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Homme et femme, un et pourtant différents. Fondements bibliques et théologiques d'une compréhension des sexes

Fondements bibliques et théologiques d’une compréhension des sexes

Karin Heller
Dans le Moyen Orient ancien, l'existence des sexes devient une expression particulière du Mariage sacré entre le Ciel et la Terre. Les théologiens d'Israël ont repris cette image en la lisant à la lumière de l'expérience du Dieu qui fait alliance avec Abraham. Il en résulte une modification profonde de l'image de l'homme et de la femme: dans leur existence sexuée respective, ils sont désormais associés à l'oeuvre divine de création et de salut. Appelés à suivre le Christ, l'homme et la femme accèdent par le don de l'Esprit à une forme d'existence où peut s'exercer enfin l'agapè dont l'origine et la finalité ultimes sont l'agapè de Dieu sur laquelle la mort n'a pas de pouvoir.

Dans les cultures du Moyen-Orient antique où la Bible a été conçue et rédigée, la relation homme-femme est fondamentalement liée à une certaine vision du cosmos. Hommes, animaux et végétaux se maintiennent dans l’univers grâce à l’activité sexuelle. Pour les hommes en particulier, le poids politique d’une nation passe par son taux de natalité, le nombre de ses hommes valides et ses capacités économiques à soutenir des conflits militaires (Ex 1,8-22 et 2 Sam 24,1-9). L’activité sexuelle est donc perçue comme une réponse à toute sorte de menaces de mort. Celles-ci, chez les hommes, donnent à l’existence des sexes une signification hautement religieuse. D’un strict point de vue anthropologique, la religion est en effet « la meilleure réponse possible aux exigences mêmes de la condition humaine », c’est-à-dire de la vie et de la mort1. En d’autres termes : la relation sexuelle est un moyen de conjurer la mort.

Dans la présente contribution, nous verrons dans un premier temps comment, dans les cultures archaïques, la relation de l’homme et de la femme est fondamentalement associée à l’image de la divinité. Dieux et hommes sont liés de telle manière que l’existence des sexes devient une expression particulière de la hiérogamie, c’est-à-dire du mariage sacré entre le Ciel et la Terre. Puis, dans un deuxième temps, nous découvrirons comment les théologiens d’Israël ont repris les grands thèmes hiérogamiques et comment l’expérience du Dieu qui fait alliance avec Abraham a transformé et sorti de l’impasse le système hiérogamique. Enfin, dans un troisième point, nous verrons comment, avec la venue des temps nouveaux, le langage époux-épouse garde toute sa pertinence en raison de l’agapè révélée en Jésus Christ.

I Fondements anthropologiques de la hiérogamie

1 Existence des sexes et fécondité

Dans les cultures antiques, les dieux comme les hommes doivent se nourrir pour subsister. Dieux et hommes se trouvent liés dans un même destin avec toutefois cette différence de taille : les dieux disposent d’une ressource de vie inaccessible aux hommes, à savoir la nourriture et la boisson de vie qui leur permettent de prolonger leur existence dans une durée bien au delà de celle des êtres humains. Malgré ces moyens supérieurs à ceux des humains, les dieux sont tenus de respecter les règles de cet équilibre créé par l’alternance vie-mort inhérente à la nécessité de manger sous peine de s’écrouler à jamais ou de passer sous la domination de la mort. Dieux et hommes ont donc constamment à composer avec un fragile équilibre entre vie et mort2.

Pour les dieux et les hommes, cet équilibre dépend de deux réalités. La première est le bon fonctionnement des éléments cosmiques et la deuxième, le caractère sexué des dieux et des hommes. Seule l’activité sexuelle, liée à une succession harmonieuse des saisons, permet à tous les êtres vivants d’exister et de se multiplier. Un dysfonctionnement au niveau de la sexualité et du climat provoque indistinctement une crise qui peut aboutir à la disparition d’une ou de plusieurs races, à la mort des dieux et à une fin du monde. De cette façon, l’activité sexuelle est considérée comme une nécessité vitale à caractère universel. La relation entre l’homme et la femme n’a pas seulement une portée intime, mais cosmique. Il y a donc des rapports existentiels entre l’acte sexuel régulier entre l’homme et la femme d’une part et l’union harmonieuse du Ciel et de la Terre d’autre part, parce que tous les deux permettent aux dieux et aux hommes de survivre dans l’univers3.

Dans la réalité toutefois, ces relations manquent souvent d’harmonie. Les dieux ne peuvent pas donner aux hommes ce qu’ils n’ont pas eux-mêmes, quand ils font face à une humanité en permanente hémorragie de ressources. D’autre part, les difficultés intimes de la vie communautaire des dieux ne tardent pas à rejaillir sur les hommes qui souffrent à cause du manque d’eau, d’une vague de chaleur ou même d’une guerre déclenchée par les dieux4. Du point de vue des hommes, les dieux sont donc perçus comme toujours tyranniques, capricieux, voire avares5. Pour vivre, dieux et hommes doivent finalement consentir à des sacrifices pour récupérer « un morceau de vie ». Les dieux, à l’occasion, ont recours au sacrifice de l’un des leurs pour que le monde existe et soit maintenu dans l’existence6. Quant aux hommes, ils recourent, eux aussi, aux sacrifices, y compris le sacrifice humain, pour assurer la subsistance nécessaire à la survie des êtres individuels et des communautés.

2 La naissance de rites et de mythes pour vivre et survivre

Les sociétés antiques semblent avoir élaboré très tôt des rituels grâce auxquels les hommes cherchent à faire face aux diverses situations de crises existentielles. Ces rituels étaient accomplis dans l’intention d’honorer les dieux, de les supplier, de les flatter, bref, de faire pression sur eux. Parmi ces rituels, il y a l’union sexuelle dont le but consistait à rétablir ou à ranimer une relation vitale pour la survie des hommes et de l’univers. Ceci semble être l’origine du rituel du « mariage sacré », lequel avait son Sitz-im-Leben dans des crises personnelles et nationales. Le rituel était célébré en particulier au moment du passage d’une saison à une autre, mais aussi après des périodes de sécheresse, d’épidémies, de guerres et autres catastrophes. Toute la nation était alors associée à ces rites qui pouvaient revêtir un caractère obligatoire7. La proclamation solennelle des mythes faisait partie intégrante du rituel. Leur but était de conférer un sens à ces rites et de les justifier.

De ces mythes il ressort que la succession des saisons, hiver et printemps, était liée au sort d’un dieu protecteur. Celui-ci, à l’approche de l’hiver, tombait sous le pouvoir de la mort et du chaos ; puis, avec le printemps, il revenait à la vie, victorieux des forces des ténèbres. La défaite et la victoire du dieu protecteur étaient vécues dans de grandes liturgies au cours desquelles le roi de la cité tenait le rôle du dieu protecteur. La cité entière se mettait rituellement à la recherche du dieu « disparu », en pleurant sur sa divinité protectrice retenue par les forces de la mort. Puis à l’annonce de sa victoire sur les ténèbres et de son retour à la vie, la cité entière éclatait en cris de joie. Le dieu victorieux était mené en triomphe vers son épouse, la déesse de l’Amour, avec laquelle il consommait ce « mariage céleste ». Cet acte sexuel avait valeur de rite. De l’accomplissement fidèle de l’ensemble de ces rites, tous attendaient une année heureuse sur le plan politique, économique et social. À cet effet, des institutions sacerdotales féminines et masculines très hiérarchisées pourvoyaient le peuple en prostitués sacrés des deux sexes. Ceux-ci « officiaient » non seulement au moment des grandes liturgies hiérogamiques, mais aussi tout au long de l’année8.

L’ancienne ville d’Uruk, consacrée à Inanna, la déesse de l’Amour, appelée par les Sémites Ishtar et par les Grecs Aphrodite, a pu être à l’origine de ces liturgies. Inanna était considérée comme l’épouse de Dumuzi, un ancien roi d’Uruk héroïsé avant le début du troisième millénaire9. Le récit de la destinée de ce couple montre l’importance universelle de l’attirance amoureuse dans la production de toute forme de vie cosmique, végétale, animale, humaine et divine. Grâce à son mariage et à son union sexuelle avec la déesse de l’Amour, Dumuzi accroît considérablement sa bergerie, son verger et son jardin. Mais la prétention d’Inanna à vouloir régner aussi sur le séjour des morts et le manque d’intérêt de Dumuzi pour sa femme, une fois devenu riche et installé dans une vie luxueuse, dévoile aussi le caractère passager de toute vie. L’attirance amoureuse et l’union sexuelle ont certes un pouvoir de croissance et de vie, mais ce pouvoir est périodiquement anéanti par celui de la mort qui emporte tout10. Dans ce mythe, la cessation du désir, de l’amour et de la vie est liée à des difficultés intimes faites d’égoïsme, d’injustice et de jalousie aveugle et au caractère omniprésent d’une menace de mort qui pèse sur les dieux eux-mêmes.

Mais ce mythe antique fait aussi apparaître une autre impasse majeure : le mariage entre un être mortel, fût-il roi, et une femme d’origine divine tourne au désastre en raison même de la fécondité surhumaine que cette femme lui apporte. Dumuzi, une fois devenu riche, délaisse sa divine épouse pour s’occuper de ses affaires au palais ! L’homme ne sait pas en fin de compte comment se comporter profitablement face à cette abondance de vie qui dépasse la mesure de l’homme. Quant à Inanna, deux raisons fondamentales l’empêchent de sauver son mari. D’une part, elle-même est soumise aux lois de l’équilibre entre la vie et la mort ; elle ne peut échapper au pouvoir de la déesse de la mort qu’en fournissant un substitut. D’autre part, elle ne peut pas pardonner à Dumuzi d’être devenu indifférent à son égard. C’est pourquoi c’est lui qu’elle condamne à être son substitut au séjour des morts. Ainsi, son amour pour son mari est transformé en haine inexpiable11. Le mythe et le rite induisent ici une redoutable contradiction : l’existence de l’être humain, en dépit de l’élément divin déposé en lui lors de sa création, n’est pas compatible avec l’existence d’une divinité12.

II De la hiérogamie à l’alliance biblique

Israël doit faire face aux mêmes problèmes que ceux des autres peuples de l’ancien Moyen-Orient. Pour le peuple de Dieu aussi, la question est celle de vivre et de survivre. Pour cette raison, un des défis majeurs d’Israël est le suivant : comment résoudre le problème de la continuité de la descendance lié à celui de la possession de la terre promise par Dieu ? Tout au long de l’histoire d’Israël retentit en effet la lancinante question exprimée déjà par Abraham en Gn 15,2 : « Mon Seigneur Dieu, que me donnerais-tu ? Je m’en vais sans enfant ». À cette douloureuse expérience, Dieu répond par une intervention inattendue. Dieu fait accomplir par Abraham les préliminaires d’un rite d’alliance où quelqu’un prendra une décision en traversant l’espace sacré entre les animaux sacrifiés, partagés et posés chaque moitié vis-à-vis de l’autre (Gn 15,10). Les incertitudes demeurent jusqu’au soir. Puis Dieu, passant de nuit entre les victimes, répond à la demande d’Abraham en s’engageant lui-même à donner à Israël une terre « qui ruisselle de lait et de miel » (Ex 3,8 ; Dt 6,3 ; 8,8) et une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et les grains de sable sur le bord de la mer (Gn 15,5 ; 22,17).

Israël en tirera une doctrine théologique fondamentale : c’est désormais l’alliance conclue par Dieu qui règle la fécondité et la possession de la terre (cf. Dt 28-30). Cette alliance contestera et supplantera peu à peu tous les rites de fécondité ; ceux-ci seront rejetés d’une manière toujours plus nette dans le domaine de l’idolâtrie où il y a méprise à la fois sur Dieu, l’homme et la transmission de la vie au sein de la descendance adamique. Cette décision d’ordre théologique sera à l’origine de profondes modifications au niveau de l’image de la divinité et de celle de l’être humain.

1 La révélation d’une nouvelle image de Dieu et de l’homme

Pour les cultures religieuses des peuples qui entourent Israël, les relations entre les dieux et les hommes sont basées sur un do ut des, qui repose sur la nécessité pour les dieux et les hommes de manger pour vivre. En régime d’alliance au contraire, Dieu seul traverse l’espace sacré entre les animaux (Gn 15,17). Cela signifie que Dieu seul constitue toute vie. Sa propre existence ne dépend pas des lois de reproduction ; il n’est ni homme, ni femme (Nb 23,19 ; Os 11,9) ; il n’a pas besoin de se nourrir pour vivre (Ps 50 [49],12-13). L’homme désormais n’a rien à lui offrir qu’il n’ait reçu de lui (1 Co 4,7). Par conséquent, en régime d’alliance, l’homme n’a ni pouvoir magique, ni pouvoir de chantage sur Dieu. Il doit attendre la descendance et la terre promises de la foi et de l’agir tel qu’il lui est prescrit dans la Torah donnée par Dieu (Dt 28).

Dans les cultures religieuses environnantes, les dieux sont conçus comme un mélange entre vie et mort. Le Dieu d’Abraham et de Moïse par contre se présente comme « celui qui est » (Ex 3,14). Sur le Dieu d’Abraham et de Moïse ne pèse donc aucune menace d’usure, de vieillissement et de mort. Aussi n’a-t-il aucune raison de garder la vie jalousement pour lui-même, comme cela est le cas pour les dieux des cultures religieuses environnantes. Israël va donc rejeter la conception d’une divinité de la mort et proclamer de son Dieu qu’il est le Vivant, la Vie par excellence et la source de toute vie (Gn 1-2 ; 1 Rois 18,10 ; 22,14 ; 2 Rois 2,2-6 ; Ez 37,1-14).

Ces profondes modifications au niveau de l’image de Dieu et de l’homme vont permettre aux théologiens d’Israël de sortir la hiérogamie de ses impasses, celles du soupçon porté sur le don de la vie accordée par les divinités d’une part et de la nécessité de la mort pour qu’il y ait vie d’autre part. L’homme pratiquant la hiérogamie attend la vie et le recul de la mort au prix d’un sacrifice et d’un marchandage toujours à recommencer, plutôt que de l’œuvre d’une divinité entièrement généreuse. Aussi le mariage entre le ciel et la terre, les divinités et les hommes sera toujours un mariage « contraint et forcé », dicté par les nécessités de la vie. Pour cette raison, la relation entre les dieux et les hommes, entre l’homme et la femme, correspond finalement toujours à une lutte pour le pouvoir, où chacun cherche à obtenir des avantages pour soi-même, où chacun cherche à récupérer un « morceau de vie », arraché et replacé dans l’existence de celui qu’il faut faire vivre.

Tel n’est pas le cas pour la relation proposée par Dieu à Abraham et à sa descendance. Pour Israël, la vie n’a pas son origine dans un sacrifice, dans une mise à mort spectaculaire. Ni Dieu, ni l’univers, ni l’être humain ne viennent à l’existence moyennant une mise à mort. L’alliance de Dieu avec Abraham atteste la gratuité du don de Dieu. Celle-ci est à la base d’une vie de grâce dans une communauté de destin très particulière entre le Dieu d’Abraham et de Moïse et leur descendance. Désormais se forme en Israël une double conviction :

  1. à l’origine de l’univers et de toute forme de vie, il y a l’acte créateur gratuit de Dieu et non pas une transmission sexuelle liée à des éléments cosmiques tyranniques et imprévisibles (Gn 1-2) ;

  2. le Dieu qui fait alliance avec Abraham se propose de faire vivre les êtres humains avec Dieu et entre eux dans une relation de transmission de vie gratuite (cf. à ce sujet : Ps 15 [14],5 ; Is 55,1-2).

Cette révélation conduit Israël à une prise de conscience fondamentale : le Dieu qui n’est pas soumis à la mort, n’a pas créé l’être humain pour la mort, mais pour la vie. Cette prise de conscience s’exprime de multiples manières dont les grandes lignes sont les suivantes : Dieu a créé l’homme pour qu’il vive en communion avec le Dieu de vie (Gn 2,4b-3,24 ; Ps 15,10-11 ; 48,16 ; 72,24 ; Sg 3,1-9 ; Dn 12,2-3 ; Lc 20,28 et par.). L’homme est appelé à posséder la terre de Dieu pour y vivre pour toujours (Gn 2,4b-25 ; Dt 29-30 ; Jos 24,1-28 ; Ps 23,6 ; 116,8-9). L’homme est appelé à mettre au monde les propres « fils de Dieu » (Ps 82,6 ; Is 7,14 ; 66,7-9 ; Os 2,1-6 ; 11,1). Israël est le seul peuple qui va pouvoir proclamer un amour éternel comme propre à son Dieu, un Dieu éternellement fidèle (Is 54,8 ; Jr 31,3).

Désormais, Israël exprime sa propre condition de partenaire constitué en termes de « fils » et d’« épouse » de Dieu, car ces deux réalités de la vie familiale expriment une relation de constituant à constitué(e), comme cela est aussi le cas pour la relation entre Dieu et Abraham. D’où une compatibilité, voire une parenté entre Dieu et l’homme, qui permet à l’homme une espérance inouïe. En effet, l’alliance révèle que l’homme ne peut pas détruire ce que Dieu seul promet et réalise. Par conséquent, le péché et la mort ne sont pas constitutifs de l’homme. Toutes les infidélités, toutes les ruptures du pacte d’alliance de la part de l’homme ne peuvent pas conduire Dieu à renoncer à ses engagements (Ex 32,11-14 ; Ez 20 ; Mi 7,18-20 ; 1 Jn 3,20).

Ainsi s’ouvre pour l’homme une voie d’espérance eschatologique jusqu’ici jamais envisagée par l’homme. Elle conduit Israël à considérer son destin comme une promesse de divinisation très particulière. Celle-ci ne se présente pas comme une entrée « héroïque » dans un panthéon où chaque humain élevé au rang d’un dieu atteindrait à l’autosuffisance. Mais cette divinisation est fondamentalement la mise au monde d’une race nouvelle, celle des « fils de Dieu ». Voilà le cœur de la réflexion théologique entreprise par les prophètes. Ceux-ci reprennent sans cesse le thème de la femme, des fils et du fils à mettre au monde (Is 6-12 ; 26,17-18 ; 37,3 ; 54 ; 60-62 ; 66,7-13 ; Jr 31 ; Ez 16 ; Os 1-3 ; 13,13 ; Mi 5,1-3). La même thématique est reprise par le Nouveau Testament ; elle se trouve au centre de la prédication de Jésus et de Paul (Jn 1,12-13 ; 3,1-7 ; 1 Co 4,15 ; Ga 4,19). Dans la culture judéo-chrétienne, la relation homme-femme est donc incontournable pour pouvoir énoncer la destinée éternelle de l’homme et de l’humanité.

2 Une nouvelle relation entre l’homme et la femme

Dans les cultures religieuses qui entourent Israël, la relation homme-femme est dominée par des questions de fécondité liée au cycle de la nature, mais aussi par le prestige viril et la volonté de domination féminine sur tout ce que la femme met au monde. Ainsi émergent les images de Baal et Astarté. L’un est identifié à un mâle solaire, violent et fécondant, l’autre à une terrienne lunaire, productrice et abondante. L’homme et la femme sont conçus comme deux entités qui connaissent des états de séparation, relation, complémentarité et compétition successifs. Ainsi apparaît dans l’humanité une double tendance transmise de siècle en siècle avec des modalités diverses jusqu’au sein de la culture judéo-chrétienne et par elle jusqu’à l’époque moderne :

  1. une vénération religieuse de la femme comme source de l’amour et puissance de vie allant de l’idéalisation courtoise et romanesque jusqu’à la représentation théogonique de la femme ; cette attitude va de pair avec un mépris public ou secret de la femme de la part de l’homme mâle ;

  2. une glorification de l’homme mâle faite de vanité, de grandeur, d’héroïsme, homme surhumain par ses aspirations et pourtant livré à l’injustice et à la mort par sa position inférieure13.

Le pacte conclu par Dieu avec Abraham permet à Israël de découvrir que son Dieu est source d’une fécondité différente de celle conçue sur le modèle de dieux bailleurs de semence et de pluie tombant sur une potentialité terrienne inépuisable de vie. Aussi, quand Dieu crée l’homme et la femme, il ne met pas au monde une « puissance céleste arbitrairement décideuse » et une « passivité terrestre adorablement généreuse ».

Israël exprimera les nouvelles images de l’homme et de la femme dans les deux récits de la création transmis par la Genèse. Ces récits affirment une origine unique pour toute vie. Tout a été créé par la Parole de Dieu. Cette origine commune établit l’homme et la femme dans une relation d’égalité, de justice et de paix. C’est bien ce qui caractérise aussi l’univers dans lequel l’homme et la femme sont placés pour y vivre. Sur Dieu lui-même et sur le premier couple ne pèse aucune contrainte économique. Il n’y a donc rien qui pourrait justifier l’instauration d’une lutte des classes, d’une rivalité entre Dieu et l’homme et d’une guerre des sexes. L’homme et la femme vivent dans un monde où il n’y a ni mal, ni violence. Dans ce monde, l’homme et la femme, les hommes et les animaux peuvent se nourrir et vivre sans commettre d’injustice, de violence ou de mise à mort.

Dans ces conditions de vie propres à l’alliance de justice et de paix établie par Dieu, le couple humain est appelé à développer une relation interpersonnelle et à devenir fécond (Gn 1,28). L’appel à vivre entre hommes et femmes et l’appel à la fécondité sont présentés comme inséparables de l’écoute de ce que Dieu dit et de la volonté de mettre en pratique sa parole. Ainsi se dessine une finalité de la relation homme-femme toute particulière : dans leur existence sexuée respective, l’homme et la femme sont associés à l’œuvre divine de création et de salut. Cette réalité est exprimée de manière privilégiée en Gn 2.

Selon ce récit, Dieu prend une part de la chair de l’homme pour en façonner une femme. Par ce fait, l’homme et la femme se trouvent en position de vis-à-vis tout en demeurant la même chair et les mêmes os. Ainsi, la femme n’est pas un complément qui s’ajouterait à l’homme du dehors. Elle n’est pas non plus un prolongement de l’homme. En tirant la femme de la chair de l’homme, Dieu ne pose pas l’homme et la femme l’un en face de l’autre comme deux entités séparées. L’un ne complète pas l’autre comme si l’homme mâle n’était pas complet sans la femme et réciproquement.

Mais le texte affirme ceci : arrêter la création de l’être humain à l’homme mâle n’est pas bon pour lui en raison de la solitude où il se trouve. Dieu met alors en face de l’homme un vis-à-vis constitué de la même chair et des mêmes os. Cette situation nouvelle est exprimée en termes d’ish-isha, humain-humaine. Pour la pensée hébraïque, il n’y a donc ni répartition, ni complémentarité mécaniques entre l’homme et la femme. Désormais, la chair unique est par l’homme et la femme partagée, échangée entre eux. L’homme et la femme se découvrent « être deux en une chair unique ». Pour cette raison, la pensée hébraïque va développer une conception très particulière de l’amour, entendu comme création et salut.

Dans la pensée hébraïque en effet, l’amour ne se fonde pas sur le manque et le désir, mais s’enracine dans le fait que la femme est par rapport à l’homme proche et lointaine14. Elle est proche en tant que humain-humaine, ish-isha, « l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2,23). En même temps, elle est lointaine du fait qu’elle n’est pas un alter ego de l’homme, selon une copie conforme15. L’un et l’autre sont différents, indépendants, autosuffisants, et toutefois homogènes. Le propre de l’amour consiste donc pour l’un et pour l’autre à franchir constamment la distance créée par l’altérité. La commune dignité, l’égalité de l’homme et de la femme, sont révélées dans une communauté d’existence où se produit un échange mutuel de ce que chacun est et a en propre.

Cette constitution exclut toute solitude. Au seul être humain, il appartient d’aller à deux vers la chair unique, l’état de non-solitude. Être homme et femme signifie réduire en permanence la solitude en faisant apparaître un amour de nature nouvelle. Celui-ci n’est pas la juxtaposition d’expériences à répétition, ni une succession de rencontres au nombre jamais défini. La vision particulière de la relation homme-femme permet à la pensée hébraïque de rompre notamment avec deux conceptions de l’amour répandues dans les cultures religieuses environnantes. Il s’agit de celle d’une complémentarité organique déjà mentionnée plus haut et de celle d’un retour au passé, à un paradis perdu.

L’idée de complémentarité mécanique induit celle d’un manque, lequel, une fois satisfait, permet à l’un et à l’autre de reprendre chacun son existence. Lorsque se manifeste à nouveau le manque et le désir, on tentera de trouver dans un autre ou une autre une satisfaction plus grande, plus adéquate. La complémentarité mécanique n’implique pas dans son essence la fidélité. Selon Vladimir Jankélévitch, « celui qui ressent seulement le besoin de l’autre n’a pas connu l’amour ». Mais « l’impact de la relation passe de l’un à l’autre uniquement parce qu’ils ne sont pas complémentaires l’un de l’autre ; ils ne sont pas faits pour s’emboîter et s’encastrer l’un dans l’autre »16.

Quant à la vision de l’amour comme retour au passé d’un paradis perdu, elle se présente essentiellement comme nostalgie de l’unité perdue. Pour les mythes grecs, Zeus avait coupé en deux les êtres humains qui se présentaient à l’origine avec deux têtes et quatre bras et jambes. L’amour est perçu comme la recherche de sa « moitié perdue »17. Israël ne peut adhérer à une telle vision en raison de la constitution originelle de l’homme et de la femme qui est d’être deux en une chair unique. Pour la même raison, Israël ne peut pas non plus accepter la vision d’une communauté de vie et d’existence entre partenaires du même sexe. L’union amoureuse n’est pas le moyen d’assouvir le désir d’un paradis perdu, une manière de retrouver « la mère originelle », ou encore une fusion avec un alter ego.

Dans la pensée hébraïque, l’homme et la femme sont constitutionnellement les mêmes os et la même chair. Jamais entre eux, il ne peut être question d’une perte de l’unité. Celle-ci est à l’origine et à l’arrivée. Pour Israël, l’homme et la femme ne sont pas seulement deux-en-une-seule-chair à l’origine, mais ils sont aussi appelés à réaliser une nouvelle unité, à devenir une seule chair (Gn 2,24)18. Cet appel à une unité nouvelle dépasse de beaucoup la simple dimension biologique de l’acte sexuel. Elle vise un état nouveau qui est à la fois communion de vie et gratitude réciproque propres aux conditions de vie révélées par l’alliance de Dieu avec Abraham et sa descendance. Aussi, pour la théologie hébraïque, « l’amour est ouvert vers le futur et non vers le passé ». En cela, la pensée hébraïque se distingue nettement d’une conception occidentale de l’amour caractérisé par la langueur et le chagrin19. Dans une vision chrétienne, la communauté faite de « connaissance amoureuse » de l’homme et de la femme est à comprendre comme une marche vers la chair unique de la communauté du Christ et de l’Église et de la vie du couple au sein de cette communauté où le Christ peut dire à son Église : os de mes os et chair de ma chair. Ainsi se découvre une nouvelle signification de la relation homme-femme, inséparable de l’Eucharistie.

III De l’eros à l’agapè révélée en Jésus Christ

Lorsqu’on débouche sur le Nouveau Testament, la tentation est de reléguer le thème de la relation homme-femme au second plan, tandis que celui de la filiation adoptive paraît essentiel. Étant consacrée par le baptême, cette filiation réduit la relation homme-femme à un état de vie de « seconde classe ». Ce type de position induit la conception selon laquelle les sexes perdent leur signification. Dès lors on néglige le thème de la communauté spécifique établie entre le Christ et les premiers disciples composés d’hommes et de femmes. Il convient donc de découvrir davantage ce que les auteurs du Nouveau Testament engagent dans les mots « aimer » et « amour ».

1 Éclaircissements sur l’agapè

Pour les auteurs du Nouveau Testament, « l’amour » n’est pas l’eros des Grecs. Eros désigne la passion amoureuse, qu’elle soit érotique au sens actuel, ou l’élan incontrôlable renversant les barrières. Eros est considéré comme le fils d’Aphrodite. Cette déesse remue l’univers, les bêtes, les êtres humains et les dieux en leur envoyant les flèches de l’amour, les flèches de son enfant Eros. Cet amour eros est donc irrésistible par sa violence.

Les traducteurs grecs de la Bible et les écrivains du Nouveau Testament n’utilisent pas le terme d’eros, mais celui d’agapè, qui signifie « accueil avec amitié ». Dans la pensée religieuse des grecs, il semble que l’agapè ou la philia n’aient jamais été hypostasiées. En d’autres termes, il n’y a pas de divinité grecque du nom d’Agapè ou de Philia. Que ce terme ait été attribué par les auteurs bibliques au Dieu d’Abraham et de Jésus est donc un fait unique. Cet accueil d’amitié dont parle la Bible n’est pas une passion furieuse qui bouscule tout. C’est un mouvement qui va jusqu’à chérir, jusqu’à la tendresse qui s’oublie. Cet amour prend jalousement soin de l’être aimé. Aimer de la sorte va avec une préférence pour quelqu’un, pour telle personne. La passion amoureuse la plus folle peut toujours se détourner vers une autre personne par une passion plus folle encore. L’agapè, au contraire, est une attention fidèle, une réjouissance en celui qui choisit quelqu’un de précis et use de tendresse avec lui20.

C’est bien ainsi qu’il faut entendre la relation entre le Dieu d’Abraham et Israël (cf. Dt 4,32-40), entre Dieu et Jésus. La voix venant du ciel au moment du baptême de Jésus déclare : « Celui-ci est mon fils, celui que j’aime de préférence, celui que j’accueille avec amitié… pour lui j’ai tendresse, et de lui je retire toute la joie » (Lc 3,22). Jésus lui-même n’aime pas de « passion », mais il aime en vivant ce que veut son Père pour lui-même et pour les hommes auxquels le Père l’envoie. Avec Jésus, l’agapè est donnée de façon nouvelle en Israël et dans le peuple de Dieu. Par lui en effet, « l’agapè de Dieu a été répandue en nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous fut donné » (Rm 5,5 ; 8).

Ce don de l’Esprit s’accomplit dans une humanité qui vit les chaos de la passion d’un amour qui n’est pas l’agapè, mais plutôt l’eros, les élans de sa vitalité et de sa violence. Avec la venue de Jésus et de l’Esprit, l’être humain est donc mis devant un choix : aimer de manière exclusive et tyrannique, ou aimer en témoignant d’une ouverture surprenante à tout être humain et à Dieu. À l’origine, le désir d’amour est toujours une soif plus ou moins grande d’être reconnu pour ce que l’on est en propre. La question est de savoir si l’homme et la femme vont en rester à cet amour de soi-même ou s’ils vont entrer dans une existence où l’amour est un échange de vie par le don réciproque de soi-même.

L’amour est pour les hommes ce fragile équilibre entre être, transmettre, recevoir, croître et faire. Aussi, l’amour n’est jamais un simple élan, un sentiment « qui me porte vers », une tendresse ou une affection « spontanées ». Mais l’amour survient au bout d’un long apprentissage. C’est jour après jour que les hommes et les femmes doivent apprendre à transmettre et à recevoir, non pas dans le but d’une récupération tant par l’aimant que par l’aimé, mais de façon à ce que l’identité de l’un et de l’autre soit toujours plus affirmée. La perfection de l’amour n’est pas de transformer son partenaire ou ses enfants en des « alter ego ». L’amour n’est pas d’enchaîner l’autre à soi, mais de le rendre véritablement libre d’aimer. Dans une perspective chrétienne, aimer, c’est exister pour d’autres en recevant et en donnant, comme entre le Père et le Fils dans la communion de l’Esprit.

2 Être homme et femme dans le Christ

Le mérite du concile Vatican II a certainement été de situer la doctrine de l’homme et de la femme créés à l’image de Dieu par rapport à l’histoire du salut (GS § 12 et 34). En même temps, les Pères du concile présentent l’être humain créé à l’image de Dieu comme inséparable de l’œuvre du Christ qui, par son Incarnation, sa Mort, sa Résurrection et son Ascension, restitue à l’homme et à la femme leur ressemblance avec Dieu grâce au don de l’Esprit (GS § 22). La théologie de la relation homme-femme trouve donc son origine, son centre et son achèvement dans le Verbe éternel de Dieu venu dans la chair d’Israël pour accomplir la Loi et les prophètes (Mt, 5,17 ; Lc 24,27).

Dans une perspective chrétienne, la relation homme-femme est donc fondamentalement liée à la manière dont l’homme et la femme sont appelés à suivre le Christ. Désormais la relation homme-femme apparaît inséparable de la vie communiquée par le baptême qui plonge l’homme ou la femme dans la mort du Christ pour les enraciner dans sa résurrection. Pour l’homme et pour la femme, l’assimilation à la mort du Christ consiste en un détachement de soi et un attachement au Christ. Ce détachement fait entrer l’homme et la femme dans le régime de la foi qui les dispose à recevoir l’Esprit, lequel opère l’adoption filiale et les transforme en fils et filles de Dieu, héritiers de la promesse (Rm 6-8). Par l’Esprit, l’homme et la femme sont rendus capables de rompre avec toutes les formes de l’idolâtrie. Créés in statu viae, l’homme et la femme sont conduits à leur accomplissement dans la saintété et la justice par le don de l’Esprit, qui restaure en eux progressivement l’image de Dieu « allant de gloire en gloire » (2 Co 3,18).

Cette vision implique un changement profond par rapport à une certaine conception de la vie chrétienne jadis largement diffusée et présentée comme une vie de préceptes pour les uns et une vie de conseils pour les autres. La vie de préceptes était considérée comme celle des baptisés fidèles laïcs, la vie de conseils comme celle des prêtres et religieux. Pour les uns, il s’agissait de remplir des préceptes une fois pour toutes comme le baptême et la confirmation ou de temps à autre comme « faire ses Pâques ». Pour les autres, c’était la suite du Christ par la voie des conseils. Cette voie était perçue par rapport à celle des « simples fidèles » comme « voulant se donner plus parfaitement à Dieu, et assurer plus efficacement le salut de l’âme »21. On avait l’impression d’une vie chrétienne « à deux vitesses » dont l’une était « supérieure » à l’autre. Dans cette vision, l’existence des personnes mariées ne pouvait être conçue comme une vie à la suite du Christ. Le couple était perçu comme « cellule primordiale de la société »22. Il faut attendre Vatican II pour que la famille soit reconnue comme « Église domestique »23. Quant à la finalité du mariage chrétien, elle se résumait dans la célèbre formule élaborée par Saint Augustin : fides, proles, sacramentum transmise de siècle en siècle dans les catéchismes de base24.

Le mérite du concile Vatican II a été de rappeler et de souligner l’appel universel à la sainteté25. De cette manière le baptême et la confirmation ont enfin été perçus non pas seulement comme un simple précepte, mais comme un état permanent, une vocation à réaliser tout au long de son existence (LG 11). Dans la même ligne, la vision de l’Eucharistie comme « troisième commandement » a pu s’élargir à celle d’un état de vie eucharistique à la fois établi et encore à atteindre.

Ainsi, peu à peu, l’acte eucharistique a été découvert ou redécouvert comme inséparable du mariage nouveau entre l’homme et la femme26. C’est dans son amour pour l’homme et la femme que le Christ s’est livré lui-même à la mort. Il s’est livré pour eux en rémission des péchés. C’est dans l’Eucharistie qu’il livre sa vie pour eux, pour qu’ils en vivent. Toujours et partout, le Christ livré comme Pain vivant et Coupe de salut accompagne donc les hommes et les femmes au long des siècles. C’est bien par l’acte eucharistique que Jésus leur révèle en quoi consiste la mise en pratique du double commandement de l’amour : vie remise par Jésus à Dieu et par Jésus vie livrée aux hommes. C’est bien cela que les époux auront à mettre en œuvre tout au long de leur existence.

La vie sacramentelle à laquelle sont appelés indistinctement l’homme et la femme n’abolit cependant pas une existence caractérisée par la distinction des sexes. Cela doit particulièrement être souligné pour Ga 3,28 trop souvent interprété dans le sens d’une abolition des sexes. « Il n’y a ni homme, ni femme : car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » ne signifie pas l’annulation des sexes. Ce qui compte, c’est de se trouver dans le Christ en qui l’homme et la femme deviennent des créatures nouvelles.

L’intégration positive d’une distinction des sexes passe ici par la découverte de la déclaration suivante de Jésus : « quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère » (Mt 12,50). Jésus fait donc apparaître une fraternité entre lui et les autres fils et filles de Dieu. Il y a dans sa bouche une affirmation claire de la distinction des sexes : les frères et les sœurs de Jésus ont tous avec lui le même Père. En même temps, il déclare que l’humanité fidèle des fils et filles de Dieu est cette mère qui LE met à la vie en ce monde. La vie dans le Christ n’abolit donc pas la distinction des sexes, mais elle implique une signification nouvelle et spécifique pour chacun des sexes jusque dans la vie ecclésiale. Cela implique un « connaître Dieu » et « se donner à Dieu » spécifique selon que l’on est homme ou femme, donnés aux uns et aux autres par le même Père dans le même Esprit, de sorte que le Corps du Christ, l’Église, l’humanité nouvelle, soit mise à la vie.

IV Conclusion

L’événement de Pâques situe l’homme et la femme baptisés et confirmés, mariés ou non, dans une communauté d’existence qui ne peut être envisagée avec les seules catégories de la biologie et de l’anthropologie. Le risque est donc toujours de rester étranger à cette existence duelle disposée pour constituer une unité-plurielle, une unique chair. Le risque est de rester étranger au mystère eucharistique par lequel le Christ peut à juste titre s’exclamer au sujet de l’Église : « os de mes os et chair de ma chair » (Gn 2,24). Ce risque ne concerne pas uniquement ceux qui ignorent les réalités de la révélation judéo-chrétienne. Il concerne bel et bien, et peut-être même en premier, les chrétiens eux-mêmes se référant aux diverses pages de l’Écriture.

Pour tirer parti de cette vision très surprenante de l’humanité nouvelle constituée par le Christ et le don de l’Esprit, il faut en effet bien savoir ce que l’on lit et ce que l’on veut faire en présence de ces pages. Tout change selon que les textes sur la relation homme-femme sont considérés comme une idéologie ou comme parole qui produit une humanité nouvelle en donnant une signification nouvelle à l’existence des sexes.

Dans le premier cas, l’Écriture est un document certes très intéressant, mais qui nécessite une « ré-écriture ». Ainsi naissent des images stéréotypes de l’homme et de la femme y compris dans la réflexion judéo-chrétienne. Ces images stéréotypes de l’homme logos et nous et de la femme aisthesis et pathos ou encore de « l’homme actif » et de « la femme réception passive », se confondent souvent avec celles qui sont ancrées dans l’inconscient et codifiées depuis des millénaires dans des structures sociales, civiles et religieuses27.

Dans le deuxième cas, l’Écriture présente la parole et l’action de Dieu qui, depuis les origines, n’ont pas cessé de mettre à la vie un peuple précis dans le respect de la distinction des sexes. Dans ce cas, les hommes et les femmes ne vivent pas pour une continuelle compétition, mais pour écouter et mettre en pratique cette Parole de Dieu jamais morte, jamais lasse, jamais épuisée.

Avec le don de la femme à l’homme, os de ses os et chair de sa chair, Dieu conduit l’amour de soi de l’homme vers un avenir. Celui-ci n’est pas prévisible tant que l’homme n’a pas essayé d’aimer la femme et tant que la femme n’a pas essayé d’aimer l’homme. L’amour dans une perspective judéo-chrétienne ne devient possible qu’à partir de la création de l’homme et de la femme. La femme constitue ainsi le sommet de ce que Dieu visait pour l’homme, non pas dans ce sens qu’elle comblerait un désir causé par un manque, mais la femme constitue pour l’homme une surabondance de la vie qui trouve son ultime révélation dans la relation du Christ avec l’Église. Créés pour vivre dans la sainteté et la justice, l’homme et la femme accèdent par le don de l’Esprit à une forme d’existence où peut s’exercer enfin l’agapè (1 Co 12,31-13,1-13) dont l’origine et la finalité ultimes sont l’agapè de Dieu (Rm 5,5) qui « ne tombe jamais morte » (1 Co 13,8).

Notes de bas de page

  • 1 Meslin M., L’expérience humaine du divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, coll. Cogitatio Fidei, 150, Cerf, Paris, 1988, p. 24.

  • 2 La prétention d’Inanna, la déesse de l’amour, de vouloir régner aussi sur le séjour des morts, la fait tomber sous le pouvoir de la déesse de la mort, ce qui entraîne une catastrophe cosmique. Dieux et hommes risquent de mourir de faim. Cf. Bottéro J., « La hiérogamie après l’époque sumérienne », dans Kramer S.N., Le mariage sacré à Sumer et à Babylone, Paris, Berg international, 1983, p. 175-187. En Égypte, le dieu Osiris est soumis à la mort ; de même la déesse Tiamat citée par l’Enouma Elish. En général, tous les dieux mésopotamiens sont soumis aux sorts, c’est-à-dire au destin, à la mort. Cf. à ce sujet Garelli P. et Leibovici M., « La naissance du monde selon Akkad », dans La naissance du monde, coll. Sources Orientales, 1, Paris, Seuil, 1959, p. 119-127. La mythologie germanique connaît le Ragnarök, le « jour du destin des puissances », c’est-à-dire la mort des dieux. Voir à ce sujet Boyer R., La religion des anciens scandinaves. Yggdrasill (1981), Paris, Payot, 1992, p. 201-206.

  • 3 Cf. Kramer S.N., Le mariage sacré …(cité supra, n. 2), p. 55-80.

  • 4 Les difficultés intimes des dieux et leurs conséquences pour les hommes sont particulièrement mises en relief dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère.

  • 5 Cf. à ce sujet la réponse donnée par la cabaretière de l’au-delà à Gilgamesh qui l’interroge au sujet de la plante permettant de triompher de la mort : « Gilgamesh, où vas-tu ainsi au hasard ? La Vie que tu cherches tu ne peux la trouver : lorsque les dieux créèrent l’humanité, c’est la mort qu’ils fixèrent aux hommes et la vie, ils l’ont gardée dans leurs mains », Tab. X, col. III, 15-25, dans Gilgamesh, Cahiers Évangile Suppléments, 40, éd. Fl. Malbran-Labat, Paris, Cerf, 1982, p. 56.

  • 6 Cf. la victoire de Mardouk sur Tiamat dont le corps constitue la matière première pour former l’univers. Voir aussi l’exécution rituelle du dieu Kingou dont le sang est mêlé à l’argile en vue de la création de l’homme. Cf. Garelli P. et Leibovici M., « La naissance du monde … » (cité supra, n. 2), p. 125-127. Voir également Les religions du Proche-Orient asiatique, coll. Le trésor spirituel de l’humanité, Paris, Fayard-Denoël, 1970, p. 28-31.

  • 7 Cf. Largement R., La religion assyro-babylonienne, dans Encyclopedia Universalis, Corpus II, Paris, 1985, p. 961-964.

  • 8 Cf. Van der Leeuw G., La religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion (1948), Paris, Payot, 1970, p. 224-231. Voir aussi Vanoyeke V., La prostitution en Grèce et à Rome, coll. Realia, Paris, Les Belles Lettres, 1990.

  • 9 Cf. Kramer S.N., Le mariage sacré …(cité supra, n. 2), p. 56 et 65s.

  • 10 Cf. ibid.

  • 11 Cf. Myths from Mesopotamia, éd. St. Dalley, The World’s Classics, Oxford University Press, 1991.

  • 12 Ceci apparaît de manière particulièrement nette dans l’épopée de Gilgamesh dont « deux tiers sont divins et un tiers humain ». En dépit de sa constitution où prévaut l’élément divin, Gilgamesh se révèle incapable de partager une existence divine. Il ne lui reste qu’à interroger les morts sur leur destin d’ombre au séjour des morts. Cf. L’épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien par J. Bottéro, Paris, NRF-Gallimard, 1992.

  • 13 Cf. à ce sujet de Saussure Th., « Questions psychanalytiques sur la prévalence masculine dans la religion chrétienne », dans Études théologiques et religieuses 70 (1995) 405-417.

  • 14 Cf. Jankélévitch V., La coscienza ebraica, coll. Schulim Vogelmann, Firenze, Giuntina, 1985, p. 113-120 ; cf. Id., Premières et dernières pages, Paris, Seuil, 1994.

  • 15 L’amitié avec un partenaire conçu comme alter ego caractérise la pensée grecque. La relation conduit les partenaires à une intime fusion de conscience, à une compénétration de la personnalité. Cf. à ce sujet Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII-IX.

  • 16 Cf. Jankélévitch V., La coscienza ebraica (cité supra, n. 14), p. 119.

  • 17 Platon, Le banquet, 191a.

  • 18 La LXX utilise la formule eis + accusatif. Nous traduisons la portée finale de cette expression par : pour, en vue d’une chair unique. Cf. aussi : Mt 19,5 ; Mc 10,18 ; 1 Co 6,16 ; Ep 5,31.

  • 19 Cf. Jankélévitch V., La coscienza ebraica (cité supra, n. 14), p. 120.

  • 20 Cf. Stauffer E., « Agapè », dans ThWNT, 1972, col. 97-98.

  • 21 Cf. Tanquerey A., Précis de théologie ascétique et mystique, Paris, Desclée et Cie, 81924, p. 234 et 245.

  • 22 Cf. ibid., p. 179.

  • 23 Cf. LG 11. Cf. aussi Familiaris Consortio 21 et Catéchisme de l’Église catholique § 2204.

  • 24 Cf. saint Augustin, Sur le bien du mariage, Tome 21 des Œuvres Complètes, tr. M.H. Barreau, Paris, Vivès, 1869. Cf. aussi Catéchisme du diocèse du Mans, Tours, Mame, 1947, p. 193-197.

  • 25 Cf. Lumen Gentium, chap. V (§ 39-42).

  • 26 Cf. Herbst M.M., « The Eucharistic Meaning of Marriage », dans Anthropotes 10 (1994) 161-176.

  • 27 Cf. von Gemünden P., « La femme passionnelle et l’homme rationnel ? Un chapitre de psychologie historique », dans Biblica 78 (1997) 456-580.

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