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Ignace de Loyola et Martin Luther: vie spirituelle et théologie

René Lafontaine s.j.
Dans les Exercices Spirituels, Ignace de Loyola identifie les principales divergences doctrinales qui l'opposent à Luther: celle de «la foi informée par la charité», celle du «libre arbitre» et celle de l'Église à laquelle il convient d'obéir. Parallèlement, nous cherchons à cerner la pertinence de la position luthérienne, qui met en évidence l'excellence de la foi, la gravité du «serf arbitre» et la soumission à la Parole de Dieu comme instance suprême de l'autorité divine au sein de l'Église.

Martin Luther (1483-1546) et Ignace de Loyola (1491-1556) sont contemporains. Malgré la distance géographique et culturelle qui les sépare, ils appartiennent tous deux au vaste courant de renouveau spirituel qui les précède et les accompagne. La devotio moderna favorise en effet l’approfondissement de la prière personnelle, indépendamment de la règle conventuelle et des traditions de piété habituellement proposées par l’Église aux laïcs1. En Castille, l’Enchiridion militis christiani d’Érasme et les premiers ouvrages de Luther ont éveillé l’attention de l’Inquisition dès 1526. À Eisleben, Martin Luther a baigné dans un climat familial imprégné de piétisme.

I Deux maîtres spirituels

Luther et Ignace nous ont laissé le récit de leur conversion décisive ; une rencontre si personnelle avec Dieu et si déterminante pour leur vie, qu’elle s’impose indépendamment des influences de la devotio moderna2. Oppressé par la colère justicière de Dieu, alors qu’il s’était engagé dans la stricte observance de la règle augustinienne, Luther découvrit en Rm 1,17 — « le juste vivra par la foi » — le fondement de la justification en Christ et la clef d’interprétation de toute l’Écriture3. Ignace ne fut libéré d’une dramatique crise de scrupules liée à l’obligation de confesser sans fin l’intégralité de ses péchés qu’après avoir reçu de Dieu la paix à la suite de l’interdit auquel le soumit son confesseur. Cette grâce le rendit disponible à son Seigneur qui commença à l’enseigner « comme un maître d’école ». Puis il bénéficia de grâces mystiques, qui ouvrirent « les yeux intérieurs » de son entendement sur les grands mystères de la foi : la Trinité, la Création, l’Eucharistie et le Christ. Des visions tellement illuminantes « qu’il a souvent pensé en lui-même : s’il n’y avait pas l’Écriture qui nous enseigne ces choses de la foi, il serait décidé à mourir pour elles seulement en raison de ce qu’il a vu »4.

Luther sera professeur d’Écriture Sainte à l’université de Wittenberg sa vie durant. Son herméneutique scripturaire sera constamment centrée sur le foyer de l’expérience spirituelle et existentielle que provoque « le double tranchant de la Parole de Dieu » au cœur d’une « conscience » établie « face à Dieu »5. Rompant dès lors avec la tradition plus spéculative des docteurs scolastiques, il renouvellera l’intelligence du sens « tropologique » de l’Écriture sous la guidance de l’Apôtre Paul, en mettant en exergue le « Christus pro me »6.

Ignace propose son livret des « Exercices Spirituels » à ceux qui les donneront à leur tour pour qu’ils bénéficient d’une codification pratique propre à guider individuellement chaque retraitant dans son discernement spirituel. À cet effet, Ignace n’hésite pas à proposer constamment au retraitant d’entrer dans « la connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme » (104°).

Luther et Ignace sont donc des maîtres du discernement spirituel. Le premier s’adresse aux membres du « peuple chrétien » qui, comme Paul, cerneront la « vérité de l’Évangile » au cœur de l’articulation dialectique de « la grâce et de la loi » : un combat, qui, selon l’Apôtre, engage la vie et la mort, celles du sujet humain, mais par-dessus tout celle du Christ crucifié. Le second propose largement d’entrer dans la démarche de « la première Semaine » des Exercices consacrée à la méditation des péchés et à leur pardon ; mais il réserve l’accès aux « trois dernières Semaines » de contemplation de la vie du Christ à ceux dont le cœur est assez généreux pour se rendre disponible à l’Appel de leur Seigneur en suivant sa volonté divine, au point d’être associé à sa passion et enfin à sa résurrection.

Inspirée par un évident souci œcuménique, Annegret Henkel7 a multiplié à souhait les rapprochements entre ces deux auteurs sur la base d’une érudition remarquable. Nous proposons pour ainsi dire la démarche inverse, en recourant directement aux règles d’Ignace qui cernent clairement les différences de doctrine qui l’opposent à Luther. Nous tenterons ainsi de mesurer la pertinence de ces oppositions chez l’un et l’autre, et éventuellement leur complémentarité.

Parmi l’ensemble des « règles pour avoir le sentir vrai qui doit être le nôtre dans l’Église militante » (Ex. Sp. 352°- 370°)8, les quatre dernières invitent à une prudente clairvoyance ceux qui sont chargés d’instruire les fidèles sur des opinions théologiques controversées « surtout à notre époque si dangereuse » (369°). Qu’il s’agisse des doctrines de la prédestination (367°), de la foi (368°), de la grâce (369°) ou de l’intention de ne servir Dieu que « par pur amour » (370°), Ignace met en garde le prédicateur de présenter ces doctrines de telle sorte que l’auditeur en vienne à penser que « mon salut ou ma condamnation est déjà décidé », qu’il en vienne à négliger « les œuvres », que « l’on fasse naître le poison qui consiste à supprimer la liberté », ou que l’on soit tenté de rejeter « la crainte servile qui, pourtant, aide beaucoup pour sortir du péché mortel ». Somme toute, il s’agit de sauver à ces différents niveaux la responsabilité personnelle de l’homme gracié. Luther a lui aussi constamment cherché à ne pas évacuer, au nom de l’Évangile de la grâce, l’autorité spécifique de la loi.

Nous n’aborderons pas la doctrine de la prédestination qui vise directement Calvin. Nous nous centrerons d’abord sur les deux règles suivantes qui ont une importance décisive dans l’affrontement avec Luther (368° et 369°). Nous analyserons ensuite les règles qui fondent l’obéissance à l’Église (353° et 365°) dans le contexte de la louange qui régit l’ensemble des règles pour sentir avec l’Église.

II La foi et la charité

Ignace a-t-il raison de prôner la doctrine scolastique de « la foi informée par la charité » (368°), c’est-à-dire de la foi rendue parfaite par la charité, au lieu d’une foi qui, selon sa perfection propre, « opère par la charité » (Gal 5,6) ? Ni le décret tridentin sur la Justification9, ni l’accord différencié d’Augsbourg de 199910 ne prennent explicitement position sur le sujet. Ignace se serait-il trompé de cible ? Pourtant, si l’on ne se réfère qu’au grand commentaire luthérien de Galates (1535), œuvre à laquelle son auteur accordait toute sa préférence personnelle, cette doctrine scolastique y est opiniâtrement combattue11.

1 La doctrine de la « fides caritate formata » chez Thomas d’Aquin

Saint Thomas traite de la foi, de l’espérance et de la charité comme « vertus théologales »12 dans la très vaste deuxième Partie de la Somme Théologique qui a pour objet « l’homme en tant qu’il est maître de ses actes ». Celle-ci concerne la morale dite « naturelle », sur laquelle se greffe la prise en compte de ces mêmes actes en tant qu’ils sont promus par la grâce divine, car « la grâce ne détruit pas la nature, mais la rend parfaite »13. Ces trois vertus sont qualifiées de « théologales » parce que leurs actes trouvent leur perfection et leur finalité en Dieu. Elles seront considérées tout ensemble comme don gracieux de Dieu (gratia gratis data) et comme transformation de l’homme rendu agréable ou juste devant Dieu (gratia gratum faciens).

Lorsqu’il s’interroge sur l’excellence de la vertu de charité en regard des deux autres vertus théologales, Thomas se rend compte de l’opposition entre Gal 5,6 et 1 Co 13,13. « L’être par lequel un autre être agit paraît inférieur à celui-ci ; ainsi le serviteur que le maître emploie pour ses travaux est inférieur à lui. Or, saint Paul dit en Galates 5,6 que « la foi est agissante par la charité ». La foi est donc plus excellente que la charité. Mais en sens contraire, saint Paul dit en 1 Co 13,13, à propos de la foi, de l’espérance et de la charité : « la plus grande est la charité »14.

Dans sa réponse personnelle à ce dilemme, le docteur médiéval argumente comme suit. L’excellence d’une vertu se mesure à la règle première de sa finalité divine à laquelle la raison doit se soumettre. Or, « la foi et l’espérance atteignent certes Dieu, mais selon que de Lui proviennent la connaissance de la vérité et la possession du bien ; mais la charité atteint (attingit) Dieu en tant qu’il subsiste en lui-même, et non pas en tant que nous recevons quelque bien de Lui ». Comment pouvons-nous ratifier une telle distinction ? Notre auteur s’appuie ici sur la philosophie de l’intelligence et de la volonté. « L’acte d’intelligence trouve son accomplissement en ceci que ce qui est connu existe en celui qui connaît, tandis que l’acte de la volonté trouve sa perfection dans l’inclination qui le porte lui-même vers le bien, comme vers son terme »15.

2 L’excellence de la charité dans les Exercices Spirituels

Ignace de Loyola a dû connaître cette doctrine scolastique puisqu’il en reprend l’expression technique dans sa 16ème règle, attestant clairement son option théologique16. Celle-ci éclaire et justifie rétrospectivement toute la démarche spirituelle et théologique de ses Exercices Spirituels. Sa pratique présuppose la foi du retraitant tout en la confirmant au-delà d’elle-même, en l’invitant à centrer ses demandes de grâces sur l’amour, bien plus explicitement que sur la foi17. De cet ensemble, retenons les références suivantes.

Dans l’annotation 15ème, Ignace recommande à celui qui donne les Exercices de ne pas influencer « l’élection » du retraitant « car, au cours des Exercices Spirituels, il est plus utile et bien meilleur, dans la recherche de la volonté divine, que le Créateur et Seigneur se communique lui-même à l’âme fidèle, l’embrassant dans son amour et sa louange, et dans la voie où elle pourra le servir ensuite […] ».

En « deuxième Semaine », ceux qui sont prêts à répondre à l’appel du Roi éternel par une offrande de plus haut prix et de plus haute importance « voudront aimer (afectar) davantage et se distinguer au service total de leur Roi éternel et Seigneur universel […] ». De plus, la demande journalière de grâce en cette semaine de contemplation évangélique consiste à « demander une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin de mieux l’aimer et le suivre » (104°). Au cours du travail de l’élection proprement dite, Ignace recommande comme « deuxième manière de faire élection » de partir de la considération que « l’amour qui me meut et me fait choisir tel objet doit descendre d’en haut, de l’amour de Dieu de sorte que celui qui choisit doit d’abord sentir en lui-même que l’amour plus ou moins grand porté à l’objet de son choix est uniquement pour son Créateur et Seigneur » (184°).

Les grâces spécifiques de la troisième (Passion du Seigneur) et de la quatrième Semaine (apparitions du Ressuscité jusqu’à son Ascension) ne s’expriment pas en termes d’amour, mais elles en exaucent le vœu en son élan extatique. Le retraitant est en effet appelé à être décentré de lui-même, de la miènneté de ses péchés et de son élection, en contemplant, dans le vif de son actualité, la souffrance du Seigneur lui-même, telle qu’elle suscitera en retour la grâce de la compassion (193° et 197°)18. Finalement, il s’agira d’obtenir la grâce « de se rendre intensément allègre et joyeux pour tant de gloire et de joie du Christ Notre Seigneur » (221° à 224°).

Enfin, une fois les Exercices terminés, le retraitant est convié à « la contemplation pour obtenir (alcanzar) l’amour ». Au-delà de la contemplation de l’Ascension, il s’agit dorénavant de demander, encore et toujours, « une connaissance intérieure de tant de biens reçus, afin que par une pleine reconnaissance, je puisse en tout aimer et servir sa divine Majesté » (232°). Retenons que ces citations associent souvent l’amour au service.

3 Luther : « La foi agissante par l’amour » (Gal 5,6)

Le réformateur s’en tiendra toujours à ce premier enseignement de Paul, car c’est la perfection divine de la foi, entendue comme « l’œuvre de Dieu » (cf. Jn 6,29) reçue comme pure grâce, qui stimule et anime d’elle-même la libre pratique de ce qui est bien19. Dès lors, Luther peut maintenir ce qu’il considère être « le premier et le principal article de la doctrine chrétienne » : seule la foi accorde la pleine justification, de manière « purement passive », en dehors des œuvres de la loi qui engagent pour leur part la « justification active »20. À son estime, le croyant se trouve ainsi débarrassé de la terreur de la loi qui opprime sa conscience de « vieil homme » pécheur, parce qu’il est en sa personne même un « homme nouveau » rendu juste par la foi en Christ ; conséquemment, la pratique de l’amour du prochain n’est plus pour lui une prescription extérieure et irréalisable de la loi, mais la libre et sereine confirmation de sa propre justification vécue dans le Christ pour la gloire de Dieu. Ainsi, la personne est à ses œuvres ce que l’arbre est à ses fruits21.

Dans cette perspective, le Réformateur a mis en évidence l’extrême contrariété de cette doctrine scolastique par rapport à la sienne. « Si la charité est la forme de la foi, alors la foi est la pure matière de la charité. De cette façon les sophistes préfèrent la charité, plutôt que la foi, et attribuent la justification, non pas à la foi mais à la charité […] Ainsi retirent-ils à la foi tout son office, de sorte que la foi ne vaut rien, si elle n’accède pas à la forme qu’est la charité ».

D’autres raisons tirées de l’argumentation scolastique ont creusé le fossé qui sépare la doctrine thomiste de celle de Luther. Ce dernier a eu raison de dénoncer pertinemment le néo-pélagianisme propre au nominalisme d’Occam et de Biel22, à tel point qu’il fut tenté de penser que toute la tradition scolastique antérieure avait été infectée par ce virus. Accorder l’excellence aux œuvres de charité, n’est-ce pas privilégier les mérites fondés sur les œuvres de la loi ? En outre, Luther ne pouvait pas comprendre que la scolastique ait déployé tout un discours quasi autonome sur la morale chrétienne avant d’étudier l’Incarnation du Fils Notre Sauveur, comme le montre l’ordonnancement de la Somme Théologique de saint Thomas qui n’aborde l’incarnation que dans sa dernière Partie. « Une pièce rapportée », s’écriait Marie-Dominique Chenu ! Pour Luther, une telle systématisation de la morale et de la mystique chrétiennes, même nourrie de la Sagesse des deux Testaments, ne pouvait que contredire l’enseignement de l’Apôtre qui scelle ses parénèses en la personne même Christ : « je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal. 2,20). C’est pourquoi Luther n’a jamais voulu introduire de réflexion sur l’effet créé en l’âme par la grâce, comme qualité et habitus inhérents au sujet (gratia gratum faciens). Ce n’est pas tant qu’il rejette ces effets, mais il a toujours affirmé, comme par un raccourci christocentrique proprement paulinien, qu’il plaçait en l’âme « la forme même » du Christ en qui le chrétien « n’est plus qu’une seule Personne »23. « Le Christ lui-même est donc ‘ma justice formelle’ et non pas la charité qui ornerait ma foi »24. Enfin, notre exégète s’est toujours défié d’une réflexion anthropologique qui ne serait pas issue de la Sagesse exprimée dans l’Écriture, mais d’une philosophie aristotélicienne si aveuglément païenne qu’elle est inapte à définir l’homme selon son ultime vérité chrétienne25.

Finalement, la raison fondamentale qui sépare le discours scolastique de la position luthérienne est la suivante. L’argumentation thomiste part de la considération que la foi est un acte humain dont la perfection est élevée par la grâce, ce qui suppose que la rectitude rationnelle des facultés humaines créées ait été foncièrement préservée et de plus graciée malgré les conséquences du péché originel. Luther ne peut admettre ce présupposé en raison de sa doctrine du “serf arbitre” qui pervertit la volonté en même temps que l’intelligence. En conséquence, il n’admet pas non plus que la foi puisse déployer le mystère chrétien comme un discours clairement articulé, autorisé à se servir de la raison pour établir tout un réseau de “convenances” qui manifeste même au plan rationnel l’harmonie de la révélation. Pour le Réformateur, cette foi offre certes avec certitude une grâce de connaissance, mais sa lumière est plongée dans les ténèbres et la nuée de l’invisible, à l’ombre de la Croix26, alors que les Exercices spirituels proposent un type de contemplation évangélique qui rend « le Christ visible » (cf. 47°) et accessible à tous nos sens spirituels : « vision, audition, odorat et goût, le tact » (121°-125°)27.

En somme, l’axe de la pensée thomiste concernant « la foi informée par la charité » s’inscrit bien dans l’ordre de l’élévation finale et du « retour » (redditus) de l’homme vers Dieu, puisque cet acte d’amour de Dieu et du prochain lui fait « atteindre Dieu tel qu’il subsiste lui-même ». À l’inverse, le mouvement de la pensée de Luther sur la foi assortie de la charité épouse pour ainsi dire le mouvement de la descente. Car un chrétien ne vit pas en lui-même, « mais dans le Christ par la foi, dans son prochain par l’amour ; par la foi il s’est élevé au dessus de lui-même en Dieu, de Dieu il descend au-dessous de lui-même par l’amour tout en demeurant en Dieu et dans l’amour de Dieu ».

Pour sa part, Ignace conjoint la portée extatique de la « foi informée par la charité » avec le service incarné — « en todo amar y servir » (232°) — grâce à une forme d’élection qui embrasse l’alternative entre plusieurs « états de vie ». C’est aussi la raison pour laquelle ce service animé par l’amour vécu en Dieu bénéficie d’une réelle et divine universalité, permettant de « trouver Dieu en toutes choses ».

III « Libre arbitre » et « serf arbitre »

Si la considération du rapport de la foi avec la charité est avant tout d’ordre théologique, celle qui concerne le libre ou le serf arbitre plonge ses racines plus directement dans l’anthropologie.

1 Luther et le serf arbitre

Pour saisir la pertinence de la doctrine luthérienne du “serf arbitre”, rappelons d’abord qu’elle ne s’applique pas comme telle à l’énoncé doctrinal de la Loi mosaïque — en ce sens, « la Loi est sainte, spirituelle et bonne »28 —, mais à l’usage pervers qu’elle produit en raison du péché, selon Rm 7,1329. Pour Luther, Rm 7,15 — « ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais » — est l’aveu du baptisé commettant encore des péchés mortels.

Ces références au chapitre 7 de la Lettre aux Romains sont essentielles pour comprendre ce que notre lecteur de Paul entend par « l’usage théologique de la Loi », contre-distingué de son « usage civil »30, social et politique. On ne peut donc réduire la doctrine luthérienne du serf arbitre à une sorte de pessimisme moral radical et universel. Sans aucun doute, tout homme est tenu de respecter toutes sortes de lois “mondaines”. Mais en se conformant à elles l’homme cède nécessairement à la tentation de l’autojustification et s’oppose à l’Évangile de la justification par la foi au seul Sauveur et Rédempteur de tout homme et de tout l’homme, « indépendamment des œuvres de la loi ». « L’usage théologique de la Loi » a donc une portée strictement universelle.

Dès lors, pour que l’homme puisse accueillir cette justification qui ne peut survenir que de l’extérieur de lui-même (c’est le sens de la justification “forensique”), il faut que la loi accomplisse d’abord et jusqu’au bout son office divinement judiciaire en dénonçant à sa racine la dénégation de ma dépendance existentielle à l’égard de Dieu jusqu’à ce que « je désespère de moi-même ». « L’incroyance est donc le péché fondamental de l’homme. Et l’incroyance, c’est d’en rester obstinément au principe de l’autojustification »31. Voilà identifié le « serf arbitre » luthérien en son sens pleinement théologique.

Au plus fort du débat qui l’oppose à Érasme sur cette matière32, Luther argumente en projetant une image saisissante qui impose encore une autre forme de démonstration du « serf arbitre », celui qui s’étend à la Seigneurie même de Dieu.

Lorsque nous sommes soumis au dieu de ce monde, sans le secours de l’Esprit du vrai Dieu, nous sommes prisonniers de sa volonté, incapables de vouloir autre chose que ce qu’il veut. […] Et nous faisons le mal volontairement et de plein gré. Mais si un plus puissant survient et, ayant vaincu Satan, s’empare de nous comme d’une proie, nous devenons cette fois esclaves et captifs de l’Esprit — ce qui est une liberté royale — et nous voulons et faisons de plein gré ce qu’il veut. Ainsi la volonté humaine, placée entre Dieu et Satan, est semblable à une bête de somme. Quand c’est Dieu qui la monte, elle va là où Dieu veut qu’elle aille […] Lorsque Satan la monte, elle va là où Satan veut qu’elle aille. Et elle n’est pas libre de choisir l’un ou l’autre de ces cavaliers ; mais ceux-ci se battent pour s’emparer d’elle et la posséder33.

2 La liberté comme alliance de la grâce et de la raison chez Ignace

Voyons maintenant comment les Exercices spirituels (369°)34 présentent le rapport de la loi à la grâce, de la raison à la contemplation évangélique, au cœur de sa doctrine du « libre arbitre ».

Avant d’entamer la première Semaine, Ignace propose au retraitant une sorte de définition de l’homme d’allure philosophique, centrée sur le rôle capital confié au « libre arbitre » : « Le Principe et Fondement » (23°). L’anthropologie contenue dans cet abrégé présente la tâche confiée à tout homme de « se rendre indifférent à toutes choses créées, en tout ce qui est concédé à la liberté de notre libre arbitre et ne lui est pas défendu, de telle manière que nous ne voulions pas de notre part, plus santé que maladie, richesse que pauvreté, honneur que déshonneur, vie longue que brève, et conséquemment dans tout le reste ; désirant et choisissant seulement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés : louer, respecter et servir Dieu Notre Seigneur, et moyennant cela sauver son âme » (23°).

Alors que Luther interpelle l’homme « sous la loi » à l’heure cruciale de son passage de l’esclavage du serf arbitre vers « la souveraine liberté » donnée par l’Esprit du Christ, Ignace s’adresse à un retraitant qui se sait déjà justifié par la foi, mais qui désire « entreprendre les Exercices avec un cœur large et une grande générosité envers son Créateur et Seigneur, de sorte qu’il puisse lui offrir tout son vouloir et toute sa liberté pour que la divine Majesté se serve de sa personne et de tout ce qu’il possède, selon sa très sainte volonté » (5°). Cet homme-ci appartient déjà à « la nouvelle création » (Gal. 6,15) encore en genèse d’elle-même, car il attend la révélation de la pleine, personnelle et très concrète volonté divine qui sollicite son inconditionnelle disponibilité (deuxième Semaine). Une telle tâche est entièrement confiée « à la liberté de son libre arbitre », restaurée par la grâce, car « la grâce élève la nature au lieu de la détruire ».

L’expérience propre à la première Semaine déborde largement celle de « l’examen général et particulier de conscience » (24°- 43°). Le retraitant est en effet invité à éprouver « honte et confusion en voyant tous ceux qui ont été damnés pour un seul péché mortel et combien de fois je mériterais d’être damné à jamais pour mes si nombreux péchés » (48°). Bien que la méditation ignacienne ne s’inspire guère du langage paulinien de Galates et de Romains, elle s’accorde fondamentalement avec la lecture existentielle que Luther nous propose de ces Lettres lorsqu’il souligne à quel point la Loi dénonce la gravité du péché de tout homme, en sorte qu’il ne puisse être sauvé de cette condamnation quasi sans appel que par la justification obtenue purement gratuitement du Christ Jésus par la foi.

Pourquoi Ignace se réfère-t-il si peu en ces méditations de première Semaine à la doctrine de Rm 7,13 : « Alors, ce qui est bon est-il devenu cause de mort pour moi ? Certes non ! Mais c’est le péché qui, afin de paraître péché, se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort, afin que le péché exerçât toute sa puissance de péché par le moyen du précepte » ? Dans la seconde méditation consacrée à l’enchaînement des péchés personnels du retraitant, Ignace propose : « Peser mes péchés. Voir la laideur et la perversité que contient en soi tout péché mortel que je commets, même s’il n’était pas défendu » (57°). Ignace invite ainsi à dépasser l’épreuve de l’interdit de la loi comme tel, afin de prendre immédiatement la mesure la plus radicale de la gravité du péché, à savoir son opposition « à la Bonté infinie » (52°)35.

Ces méditations des péchés ne peuvent provoquer d’elles-mêmes la tentation de commettre de nouveaux péchés. C’est pourquoi, dès l’engagement dans la première Semaine, Ignace propose comme « prière préparatoire » à toute méditation et contemplation subséquente : « demander la grâce à Dieu Notre Seigneur, pour que toutes mes intentions, mes actions et mes opérations soient purement ordonnées au service et à la louange de sa divine Majesté » (46°). Le déploiement de « la liberté de mon libre arbitre » en sa rectitude « théologale » est immédiatement présenté comme une grâce à recevoir au moment de commencer à méditer soi-même sur le péché, afin d’obtenir la grâce d’avoir le péché en horreur (63°).

Relevons aussi ce « présupposé » qui introduit l’examen général de conscience, et qui contraste tellement avec la citation luthérienne qui met en scène la « bête de somme ». « Je présuppose qu’il y a en moi trois sortes de pensées : les premières, proprement miennes, qui naissent purement de la liberté et de mon vouloir ; les deux autres qui viennent du dehors, l’une qui vient du bon esprit et l’autre du mauvais » (32°). Alors que Luther ne conçoit pas qu’il puisse y avoir dans l’ordre du combat spirituel d’autre vouloir que celui qui est sous la tutelle quasi immédiate de Satan ou de Dieu, Ignace pose en premier lieu les pensées qui surgissent de la liberté et seulement en second lieu celles qui sont influencées, non point directement par Satan ou Dieu, mais par ces médiations créées au sein du psychisme humain que sont « le bon ou le mauvais esprit ».

Le « troisième préambule » à toute contemplation évangélique de deuxième Semaine est introduit par l’injonction brève : « demander ce que je veux […] » (104°). La liberté personnelle est donc très concrètement mise en œuvre par la grâce. En cela, ni l’une ni l’autre n’est dénaturée, puisque cette grâce n’est autre que l’offre d’alliance de la liberté divine avec la liberté humaine appelée à s’y conformer. Ainsi, pour Ignace, l’union à Dieu se scelle de manière privilégiée en cette union des volontés divine et humaine.

Concernant le travail de « l’élection », Ignace distingue « trois temps » propices au discernement qui mène à la décision. À la lumière de la contemplation de la vocation des apôtres, il se peut que « Notre Seigneur meuve et attire la volonté, de telle sorte que, sans douter ni pouvoir douter, l’âme suive ce qui lui est montré » : c’est le premier temps (175°). À défaut d’une telle évidence, le retraitant peut aussi « recevoir assez de clarté et de connaissance par l’expérience des consolations et des désolations, et par le discernement des esprits » : c’est le deuxième (176°). Mais il se peut, enfin, que le retraitant ne soit même pas agité par ces divers esprits, de sorte que son état soit qualifié de « tranquille ». Dans ce cas, il lui suffira d’utiliser « ses puissances naturelles, librement et tranquillement »36 en considérant, à l’instar du Principe et Fondement, « pourquoi l’homme est né […] ; on choisit pour moyen une vie ou un état parmi ceux que l’Église approuve » (177°). Ignace établit ainsi entre ces trois temps une hiérarchie décroissante, comme par défaut. Mais le dernier temps n’est pas déclaré moins sûr que les précédents. Il est en outre assorti de « deux manières de faire élection ». Au fil de la première de ces deux manières, après avoir demandé à Dieu qu’il veuille mouvoir ma volonté, il faudra mesurer à la balance les avantages et inconvénients de l’une ou l’autre option, pour pouvoir « regarder de quel côté la raison incline le plus. C’est selon la plus forte motion de la raison, et non pas selon quelque motion des puissances sensibles, que doit se faire le choix sur l’objet en question » (182°). On ne peut mieux souligner l’alliance de la motion rationnelle avec la grâce divine qui la stimule et l’oriente elle-même.

Dans ce contexte, nous soulignons surtout que, chez Ignace, les divers esprits qui agitent le psychisme humain n’ont pas le privilège réservé à Dieu seul de mouvoir immédiatement l’âme en ses puissances, une doctrine spirituelle nettement établie dans le cas de la consolation « sans cause précédente, c’est-à-dire sans aucun sentiment ni aucune connaissance préalable d’aucun objet grâce auquel viendrait la consolation par des actes de l’intelligence ou de la volonté » (330°). En effet, « c’est le propre du Créateur d’entrer, de sortir, de produire des motions (en l’âme), l’attirant tout entière dans l’amour de sa divine majesté » (330°). Dieu seul est donc capable de visiter immédiatement l’âme en créant en elle le ravissement de l’amour de sa Gloire.

Parallèlement à cette doctrine ignacienne, tout le commentaire luthérien de Galates répète à satiété que la grâce de la justification par la foi est toujours un événement spirituel surprenant, tributaire d’aucun mérite préalable, même si l’on prend en compte le « désespoir » de la conscience agressée par le verdict de condamnation propre à la Loi. En ce sens, la grâce est chez Luther « sans cause précédente ». Le Réformateur protestant a-t-il pour autant perçu et affirmé la transformation réelle que produit cette grâce de la justification en les puissances naturelles de l’âme ? Voici son interprétation de Gal 6,15 : « Dans le Christ Jésus, ce n’est ni la circoncision ni l’incirconcision qui prévaut, mais la nouvelle création ».

La nouvelle création, par laquelle est réparée l’image de Dieu, […] est l’œuvre de l’Esprit Saint, infusant un autre intellect, et une autre volonté et donnant le pouvoir de dominer la chair et de fuir la justice et la sagesse du monde […] Ici, le cœur conçoit une nouvelle lumière, un nouveau jugement et de nouvelles motions par l’Évangile, au point que même les sens extérieurs se trouvent rénovés […] Ce sont des mutations réelles, qui confèrent un nouvel esprit (mens) et volonté, ainsi que de nouveaux sens et actions en la chair même37.

Cette thèse rejoint le fondement de la prière du Suscipe formulée dans la contemplation pour obtenir l’amour : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté, tout ce que j’ai et possède. Tout est vôtre, disposez-en selon votre entière volonté. Donnez-moi votre amour et votre grâce ; c’est assez pour moi » (234°). Le retraitant peut ainsi entrer dans l’offrande de toute sa liberté au sein d’une « communication mutuelle » (231°) inspirée « par la foi informée par la charité », car, en Jésus Ressuscité, « le désir de Dieu de se communiquer lui-même à moi » (231°) et la pleine liberté de l’homme s’épanouissent dans la communication de l’amour. Ignace n’hésite donc pas à souligner la miènneté de la liberté, comme condition de la saisie de ce « désir de Dieu de se communiquer à moi » et de l’offrande tout aussi personnelle de l’homme.

Par contre, Luther entend rappeler que la rénovation des facultés créées ne peut être que l’œuvre propre de Dieu et de son Esprit et, en ce sens, tout « autre » que les facultés naturelles. Iustitia mere passiva oblige ! Enfin, chez Luther, l’union nuptiale du Christ avec l’âme scellée « par l’anneau de la foi » se célèbre toujours au cœur d’un « combat joyeux »38, puisque le Christ, devenu « malédiction pour nous » (Gal. 3,13), n’en finit pas d’échanger « sa justice invincible et éternelle » contre mon péché et celui de tous. Par contre, Ignace mènera le retraitant jusqu’aux rives sereines d’une liberté capable de « regarder comment tous les biens et tous les dons descendent d’en haut : ainsi ma puissance limitée de la puissance souveraine et infinie d’en haut ; etc… » (237°).

IV Le rapport à l’Église

Jusqu’à présent, nous nous sommes contentés de commenter les deux règles pour sentir avec l’Église visant la doctrine luthérienne. En fait, l’ensemble de celles-ci s’applique à tout réformateur qui irait jusqu’à rompre avec la hiérarchie ecclésiale. En nous basant sur la première et la treizième d’entre elles39, nous nous demanderons d’abord en quoi la compréhension ignacienne de l’Église s’accorde et se différencie de celle de Luther.

1 Ignace : l’Église, Épouse et Mère

En ces règles, Ignace comprend l’Église en sa qualité d’Épouse du Christ et de Mère de ses membres. À notre estime, ces relations féminines et mariales ne peuvent être saisies que par « la foi informée par l’amour », c’est-à-dire en tant qu’on est saisi en elles. De plus, en s’appuyant sur la tradition thomiste, laquelle approprie cette grâce de l’amour au Don d’Amour qu’est l’Esprit Saint en personne40, on peut comprendre pourquoi c’est à l’Esprit en personne qu’est confiée l’autorité de « gouverner et de diriger l’Église pour le salut de nos âmes » personnellement. Thomas comprend d’ailleurs la « Loi nouvelle » comme étant « principalement la grâce de l’Esprit Saint, et seulement secondairement en référence aux enseignements de la foi et aux préceptes qui règlent les sentiments et les actes humains. À cet égard, la loi ne justifie pas, car ‘la lettre tue et l’Esprit vivifie’ »41. Pour l’auteur des Exercices, un tel réseau de relations d’épousailles et de maternité déborde en tout cas l’ordre littéralement prescriptif de la Loi. Pourtant, Ignace ne semble pas introduire, du moins en ces énoncés, de distinction entre la structure hiérarchique de l’Église et ses dimensions charismatiques. « La déposition de tout jugement propre » repose donc immédiatement sur l’autorité de gouvernance de l’Esprit tel qu’il passe par la médiation de l’Église « hiérarchique », « puisqu’entre le Christ l’Époux et l’Église son Épouse, il est un même Esprit ». Cette « déposition » n’engage pas de conflit à l’intérieur de la connaissance de la foi, mais entre l’évidence rationnelle et individuelle (« ce que je vois blanc ») et l’ordre transcendant de la foi confessée en Église (« croire que c’est noir ») : 365°.

2 Luther : la sainte Église, dépositaire de la Parole et des sacrements

Le réformateur n’ignore pas le titre ecclésial d’Épouse du Christ tel qu’il l’applique, par exemple, à « la Jérusalem d’en haut » (Gal. 4,26)42. De ce titre d’Épouse du Christ, il tire l’obligation de l’obéissance des fidèles, « aussi longtemps que cette Église, qui est la Bouche de Dieu, prêche purement la Parole de Dieu (als sie Gottes Wort rein prediget) ; sinon elle n’est plus l’Église, mais l’école du Diable »43. L’obéissance à l’Église est donc soumise à l’autorité suprême de la Parole, lue dans l’Esprit et, plus précisément, « au premier et principal article de la foi chrétienne » concernant la juste articulation de la Foi et de la Loi. Armé de cette distinction, il reproche aux « papistes » de confondre ces deux ordres et même d’absorber le régime de la grâce en celui de la loi, en imposant au peuple chrétien toutes sortes de prescriptions. Mais, en sa réalité la plus essentielle, « la sainte Église chrétienne est appelée, dans la foi, communio sanctorum »44. Luther intègre aussi à cette conception de l’Église d’autres traits essentiels à sa définition, comme l’indique la citation suivante, trop méconnue :

Même si l’Église se trouve ‘au sein d’une nation perverse et dépravée’ (Phil, 2,15), même si elle se trouve au milieu des loups et des brigands, c’est-à-dire des tyrans qui s’en prennent à l’esprit, elle n’en est pas moins l’Église. Demeurent dans la ville de Rome, bien qu’elle soit pire que Sodome et Gomorrhe, le Baptême, le Sacrement, la Voix et le texte de l’Évangile, l’Écriture Sainte, les Ministères, le nom du Christ et le nom de Dieu. Ceux qui possèdent possèdent, ceux qui ne possèdent pas sont inexcusables ; car le trésor est là. Donc l’Église romaine est sainte car elle a le saint nom de Dieu, le Baptême, etc… Si ces choses existent parmi le peuple, on l’appelle saint. Il en est de Rome comme de Wittenberg, notre ville et de nous-mêmes. Nous sommes vraiment saints, car nous sommes baptisés ; nous avons part à la communion, nous avons été enseignés et appelés par Dieu. Nous avons les œuvres de Dieu avec la Parole et les Sacrements, qui nous rendent saints.[…] Ainsi donc, là où la Parole et les Sacrements demeurent substantiellement, là est l’Église, même si l’Antichrist y règne45.

Ce texte laisse cependant dans l’ombre la question de l’autorité du Pape. Comme fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace demandera que ses membres soient particulièrement soumis à son autorité par un quatrième vœu. Dans l’ensemble des règles que nous analysons, c’est aussi par rapport à l’autorité proprement hiérarchique de l’Église et à ses traditions sacramentelles (354°-355°), spirituelles (la vie religieuse assortie de ses vœux, ensuite le mariage) (356°-357°), dévotionnelles et ascétiques (358°-359°), artistiques (360°), et théologiques (363°), bref par rapport à « tous les préceptes de l’Église » (361°), qu’Ignace prend distance par rapport à Luther, d’autant qu’il demande constamment de les « louer » toutes.

Pour sa part Luther a étendu le front de son combat théologique et spirituel non seulement à l’autorité légiférante de Rome, mais plus immédiatement à ses condisciples « réformateurs » qui entendaient eux aussi ne pas s’en tenir au « pur Évangile ». Aussi s’est-il violemment opposé à tous ceux qui tiraient de cet enseignement de Paul autre chose que ce qu’il a enseigné, diagnostiquant en cette récupération de la loi, l’œuvre de « l’ange rusé et pervers, qui se transforme en ange de lumière »46. En première ligne, Luther visait les « sacramentaristes », tel Zwingli, qui ont trahit la parole de Jésus — « ceci est mon corps » — en interprétant cette « présence corporelle du Seigneur » symboliquement. Il a aussi visé les « sophistes » nominalistes entraînés dans leur speculatio Majestatis47 et « les fanatiques », tel Müntser, qui a fomenté la révolution sociale des paysans. Ainsi, Luther avait conscience d’endurer le même combat que Paul lorsque l’Apôtre fut confronté aux Églises de Galatie, au sein desquelles les judaïsants « ont ensorcelé » les pagano-chrétiens déjà convertis à « la vérité de l’Évangile » en leur imposant « un autre Évangile », celui de la loi et de la circoncision, qui « abolit le scandale de la Croix » (Gal. 5,11).

3 L’objet ignacien ou luthérien de l’élection

Chez Ignace, l’élection porte d’abord sur l’alternative entre, d’une part, la vie religieuse (ou encore le célibat propre au ministère sacerdotal), telle qu’elle est caractérisée par l’exigence d’une pauvreté non seulement « spirituelle » mais « effective » (actual), et, de l’autre, le mariage tel qu’il engage la vie dans le monde (cf. 169°). De la sorte, les objets de ces élections doivent être « indifférents ou bons, et appartenir au combat que mène la sainte Mère l’Église hiérarchique, n’étant ni mauvais ni en opposition avec elle » (170°).

Par sa critique radicale des vœux monastiques, Luther a supprimé la nécessité de prendre en compte cette alternative ignacienne. Son combat dans l’Église militante se joue pour ainsi dire à un autre niveau, plus originel et plus universel, puisqu’il se réclame immédiatement de la première tradition apostolique et paulinienne.

Que conclure de cette traversée ? Depuis les accords d’Augsbourg (1999), catholiques et luthériens ne sont plus autorisés à s’anathématiser mutuellement sur la doctrine de la Justification, mais ils sont invités à reconnaître ce qui les unit dans le respect de leur différence. De ce point de vue, et malgré leur divergence, Ignace s’accorde avec Luther sur cette priorité du passage par « la première Semaine » ou sur la prise de conscience coram Deo de la mission de la Loi chargée de dénoncer la gravité du péché de tout homme. Car, c’est sur ce fondement rigoureux de la manifestation de la justice coléreuse de Dieu (Rm 1,18ss) que l’homme peut goûter le surcroît du « maintenant » de la Justification en Christ (Rm 3,21). Par contre, demeure ouverte la question, plus centrale qu’il n’y paraît, de l’excellence de la foi ou de la charité. Demeure également intacte la divergence d’interprétation concernant la gravité du péché comme offense réelle à la relation à Dieu. La tentation de la concupiscence est-elle déjà comme telle une offense à Dieu (Luther), ou faut-il la mesurer à l’acquiescement librement consenti de l’homme (Ignace) ? Par ailleurs, la conception de la liberté si opposée chez Ignace et chez Luther ne doit pas nous faire perdre de vue que le réformateur protestant n’a cessé de louer « la souveraine liberté » accordée à la personne et aux œuvres du croyant justifié en Christ. Enfin, l’Église n’en aura jamais fini de réformer sa foi et ses mœurs afin de mieux les ajuster à sa vocation divine. À ce titre, la fondation de la Compagnie de Jésus s’est inscrite dans l’obéissance au Souverain Pontife qui autorisa ce nouvel Ordre à s’affranchir de l’obligation du chœur. Pour sa part, la réforme luthérienne s’inspire de l’obligation de respecter le premier enseignement apostolique de Paul comme fondement de la « vérité de l’Évangile », tel qu’il engage, ni plus ni moins, la vie et la mort de l’homme comme celle de Notre Sauveur : « Jadis, en l’absence de loi, je vivais. Mais le commandement est venu, le péché a pris vie et moi je suis mort : le commandement qui doit mener à la vie s’est trouvé pour moi mener à la mort. » (Rm 7,9-10). « Mais, maintenant, sans la loi, la justice de Dieu s’est manifestée, attestée par la loi et les prophètes, justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ […] » (Rm 3,1-22a). En ce domaine, tout chrétien a encore à apprendre de Luther. Fallait-il pour autant que le Réformateur en vienne à « ajouter » à cet Évangile paulinien une critique sans appel des vœux religieux ? En tout cas, l’accord sur la doctrine de la justification en appelle un autre, d’ordre proprement ecclésiologique.

Notes de bas de page

  • 1 M. Rotsaert, Ignace de Loyola et les renouveaux spirituels en Castille au début du XVIème siècle, Rome, Centrum Ignatianum Spiritualitatis, 1982, 162 p.

  • 2 P. Gervais, « Pénitence et liberté chrétienne, Luther et Ignace de Loyola », dans NRT 129 (2007), p. 529-544.

  • 3 M. Luther, Werke, WA 54, Schriften 185, p. 16 (1546). Nous citerons souvent les œuvres de Luther en référence à l’édition officielle de Weimar (WA), publiée entre 1883 et 1929.

  • 4 Ignace de Loyola, Le Récit du Pèlerin, n. 29.

  • 5 Dans son grand commentaire de Galates (1535), de plus de 800 pages, Luther ne cessera de répéter à propos de la distinction paulinienne de la justice de la loi et de celle du Christ : « C’est assurément facile à dire (en théorie), mais selon l’expérience et l’usage cette distinction est la chose la plus difficile de toutes […] car, à l’heure de la mort et quand la conscience se heurte à d’autres combats, ces deux justices tendent à se confondre plus que tu ne le souhaiterais ou ne le voudrais » : dans Gal. WA 40 I… (cité supra n. 3), p. 49.

  • 6 Cf. M.-D. Thompson, A Sure Ground on which to Stand, The Relation of Authority and Interpretative Method in Luther’s Approach to Scripture, Eugene (Oregon), Wipf and Stock, 2004, 336 p. ; E. Ebeling, Luther, Introduction à la réflexion d’un théologien, VI, « Lettre et Esprit », p. 85-97, trad. A. Rigo et P. Bühler, Genève, Labor et Fides, 1983, 235 p.

  • 7 A. Henkel, Geistliche Erfahrung und Geistliche Übungen bei Ignatius von Loyola und Martin Luther, Die ignatianischen Exercitien in ökumenischer Relevanz, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1994, 402 p.

  • 8 J. Corella, Sentir la Iglesia, Comentario a las reglas ignacianas para el sentido verdadero de Iglesia, Bilbao, Mensagero, Col. Manresa 15, 228 p. ; W. Löser, « Die Regeln des Ignatius von Loyola zur kirchliche Gesinnung », dans Geist und Leben 57, 1984, p. 341-352.

  • 9 Dz 1520-1583.

  • 10 La doctrine de la justification, Déclaration commune de la fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholique romaine, dans Doc. Cath 2187 (95, 1998), p. 713-718 et dans Doc. Cath. 2209 (96, 1999), p. 720-722.

  • 11 In Gal., WA 40 I, p. 164-167, 225, 239-241, 254-255, 274-275, 284, 331, 422-424, 436-437, 446-447, 606 ; WA 40 II, 34-37, 80 et 144.

  • 12 S. Th., IIa-IIae, qu. 62.

  • 13 S. Th., Ia Pars, qu. 1, art. 8, ad 2.

  • 14 S. Th., IIa-IIae, qu. 23, a. 6.

  • 15 Ibid., ad 2.

  • 16 « De la même façon, il faut prendre garde, à force de parler de la foi et d’y insister beaucoup, sans aucune distinction ni explication, de ne pas donner occasion au peuple d’être négligent et paresseux dans les œuvres, soit avant d’avoir la foi informée par la charité, soit après ». Nous citons ordinairement la traduction de François Courrel, DDB, col. Christus n. 55, 1963.

  • 17 L’exigence de croire occupe une place restreinte dans les Exercices : la foi est citée à quatre reprises dans l’énoncé des mystères évangéliques en 2792, 280 et 282, et dans l’ultime définition de la “consolation” comme étant « toute augmentation de foi, d’espérance et de charité » (316), sans compter les règles que nous étudions à présent. Par contre, les termes que nous traduisons par “amour” (afecto, amor) se retrouvent 28 fois sous ces formes substantives (15, 22, 60, 65, 89, 97, 150, 1843, 189, 229, 2302, 231, 234, 289, 3162, 317, 320, 322, 330, 3383 et 3702) et 17 fois comme verbe (afectar, amar) : 3, 97, 104, 2312, 233, 234, 2783, 281, 282, 2842, 316, 338 et 363).

  • 18 Cf. R. Lafontaine, « Les critères d’authenticité de la compassion dans les Exercices Spirituels de saint Ignace », dans NRT 119 (1997) 541-558.

  • 19 Le Nouveau Testament range la charité parmi les commandements à pratiquer : « l’amour (du prochain) est le plein accomplissement de la Loi » (Rm 13,10). Selon Jean, le Christ dit à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé » (Jn 13,34).

  • 20 In Gal., WA 40 I, p. 45.

  • 21 Luther ne comprend pas la distinction entre personne et œuvres, à la manière des scolastiques, dans la continuité d’un sujet dont la liberté s’atteste dans son agir, selon ses capacités morales et ses “habitus” acquis, mais plutôt à travers la distinction dialectique et spirituelle qui oppose la relation de l’être créé et racheté passivement en Dieu et celle qui le place face au monde. Cf. G. Ebeling, Luther, Introduction à une réflexion théologique, IX, « Personne et œuvre », (cité supra n. 6), p. 121-133.

  • 22 Contre la théologie scolastique, thèses 5 à 36 (1517), dans M. Luther,Œuvres I, trad. M. Lienhard, Gallimard, Bib. La Pléiade, 1999, p. 125-127.

  • 23 In Gal., WA 40 I, p. 225-229 et 285-286.

  • 24 In Gal., WA 40 I, p. 228.

  • 25 Disputatio de homine (1536), dans G. Ebeling, Lutherstudien, Band II, Disputatio de homine, Teil 1,2 und 3, Tübingen, J.C.B Mohr, 1977-1989, 1388 p.

  • 26 In Gal., WA 40 I, p. 228-229.

  • 27 « Par l’odorat et le goût, sentir et goûter l’infinie suavité et douceur de la divinité, de l’âme et de ses vertus, et de tout le reste, selon le personnage que l’on contemple » (124°).

  • 28 Rm 7,12,14 et 17.

  • 29 « Alors ce qui est bon est-il devenu cause de mort pour moi ? Certes non ! Mais c’est le péché, qui afin de paraître comme péché, se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort, afin que le péché exerçât toute sa puissance de péché par le moyen du précepte ».

  • 30 In Gal., WA 40 I, p. 519-520 (1531).

  • 31 G. Ebeling, Luther, Introduction…, (cité supra n. 6), p. 118 et le chapitre XIII intitulé : « Le double usage de la loi », p. 109-120.

  • 32 M. Luther, Du serf arbitre suivi de D. Érasme, Diatribe : du libre arbitre, présentation, traduction et notes de G. Lagarrigue, Paris, Gallimard, 2001, 714 p.

  • 33 Cité par M. Monteil, Luther, La vie, oui, la vie, Paris, Cerf, 1983, p. 394.

  • 34 « Il ne faut pas non plus s’étendre tellement sur la grâce, et avec tant d’insistance, que l’on fasse naître le poison qui va à supprimer la liberté. Il est donc possible de parler de la foi et de la grâce, autant qu’on le peut avec le secours divin, pour la plus grande louange de la divine majesté. Mais non pas d’une manière ni avec une présentation telles que, surtout à notre époque si dangereuse, les œuvres et le libre arbitre en reçoivent quelque préjudice ou soient comptés pour rien ».

  • 35 Cette divergence de compréhension est à notre sens une des plus importantes entre Ignace et Luther. Il y en a bien d’autres, comme ce « cri d’admiration » provoqué par le comportement des créatures, des anges et des saints, qui, au lieu de me condamner et de me précipiter en enfer, ont prié et intercédé pour moi (cf. 60°). Luther ne semble pas privilégier ce genre de médiations issues de la création et de l’Église triomphante au sein même de l’expérience de la colère de Dieu.

  • 36 Voir aussi 20b°.

  • 37 In Gal., WA 40 II, p. 178-179.

  • 38 De la liberté chrétienne, chap. XII, dans M. Luther, Œuvres… (cité supra n. 22), p. 446-447 ; Th. Beer, Der fröhliche Wechsel und Streit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1980, 563 p.

  • 39 Première règle (353°) : « Déposant tout jugement propre, nous devons tenir notre cœur disposé et prêt à obéir en tout à la véritable Épouse du Christ notre Seigneur, notre sainte Mère l’Église hiérarchique ».Règle treizième (365°) : « Pour toucher juste (acertar) en tout, il faut toujours tenir, devant ce que moi je vois blanc, à croire que c’est noir, si l’Église hiérarchique le décide ainsi, croyant qu’entre le Christ notre Seigneur, l’Époux, et l’Église son Épouse, est un même Esprit qui nous gouverne et nous dirige pour le salut de nos âmes. Car c’est par le même Esprit et Seigneur, qui nous a donné les dix commandements, qu’est régie et gouvernée notre Sainte Mère l’Église ».

  • 40 S. Th., Ia Pars, qu. 37 et 38.

  • 41 S. Th., Ia-IIae Pars, qu. 106, a. 2 resp.

  • 42 In Gal., WA 40 I, p. 274-275 et 281. Voir aussi son commentaire du Ps 45 (1532), en WA 40 II, p. 555 et sa prédication portant sur Mt 22,1ss en WA 10 III, p. 410.

  • 43 Prédication pour le quatrième dimanche après Pâques : WA 21, p. 358.

  • 44 Le grand Catéchisme, commentaire de l’article III du Credo, dans M. Luther, Œuvres, Tome VII, trad. de A. Jundt, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 96.

  • 45 In Gal., WA 40 I, p. 69-71.

  • 46 In Gal., WA 40 I, p. 88, 108 et 109. Cet ange est aussi assimilé au serpent : WA 40, I, p. 477. La comparaison avec les règles d’Ignace appliquées à la consolation « avec cause » (331°-334°) est suggestive. Selon Luther, cet ange peut aussi prendre l’apparence du Christ : WA 40 II, p. 13, comme dans la méditation ignacienne « des deux étendards » (136°-147°).

  • 47 In Gal., WA 40 I, p. 76-79.

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