une formule tôledôt (« Voici les engendrements » :’éleh tôledôt), formule dont le rôle structurant pour l’ensemble de la Genèse et sa fonction introductive ont, depuis longtemps, été reconnus6. Mais d’autres raisons, « par défaut », confirment ce découpage. Nul n’ignore, en effet, le soin avec lequel le rédacteur sacerdotal — celui à qui l’on attribue justement le premier récit de la création — écrit et les tics stylistiques qui le trahissent. Il est tout à fait légitime de supposer qu’en ouverture d’une œuvre, cette élégance littéraire soit particulièrement déployée. Parmi ces artifices, il faut sans aucun doute compter les procédés numériques et notamment une prédilection pour le chiffre « sept » ou l’un de ses multiples7. Or, selon que l’on fixe la fin de la première unité de Gn en 2,3 ou en 2,4a, ces arrangements numériques8 apparaissent ou au contraire s’évanouissent. Un tableau permettra de relever les plus indiscutables d’entre eux9 et de mettre en évidence le déséquilibre provoqué si l’on prend en compte le verset 4a (ou le v. 4 en son entier) dans ce premier récit.

Gn 1,1-2,3 Gn 1,1-2,4a Gn 1,1-2,4’èlôhîm (Dieu) 35x 36x ’èrèç (terre) 21x 22x 23x bârâ’ (créer) + ‘âsâh (faire, avec Dieu pour sujet) 14x 15x 16x yôm (jour) 14x 15x wayare’ (et il vit) 7x ṯôv (bon) 7x râmas (ramper) 7x racine ‘wf (volatile ; subst. + verbe) 7x

Dans le même ordre d’idée et en plus de ces observations concernant le vocabulaire, on peut noter, toujours autour du chiffre « sept », d’autres curiosités tout aussi difficilement imputables au hasard. L’introduction (Gn 1,1-2 : avant la 1ère parole divine et l’œuvre du 1er jour) et la conclusion de ce grandiose heptaméron d’ouverture (Gn 2,1-3 : 7e jour et repos de Dieu) sont particulièrement bien construites et contribuent, du coup, à marquer, par leur sophistication quantitative, les limites mêmes de l’unité. Gn 1,1 est ainsi composé de sept mots et vingt-huit (4x7) lettres, tandis que Gn 1,2 compte quatorze (2x7) mots. À l’autre extrémité, Gn 2,1-3 contient trente-cinq (5x7) mots et à l’intérieur de cette conclusion, les trois demi-versets 2a, 2b, 3a (séparés par un atnah ou un sof passuq) comprennent chacun sept mots et sont les seuls à renfermer tous trois le mot « septième ». Aussi bien composés soient-ils (voir ci-après), ni Gn 2,4a (5 mots et 25 lettres), ni Gn 2,4 en son entier (10 mots et 45 lettres) ne présentent une construction d’un tel degré de proportion, d’équilibre et de répartition quantitative des masses textuelles.

Ces éléments brièvement rappelés ici établissent la cohérence littéraire de Gn 1,1-2,3 et suffisent, par conséquent, à confirmer Gn 2,4 comme début d’unité narrative à l’intérieur du macro-récit de la Genèse. Examinons maintenant ce verset de plus près pour percevoir sa fonction exacte :

Ceux-ci sont les engendrements des cieux et de la terre en leur être créés (behibbâre’âm) au jour où fit (beyôm ‘asôt) Yhwh Dieu terre et cieux.

Par-delà sa tournure poétique et l’emploi d’un vocabulaire déjà largement familier (voir Gn 1)10, deux détails au moins intriguent le lecteur et sont susceptibles de retenir son attention : la répétition, en ordre inversé, du binôme « terre/cieux », une fois avec l’article et une fois sans ; l’apparition, pour la première fois dans le récit, du nom divin « Yhwh Dieu », là où précédemment on ne trouvait que « Dieu ». Si l’on admet que la résolution de ces deux énigmes ne relève pas uniquement de la critique des sources, quel sens leur donner dans une perspective de lecture synchronique et narrative ?

En Gn 1-2, les mots « terre » et « cieux » font partie du vocabulaire le plus fréquent : ils apparaissent respectivement vingt-neuf et quinze fois, presque toujours précédés de l’article défini (ha). Quatre fois cependant, ils ne prennent pas l’article (1,8.10.24 ; 2,4b)11. À quatre reprises enfin, les deux termes sont couplés (1,1 ; 2,1.4a.4b). Ce qui donne, en résumé, la répartition suivante :

Avec article Sans article hashâmayîm wehâ’ârèç les cieux et la terre hashâmayîm les cieux hâ’ârèç la terre ’èrèç weshâmâîm terre et cieux shâmâîm cieux ’èrèç terre 1,1 ; 2,1.4a 1,9.14.15.17. 1,2.11 (2x).12.15.17. 2,4b 1,8 1,10.24 20.26.28. 20.22.24.25.26 (2x). 30 ; 2,19.20 28 (2x).29.30 (2x) ; 2,5 (2x).6.11.12.13

Ce relevé n’autorise qu’une seule conclusion : alors que, précédés de l’article, les mots « cieux » et « terre » renvoient à une réalité polysémique (la « terre » comme planète et composante du cosmos [Gn 1,2.15], comme espace végétal et agricole [Gn 1,11] ou encore comme région [Gn 2,11.13] ; les « cieux », comme élément du cosmos [Gn 2,1] ou comme firmament [Gn 1,20]), sans article ces mêmes mots ne renvoient plus qu’au continent dans sa totalité (1,10 : le « sec » opposé aux « mers ») et à la troposphère (1,8), lieux de vie et de locomotion, respectivement des habitants terrestres (1,24) et des oiseaux.

Il est alors possible de comprendre le sens et la fonction de Gn 2,4 de la manière suivante. Alors que la première partie du verset (4a) — par la reprise du mérisme « les cieux et la terre » (déjà présent en des lieux stratégiques de l’unité précédente)12 et sa hiérarchisation interne (« les cieux » en tête) — fait le lien avec ce qui précède et renvoie à une perspective plus cosmique, plus universelle et plus englobante, la seconde partie du verset (4b), sur fond de cette cosmologie générale, inverse l’ordre en même temps que le point de vue en parlant de « terre et cieux » et se focalise sur le seul domaine intramondain (et même principalement terrestre) qui sera exploré par la suite. Du coup, l’agencement de ces deux unités, pas plus que la place de la création de l’homme à l’intérieur de chacune d’elle, ne doivent rien au hasard et on peut même affirmer que cette disposition délibérée, sous son vêtement archaïque et préscientifique, révèle une vision étonnamment moderne. Le premier tableau donne à contempler à sa manière l’immensité de l’Univers créé, dans lequel l’homme, « poussière d’étoile », certes non dépourvu d’une dignité réelle (voir Gn 1,26-29), n’apparaît pourtant qu’au terme du processus, après les plantes et les animaux. Mais une fois cette modeste position finale établie et reconnue, le narrateur, dans la seconde scène, peut repartir de ce même homme et revenir, de manière plus précise et plus vivante, sur ce qui lui confère grandeur et responsabilité : la mise en valeur et la garde du jardin (v. 15), la confiance en la parole divine (v. 16-17), la domination sur les animaux (v. 19-20), la découverte d’une identité dans la rencontre d’autrui (v. 23). Surtout, il situe cet homme non plus seulement en dépendance d’une transcendance anonyme qui le crée (Dieu,’èlôhîm), mais dans une relation à construire avec une divinité personnelle qui, pour n’être pas différente de la première, possède pourtant un nom qui lui est propre (Yhwh Dieu, yhwh’èlôhîm). Sous forme de louange à ce Dieu personnel, l’auteur du Psaume 8 n’adopte pas une autre logique que celle qui préside à l’enchaînement de ce qu’on a considéré parfois, à tort, comme deux récits séparés, ou même contradictoires, de la création :

2Yhwh notre Seigneur, que ton nom est magnifique par toute la terre !

Toi qui dessus les cieux plaças ta majesté…

4Lorsque je vois tes cieux, l’œuvre de tes doigts,

la lune et les étoiles que tu as établies,

5qu’est-ce qu’un mortel pour que tu t’en souviennes

et un fils d’homme pour que tu le visites ?

6Tu l’as fait de peu inférieur à un dieu,

de gloire et de splendeur tu l’as couronné ;

7tu l’as fait dominer sur l’œuvre de tes mains,

tu as mis tout sous ses pieds…

Notes de bas de page

  • 1 Seules exceptions pour les traductions françaises, la Bible Bayard (2001), la Nouvelle Bible Segond (2002).

  • 2 Voir, p. ex., Campbell A.F. – O’Brien M.A., Sources of the Pentateuch ; Texts, Introductions, Annotations, Minneapolis, Fortress Press, 1993, p. 22-23, 92-93 ; ou encore, Briend J., « Une lecture du Pentateuque », dans Cahiers Évangile 15 (1976) 48.

  • 3 Ces arguments (et les contre-arguments) sont bien résumés dans Vervenne M., « Genesis 1,1-2,4 : The Compositional Texture of the Priestly Overture to the Pentateuch », dans Studies in the Book of Genesis : Literature, Redaction and History, éd. A. Wénin, coll. BETL 155, Leuven, Peeters, 2001, p. 45-47.

  • 4 Ces réflexions ont pris naissance dans le cadre d’un cours d’Ancien Testament du professeur A. Wénin (Université Catholique de Louvain-la-Neuve, 2005-2006) sur Gn 1–4. Tout en assumant la responsabilité de mes propos, je le remercie vivement pour sa lecture stimulante de ces chapitres.

  • 5 Gn 2,4 : « un des textes les plus controversés » pour F. García López, dans Id., Comment lire le Pentateuque, coll. Le Monde de la Bible 53, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 68 ; un « locus classicus » pour T. Stordalen, dans Id., « Genesis 2,4 ; Restudying a locus classicus », dans ZAW 104 (1992) 163-177. Ce dernier auteur fait un bon état de la question sur l’interprétation de ce verset.

  • 6 Telle quelle, la formule’éleh tôledôt apparaît dix fois en Genèse : 2,4 (le ciel et la terre) ; 6,9 (Noé) ; 10,1 (fils de Noé) ; 11,10 (Sem) ; 11,27 (Tèrah) ; 25,12 (Ismaël) ; 25,19 (Isaac) ; 36,1 (Ésaü) ; 36,9 (Ésaü) ; 37,2 (Jacob). Dans le reste de la BH, elle ne se trouve qu’en Nb. 3,1 ; Ruth 4,8 ; 1 Chr. 1,29. En Genèse, dans des locutions légèrement différentes, on compte encore trois occurrences du mot tôledôt : 5,1 (« Ceci est le livre des engendrements d’Adam… ») ; 10,32 (« Voici les clans des fils de Noé selon leurs engendrements… ») ; 25,13 (« Et voici les noms des fils d’Ismaël, d’après leurs noms, selon leurs engendrements… »). Par rapport à ces formules, Ska J.-L., Introduction à la lecture du Pentateuque. Cés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, coll. Le livre et le rouleau 5, Bruxelles, Lessius, 2000, p. 37-38, rappelle deux choses importantes : d’une part, que le terme tôledôt introduise une généalogie ou un récit, il signifie toujours « engendrements de… » ; d’autre part, ces formules sont toujours introductives car tôledôt est toujours suivi du nom du géniteur, jamais du nom de l’engendré. Sur tous ces points, voir déjà J. Skinner, Genesis (ICC), Edinburgh, 1910, p. 40-41.

  • 7 Voir, p. ex., Gorman Jr. F.H., The Ideology of Ritual : Space, Time and Status in the Priestly Theology, coll. JSOT.S 91, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1990, p. 45-52 ; Milgrom J., Leviticus 17-22, coll. Anchor Bible 3A, New York, Doubleday, 2000, p. 1323-1325.

  • 8 Le premier récit de la création semble aussi jouer sur les séries de « dix » (10 fois « et il dit » ; 10 fois le verbe « faire », etc.) et de « cinq » (exemple : 5 fois le verbe « séparer », 5 fois le substantif « luminaire », 5 fois le verbe « appeler », etc.).

  • 9 La tradition juive en particulier en relève bien d’autres plus ou moins convaincants ; voir p. ex. Kil Y., Sefer Bereshit, coll. Daat Miqra, Jérusalem, Mossad ha-Rav Kook, 1997, p. 38-39 [en hébreu], et Cassuto U., A Commentary on the Book of Genesis, Jérusalem, Magnes, 1961, p. 12-15.

  • 10 Sur les dix mots du verset, seuls les mots tôledôt et Yhwh n’ont pas encore été utilisés dans ce qui précède.

  • 11 En 2,11 (« la terre de Havila ») et en 2,13 (« la terre de Kush »), « terre » à l’état construit est sans article (nomen regens), mais est déterminé par le nom propre (nomen rectum) qui suit (Havila, avec article ou Kush, sans article).

  • 12 C’est-à-dire au début et à la fin, formant une sorte d’inclusion entre le commencement (1,1) et l’achèvement (2,1) de la création.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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