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L'accomplissement et l'eschatologie. À propos de deux ouvrages récents sur Israël et l'Église

À propos de deux ouvrages récents sur Israël et l’Église

Alban Massie s.j.

« L’Église du Christ reconnaît que les principes (initia) de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, chez les patriarches, Moïse et les prophètes. » Cette phrase de Nostra Aetate 4 (promulgué en 1965) constitue sans doute aujourd’hui un point de départ obligé du dialogue entre Juifs et chrétiens. Mais l’exigence de ses implications théologiques demande encore à être déployée dans la vie de l’Église. Deux ouvrages récents s’y emploient.

Publié une première fois en 1989, Le Corps de l’Église se présentait comme un ensemble d’études apparemment relatives aux « notes » de l’Église telles qu’on les récite dans le Credo : une, sainte, catholique et apostolique. Mais il s’agissait en réalité d’autre chose que d’une ecclésiologie de catéchisme. C’est pourquoi le jésuite Michel Sales fait reparaître son ouvrage1, augmenté de plusieurs textes qui veulent « introduire à la lecture de La Promesse du cardinal Lustiger ». Le thème principal de cette étude est bien le rapport de l’Église avec Israël et ce qu’implique cette relation d’origine pour la situation des chrétiens et leur mission dans le monde d’aujourd’hui.

Jean Duchesne, exécuteur littéraire de Jean-Marie Lustiger, publie quant à lui plusieurs textes du cardinal sur le même thème, sous le titre L’Alliance2, qui vise à compléter les réflexions parues dans La Promesse, en 2002, pour « frayer le chemin des retrouvailles entre Israël et l’Église » (présentation).

Les deux ouvrages se recoupent. C’est ainsi que dans le complément au Corps de l’Église se trouvent deux textes du cardinal Lustiger présentés aussi dans L’Alliance : « Une mission commune à l’égard de l’humanité », de 2004, et « Les juifs et nous chrétiens », de 1980. Le premier de ces textes, un discours introduisant les lecteurs allemands à La Promesse, se présentait d’ailleurs aussi comme un écho au livre du père Sales3. De ces deux ouvrages, on note une commune filiation : les deux auteurs se réfèrent explicitement aux travaux des pères de Lubac et Fessard. Du premier, ils ont reçu la réflexion novatrice sur l’interprétation des Écritures, le rapport entre les deux Testaments et la notion d’accomplissement. Du second, l’attention au discernement théologique de l’actualité, ecclésiale certainement — et cela se manifeste bien chez M. Sales — mais surtout sociale, culturelle, « historique », selon l’expression du P. Fessard qui fournit les éléments de ce discernement avec ses célèbres dialectiques, naturelle (maître-esclave), humaine (homme-femme) et surnaturelle (Juif-païen), qui s’articulent entre elles. Les deux auteurs ne se privent pas d’employer ces outils dans leurs réflexions.

Comme M. Sales le propose, Le corps de l’Église constitue une bonne introduction à la lecture de La Promesse et de L’Alliance. Avant de décrire l’intérieur de l’ouvrage, il vaut la peine d’en considérer la couverture. Dans la première édition on y voyait la « remise des clés à saint Pierre », du Perugin (chapelle Sixtine). Pour l’auteur, les diverses scènes évangéliques se succédant en plusieurs plans sur la fresque illustrent la constitution israélite de l’Église et caractérisent la nature véritable de la messianité de Jésus, « comme Fils de Dieu, Roi d’Israël et Sauveur du monde » (p. 256 de la première édition). Pour cette nouvelle édition, c’est une sculpture de Rodin qui a été choisie, qui figure un groupe de deux mains se joignant, l’une féminine, l’autre masculine. Son nom permet de comprendre pourquoi elle a été choisie pour illustrer l’ecclésiologie du père Sales. Elle est intitulée La cathédrale — elle suggère alors spontanément l’Église —, mais une de ses esquisses fut aussi nommée L’Arche d’Alliance. Ce titre illustre bien le contenu du livre, qui étudie les implications de l’Alliance de Dieu avec Israël dans la vie de l’Église et est de la sorte « consacré non seulement au corps, mais à la chair de l’Église » où se concrétise « le rapport Homme-Femme entre Dieu et l’humanité » (p. 316, avec un renvoi à Ep 5,20). Nous sommes ainsi conduits au fondement de la pensée du père Sales, inspiré par les recherches du P. Fessard sur la communion des païens et des Juifs dans l’Église et sur l’alliance de l’homme et de la femme.

Les deux premiers chapitres du Corps de l’Église commentent le caractère apostolique de l’Église. Apostolique, au double sens du mot : qui vient des apôtres de Jésus ; qui est envoyé. Apostolique dit donc l’origine et la mission. L’objet du premier chapitre — le plus important de l’ouvrage, et le plus essentiel aussi — est alors de reconnaître le lien théologal entre le mystère du peuple juif et celui de l’Église.

Le Nouveau Testament reconnaît « la genèse exclusivement intra-israélite de la foi chrétienne » (p. 45), fondée sur l’identité paradoxale juive, à la fois éthique et religieuse, de l’élection : du point de vue chrétien, la conscience juive peut apparaître comme pleinement accomplie dans le mystère du Christ et de l’Église mais, du point de vue du judaïsme, elle reste dans l’inaccomplissement tant que subsiste le refus d’accueillir « l’annonce correcte du mystère de Jésus-Christ » dans la perspective des promesses messianiques, qui n’abolit pas les dons de Dieu à son peuple (p. 78). Ce point de vue, inspiré par la dialectique fessardienne, est développé dans de remarquables lectures de l’Ancien et du Nouveau Testaments : Ep 2,11-22 (lui qui a fait des deux peuples un seul) ne contredit pas mais illumine le Ps 67 (que les peuples, Dieu, te rendent grâce) ; Rm 11 (l’extension de la foi chrétienne dans l’histoire) ne peut être compris sans Is 52-53 (la prophétie est réalisée historiquement). En centrant sa recherche sur le mystère du Christ, le père Sales ne peut qu’aboutir au statut sacramentel de l’eucharistie, célébration du sacrifice du sang du Christ, ce « sang juif » (l’expression de Bloy, cité p. 64, devrait s’imposer dans tout discours sur la communication des idiomes) qui invite chacun à se tourner vers celui que « tous, Juifs et païens, ont transpercé » (p. 66, avec Jn 19,37 ; Za 12,10) pour en recevoir « la grâce divine du pardon » (expression de J.M. Lustiger). La figure de Marie, « pauvre juive de Judée » (Péguy, cité p. 70) devient dès lors paradigmatique de l’accomplissement du judaïsme.

Le deuxième chapitre examine ensuite le rapport de l’Église avec les cultures du monde par une mise au point du vocable de l’inculturation. Il propose une réflexion riche sur la mission qui vise la croissance du corps du Christ. En se basant sur le premier chapitre, on peut en déduire que l’universalisation du message chrétien ne peut se passer du facteur déterminant qu’est l’élection d’Israël garantie dans le don du décalogue (p. 174).

De la catholicité de l’Église, M. Sales retient le discernement nécessaire sur le politique, distingué du religieux. L’examen de la sainteté de l’Église (réciproque, celle du Christ à son corps, celle des chrétiens progressant dans l’alliance) est l’occasion de comprendre ce qu’est le péché dans l’Église. L’unité de l’Église est enfin fondée sur la miséricorde (c’est le péché qui divise) et ramène à la source qui est le Père.

Un tel discours peut-il aider au dialogue entre Juifs et chrétiens ? La notion d’accomplissement, très présente dans le livre pour expliciter le rapport entre les deux Testaments, semblerait constituer une barrière infranchissable. Le père Sales n’a-t-il pas présenté en fin de compte une ecclésiologie triomphaliste en écrivant que le christianisme « est le judaïsme accompli et pleinement réalisé » (p. 56) ? En réalité, quand il parle ainsi, l’auteur se place d’un point de vue formel, « à s’en tenir à la révélation définitive et accomplie de Dieu en Jésus-Christ », comme il le précise lui-même. L’accomplissement ne gomme pas les différences et ne remet pas en cause l’élection : il ne renie ni l’eschatologie à venir, ni le chemin singulier sur lequel marche le peuple juif. Surtout, l’auteur ne s’appuie pas tant sur la notion d’accomplissement que sur son fondement, à savoir l’élection jamais révoquée par Dieu en Israël, réalisée et universalisée en Jésus-Christ, en qui tous les hommes ont à trouver leur accomplissement. Il n’existe qu’un unique médiateur entre Dieu et les hommes. Il n’y a pas de voie de salut en dehors du Christ. Le dialogue ne peut passer sous silence la nouveauté du Christ, incroyable tant pour le Juif que pour le païen, ce que chacun peut facilement admettre mais qu’il faut discerner avec soin. Il n’est donc pas question dans cet ouvrage de discuter du Juif, du païen et du chrétien dans des abstractions s’opposant les unes aux autres — l’une absorbant l’autre ad finem — mais en considérant les « essences concrètes », du Juif comme du chrétien, toujours en devenir. Les pages du père Sales combattent vigoureusement la tentation de la substitution, car celle-ci récuse le caractère symbolique à la fois juif et païen dans l’identité chrétienne. À cet égard, sa lecture de l’Écriture n’offre à notre avis aucun flanc à la critique exégétique (elle explique d’ailleurs la logique du refus des Écritures chrétiennes par les Juifs). Comme chez le père Fessard, la conscience chrétienne est sans cesse une identité en état de conversion. Ce qui compte, au fond, c’est que le caractère d’accomplissement dont il est question ici est relié constamment au processus d’universalisation dans l’être du Christ pour assurer à l’humanité, selon l’histoire et selon l’espace, son unité. Celle-ci ne peut être accueillie que comme étant proprement divine et devient par là source d’action de grâce. La base du dialogue entre chrétiens et Juifs est sans doute dans cette action de grâce, qui nourrit l’espérance de l’achèvement. C’est ce qui fait dire au père Sales, à la suite du père Fessard, que « le chrétien n’est jamais, n’existe jamais objectivement… » (p. 129). Et qui lui fait ajouter à la première édition un court et dense texte résumant l’analyse serrée du P. Fessard dans Pax Nostra (ouvrage datant de 1936 où la dialectique du Juif et du païen est déployée pour débusquer les idéologies mortifères de l’époque), texte intitulé bien simplement mais très clairement : « “On n’est jamais chrétien, au sens plein du mot, mais on a toujours à le devenir”. La dialectique du païen et du Juif comme exercice spirituel tant social qu’individuel du devenir chrétien dans l’actualité historique internationale » (p. 300-312). Il n’est donc pas anodin que l’auteur ait choisi, comme nouvel épilogue à son livre, de présenter en fac-simile et de commenter l’ultime page d’Exégèse médiévale du père de Lubac (tome IV, p. 515). Il s’agit de 2 P 1,19, qui dit à sa façon la priorité du sens anagogique des Écritures — c’est le cœur de la démonstration du père de Lubac dans cet ouvrage sur les quatre sens —, cette parole des prophètes qui, pour le chrétien, prend une force nouvelle, jusqu’à ce que le jour vienne à poindre… Dans le dialogue, le sens eschatologique de l’accomplissement n’est pas contradictoire avec l’affirmation de la réalité du corps du Christ qu’est l’Église : celle-ci ne vit-elle pas selon ce double mode dans la liturgie ?

Que les catégories fessardiennes et lubaciennes développées par M. Sales puissent aider dans la rencontre entre Juifs et chrétiens, la vie et l’œuvre du cardinal Lustiger le prouvent prophétiquement. Le lecteur de La Promesse peut en prendre la mesure quand il découvre, plus qu’un dialogue, une alliance commune proposée aux Juifs et aux chrétiens. L’ouvrage paru en 2002 était divisé en deux parties. La première, datant de 1979, était une lecture de la vie du Christ, devenue méditation du mystère d’Israël et des nations au long d’une prédication sur l’évangile de Matthieu. Elle aboutissait au constat prophétique de la mission d’Israël dans les cultures, le peuple juif étant reconnu comme « le témoin le plus visible de l’eschatologie pendant quinze siècles d’Europe » (La Promesse, p. 174). La seconde partie recueillait des conférences prononcées en 2002, actualisation d’un tel constat dans la construction européenne après la Shoah et exploration du chemin à parcourir pour la justice et la paix, à partir de l’articulation du particulier de l’élection des Juifs et de l’universelle vocation des chrétiens enracinées dans leur origine commune : « Le lien commun aux Juifs et aux chrétiens fonde leur alliance garantissant la mission qu’ils doivent accomplir sous peine de manquer à l’humanité » (p. 216).

Les douze textes, datant de 1980 à 2005, qui paraissent dans L’Alliance, précisent la pensée développée dans La Promesse avec une diversité de sujets traités. Il y a bien entendu des aperçus du parcours personnel de Jean-Marie Lustiger (p. 49-82), que complète le texte du père Sales sur le « testament théologique » constitué par l’épitaphe du cardinal à Notre-Dame de Paris : « Je suis né juif… devenu chrétien par la foi et le baptême je suis demeuré juif comme le demeuraient les apôtres… » (Le Corps de l’Église, p. 287-292). On trouve aussi des réflexions sur la singularité de la Shoah lue à la lumière, ou plutôt à l’ombre, du Sinaï, lieu de l’avènement de l’humanité à son authenticité dans le don de la loi. Sur le statut non-théologique de l’État d’Israël, les deux auteurs s’accordent. Le cardinal se méfie des États messianiques. Sur la tentation païenne des chrétiens, le cardinal appelle à une relecture des textes violents de l’Écriture : « qui est qui en ces figures bibliques ? » demande-t-il (p. 215). Fessard, comme Lubac, sont bien présents. Ils permettent de dessiner le contour des relations meurtries entre Juifs et chrétiens au cours de l’histoire, depuis la destruction du Temple : on peut parler de fragmentation « dans l’attente de l’unité du genre humain » (p. 223) ; l’humanité se rassemble, « fût-ce en se déchirant » (p. 228).

Au fil des pages, on perçoit que l’Alliance qui fait le sujet du livre apparaît paradoxalement comme le fruit de la promesse autant que son postulat. Alliance de l’humanité tout entière invitée à vivre selon sa vocation. En effet, le Juif est porteur d’une élection pour autrui. Il est « témoin, parmi les nations, du Seigneur de toutes les nations » (p. 177). Ce leitmotiv permet au cardinal Lustiger de reconnaître le patrimoine commun aux Juifs et aux chrétiens dans cette élection qui nourrit l’espérance de leur rapprochement au service du salut de l’humanité, des droits de l’homme reconnu dans l’intégralité de ses dimensions. Autrement dit, il discerne dans la singularité juive une universalité inhérente à sa tradition qui ouvre, par le Christ, à l’universalité du salut. Juifs et chrétiens sont appelés ainsi à témoigner du visage authentique de l’humanité, en son unité de genre, médiatisée par la révélation particulière de Dieu à Israël et dans le Christ. De même que le père Sales conclut avec 2 P 1,19, de même le cardinal Lustiger se repose sur l’évangile pour rappeler que « l’ultime accomplissement du temps de la rédemption surviendra à un jour et à une heure que personne ne sait » (p. 217, avec Mt 24,36). L’espace du salut à accueillir détermine ainsi l’avenir des relations entre Juifs et chrétiens.

Les deux ouvrages se complètent donc, le premier insistant sur la commune origine dans l’élection, le second sur la patience nécessaire pour qu’aboutisse la logique de la bénédiction faite à Abraham. Leur lecture peut paraître difficile par moments, répétitive quelquefois ; certains accents semblent même excessifs, mais qu’importe. Tous les deux refusent une théologie de controverse et de traités. Ils se présentent comme des témoins de la foi et de la prophétie d’Israël, de la vie et de l’espérance chrétienne. Le père Sales développe une ecclésiologie sacramentelle qui respecte la mission du peuple juif. Le cardinal Lustiger propose une théologie sacerdotale (au sens de la médiation et de l’intercession) de l’alliance de Dieu. Les deux, assurément, sont prophétiques4.

Notes de bas de page

  • 1 M. Sales, Le Corps de l’Église. Suivi de « Pour introduire à la lecture de La Promesse du cardinal Lustiger », Communio, Parole et Silence, 2010, 322 p. La mise en pages peut quelquefois déranger l’œil par ses interlignes inégaux, mais il s’agit sans doute d’une délicatesse de l’éditeur envers l’auteur, car cette édition a la même pagination que la première.

  • 2 J.-M. Lustiger, L’Alliance, Presses de la Renaissance, 2010, 294 p. Le bandeau résume : « Réflexions sur l’Église et Israël ». Le titre renvoie à la bénédiction d’Abraham en Gn 17,4, placée en exergue : Voici mon alliance avec toi : toutes les nations de la terre te béniront comme un père.

  • 3 Il constituait la préface du volume La lettre de l’Esprit. Mélanges offerts au père Michel Sales, en 2005. Ce dernier en donne de précieux commentaires dans ses notes.

  • 4 On lira aussi, dans la même perspective, les deux recensions de J. Radermakers parues dans NRT 133 (2011) 651-653, sur les ouvrages de Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Paris, Éd. du Rocher, 2011 et de Fr. Louzeau (éd.), Pour lire Jésus de Nazareth de Benoît XVI, Collège des Bernardins, Paris, Parole et Silence, 2011.

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