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L'argile modelée par le Christ. Croissance et résurrection du corps humain d'après saint Grégoire de Nysse

Croissance et résurrection du corps humain d’après saint Grégoire de Nysse

Bertrand Dumas
Selon Grégoire de Nysse, la corporéité est une dimension constitutive de l'homme, et la vraie opposition n'est pas à mettre entre corps et esprit, mais entre (re)Créateur et créatures. Le Christ, Verbe fait chair, mort et ressuscité pour nous, nous ouvre les yeux sur les limites et le sens de notre corporéité présente; et il l'achève par la résurrection. Au milieu de courants philosophiques opposés, notre auteur fait ainsi droit à une intuition majeure de la philosophie («l'essentiel est invisible pour les yeux») sans pour autant discréditer notre corps actuel, ni en faire un absolu. Au rebours des tendances païennes qui sommeillent toujours en nous, nous pouvons nous réjouir car il est fini, «l'esclavage de la corruption» (Rm 8,21). Notre corps est en croissance et Chronos, assumé par le Christ, ne dévore plus ses enfants.

Qu’est-ce que le corps humain ? Une tête, en général deux bras, deux jambes ... Ce corps, à la fois obscur et transparent, vieillit et va vers la tombe. Il ressuscitera, aussi. N’est-ce pas suffisant de savoir cela ; pourquoi donc épiloguer ? Parce que, malgré de nets assainissements de la pensée contemporaine1, nous peinons encore à développer une théologie cohérente du corps ; l’homme moderne — exception dans l’histoire des cultures2 — ne célèbre généralement plus le corps que pour sa beauté plastique, le rendant par là même inerte, opaque. Et muet, car coupé de toute signification religieuse ou cosmique.

Or Grégoire de Nysse tient, sous-jacente à ses grandes œuvres, une conception ferme et fortement théologique du corps humain. Rassemblant un matériau riche mais épars, il nous a donc paru intéressant de ressaisir le mouvement de sa pensée qui nous conduit du corps d’argile, c’est-à-dire de notre corps tel qu’il se présente aujourd’hui, jusqu’au corps de gloire qui sera le nôtre dans la vie bienheureuse3. Nécessairement, ce chemin conduit au Christ et passe par lui, mort et ressuscité en sa chair pour donner la vie à nos corps mortels.

I Notre corps d’argile, chef-d’œuvre temporaire

Je reconnais devant toi le prodige, l’être étonnant que je suis. Étonnantes sont tes œuvres, toute mon âme le sait (Ps 138/139,14).

1 Notre naissance est celle de jumeaux4

Il faut d’abord affirmer, sous peine de mener cette étude à contre-sens de la pensée de Grégoire, que le corps humain n’est pas pour lui quelque chose qui existe en soi. L’homme est une réalité une, dans laquelle on peut secondairement distinguer deux aspects : l’âme et le corps. « Notre nature doit être conçue comme double, selon l’enseignement de l’apôtre, il y a l’homme visible et l’homme caché »5.

Qu’on nous pardonne donc si nous donnons par moments l’impression de couper l’homme en deux pour nous intéresser à son corps. Il s’agit seulement d’une distinction en vue de l’étude, mais qui ne rend pas compte profondément de ce qu’est l’homme pour Grégoire : une créature, et à l’image de Dieu. Le corps, donc, est indissociable de l’âme humaine, mais dualité ne signifie pas dualisme. Pour preuve, les discussions concernant l’animation de l’embryon6. Le problème, à l’époque, se formulait ainsi : « L’âme existe-t-elle avant ou après la formation du corps de l’embryon ? ». À quoi notre auteur, tributaire de ce contexte culturel7, répond « en même temps » pour signifier l’unité de la nature humaine, à la fois corps et âme. Il attaque de front le matérialisme des épicuriens (« si l’âme ne se voit pas, elle n’existe donc pas »), mais surtout les distinctions temporelles introduites par certains chrétiens, tels Origène et Méthode d’Olympe. Critiquant ouvertement la préexistence des âmes affirmée par le premier, Grégoire se démarque aussi du second qui prétendait, lui aussi pour réfuter Origène, que le corps était d’abord créé, puis l’âme ensuite. « Puisque l’homme est un … son être ne doit avoir qu’une seule et commune origine … L’homme partagé par une différence temporelle serait comme en conflit avec lui-même »8.

Le refus de diviser l’homme et l’acte créateur guide ici les prises de position9. Notons qu’une telle affirmation de l’unicité de la nature humaine heurtait — nous l’avons dit — les épicuriens, mais aussi les stoïciens et les néo-platoniciens de l’époque qui considéraient l’homme avant tout comme une âme, une étincelle divine prisonnière de la matière ou enfermée dans le tombeau (sèma) du corps (sôma). Notre auteur devait aussi répondre aux difficultés soulevées par la manifestation progressive de l’âme chez l’être humain10. En tout cas, le corps humain est un aspect de l’homme, une manière fondamentale d’éclairer le mystère de notre nature indissociablement corps et âme en vertu de l’unique vie donnée par Dieu, et transmise à chacun par ses parents (c’est le « traducianisme intelligent » de Grégoire11). Qu’en est-il donc de ce corps humain ?

2 Corps au sommet du monde animal …

Il est encore assez fréquent, malheureusement, d’entendre parler du pessimisme anthropologique des Pères. Grégoire n’échapperait pas à cette règle et serait, comme malgré lui, imprégné d’une vue trouble de la corporéité12. Sans nier que notre auteur — fils de sophiste, et donc pétri de la culture philosophique de son époque13 — ait fait montre d’un certain pessimisme quant à la condition humaine biologique14, comment ne pas être cependant frappé de l’optimisme massif avec lequel il parle du corps humain ?

Que signifie la stature droite de l’homme ? Pourquoi son corps n’a-t-il pas, pour protéger sa vie, des forces naturelles ? … Par la supériorité qui vient de l’âme, par l’apparence même du corps, il [Dieu] dispose les choses de telle sorte que l’homme soit apte au pouvoir royal15.

Le corps matériel est digne, et sa faiblesse elle-même le situe sur un autre plan que les animaux : incapable de rivaliser avec eux par les prouesses physiques, l’homme est appelé à dominer sur eux. On connaissait cet argument stoïcien (ensuite repris par Origène), opposé au pessimisme des épicuriens plaignant la misère de la condition humaine. Loin d’être ravalé au rang de corps bestial, le corps de l’homme est considéré dans la beauté de son union à l’âme (symbolique des mains et des lèvres) qu’il manifeste : « L’esprit … ne pouvait communiquer et unir sa beauté à d’autres êtres, s’il n’inventait quelque moyen de manifester au-dehors son mouvement »16.

C’est le rôle de la parole. Quelle prise de distance par rapport à la mouvance néo-platonicienne : pour Platon, l’âme n’est pas seulement unie par une sorte de violence à un corps qui la détourne de la contemplation, mais celui-ci devient en plus une sorte d’intermédiaire imposé et trompeur dans l’appréhension du monde … car les sens ne sont pas fiables pour connaître (cf. l’allégorie de la caverne). Sans parler du manichéisme, dont le quatrième siècle voit l’expansion. Saint Grégoire va même plus loin, affirmant que « l’homme apparaît le dernier ». La création du monde se déroule suivant un ordre ascendant au sommet duquel se trouve l’être humain17, fruit de l’immense évolution du monde. La vie corporelle terrestre trouve donc sa perfection en l’homme. Fusionnant harmonieusement des éléments platoniciens (distinction sensible - intelligible) et stoïciens18, Grégoire s’oppose pourtant à la sensibilité païenne19 et ose placer l’homme au centre de l’univers en lui reconnaissant une fonction de médiateur — diriger vers Dieu toute la création — à laquelle son corps n’est pas étranger :

Une sagesse supérieure a fait que se produise un mélange de l’intelligible avec la création sensible, de façon à ce que rien dans la création ne soit rejeté … ni privé de la communion avec la divinité. Pour cette raison, l’homme apparaît comme un mélange de l’intelligible et du sensible opéré par la nature divine … afin que ce qui est terrestre fût élevé par son union avec ce qui est divin et que par le mélange de la nature d’en bas avec celle qui est au-dessus du monde, une seule et même grâce pût s’étendre également à toute la création20.

L’homme, en raison de sa nature double, devient en lui-même trait d’union entre le monde sensible et le monde intelligible (les anges). À condition, toutefois, que la dynamique humaine soit respectée : notre esprit reçoit de Dieu sa beauté, qui se transmet ensuite à notre corps et rayonne sur l’univers … sans quoi le mouvement s’inverse, et la matière seule ne nous transmet plus que laideur21. L’homme est une unité, mais hiérarchique parce que finalisée.

3 … mais qui s’achève dans le temps

En ce qui concerne le corps de l’homme, Grégoire parvient à concilier optimisme et réalisme. Il constate en effet que quelque chose dans notre condition corporelle d’aujourd’hui est faussé. Premier indice : « Cette vie matérielle et fluente des corps … s’écoule dans le mouvement … et si elle s’arrêtait jamais dans son mouvement, elle cesserait d’exister. Ainsi le vide succède au plein et de nouveau le plein vient prendre la place du vide »22.

Cependant, Grégoire ne développe pas cette sensibilité héraclitéenne dans le sens platonicien, où l’esprit, éternel et divin, doit se libérer du temps. Pour Grégoire, au contraire, le temps (et son corollaire, le changement) est donné pour l’accomplissement de l’homme. Il est le lieu d’une histoire en même temps que la marque fondamentale de la créature. La mouvance du corps de l’homme marque certes son caractère inachevé mais, loin d’être associée au péché comme chez Eunome23 ou Apollinaire, elle porte plutôt nos regards vers un autre état plus parfait, définitif : notre corps essentiel. Autre signe de notre état inachevé : ce sont les passions qui nous tirent et semblent lutter contre l’esprit. L’ensemble où devait s’exprimer notre royauté est devenu chair impérieuse dans les passions qui prolifèrent jusqu’à l’absurde. Là encore, Grégoire se heurte au raidissement des stoïciens, mais surtout au dualisme des gnostiques et des manichéens qui voient dans la matière la source du mal et ne lui reconnaissent comme beauté que celle qu’elle tire de l’esprit exilé en elle24. Toutefois, malgré les déficiences que notre auteur pointe, il n’en rejette pas la faute sur la corporéité en elle-même, car « autre chose est ce qui est à l’image, autre chose ce que nous voyons maintenant dans le malheur »25.

Autrement dit : le corps n’est pas un obstacle au salut de l’âme … contrairement à la « chair », cette glu qui nous retient dans les passions. Saint Grégoire ne prône donc ni exaltation, ni mépris du corps, mais il refuse de le croire dans son état définitif. Il est en formation, mais qui lui montrera ce qu’il doit être et le mènera à maturité ?

II Le Christ, pâque de notre corps

Ma chair repose en confiance. Tu ne peux m’abandonner à la mort, ni laisser ton ami voir la corruption (Ps 16,10).

1 Le corps du Christ, vrai corps de l’homme …

Saint Grégoire, voulant interpréter le double texte de la Genèse sur la création de l’homme, distingue ce que nous sommes de ce que nous devrions être dans le projet de Dieu : c’est la doctrine capitale des deux créations (ou, mieux, de la double création). En quelques mots, disons qu’il y a la première création, celle de l’homme – figure du Christ à venir26, totalité numérique de l’humanité parfaitement à l’image de Dieu. Cette réalité totale existe en Dieu, en tant que dessein divin de créer une humanité corporelle entièrement tournée vers Lui et parfaitement à son image. Initialement, dans cette « première » création qui n’a pas encore de réalité historique27, Dieu veut créer l’homme dans une sorte d’état terrestre angélique. Concrètement, il le crée dans une « seconde » création, qui est ce que nous désignerions trop facilement actuellement comme la « vraie » création : l’humanité d’aujourd’hui, imparfaite et marquée par les passions, mais en chemin vers son accomplissement. Remise en cause, donc, des réalités fugaces que nous connaissons de naissance, car « “Dieu fit l’homme”, dit l’Écriture. “Il le fit à l’image de Dieu”. La création de celui qui est selon l’image a dès lors atteint sa perfection. Puis l’Écriture reprend le récit de la création et dit : “Dieu les fit mâle et femelle” …, division étrangère aux attributs divins »28.

Nous nous déployons donc à travers le temps pour atteindre notre pleine stature. De ce devenir, le Christ est le terme. Il est donc aussi celui qui peut nous ouvrir les yeux : « Par ta lumière, nous voyons la lumière », chantons-nous avec le psalmiste (Ps 35,10). En effet, dans la lumière du Christ mort et ressuscité, nous apercevons notre vraie nature et le chemin qui y conduit : mort puis résurrection du corps. Car « l’union des natures dans le Christ n’est complète qu’après sa mort »29.

Au sens où l’union hypostatique, d’emblée parfaite, est étendue à toute l’humanité du Christ. De même, notre propre achèvement passera par la mort. Mais c’est finalement dans le Christ ressuscité, fruit suprême de l’ascension de la nature, que nous apercevons avec émerveillement ce que sera notre propre corps30, mystère d’une « tunique lumineuse », « légère » et théophanique. Par contraste, notre regard, se portant sur notre corps actuel, se fait plus aigu pour discerner ce qui passera : les « tuniques de peau31 » de notre « seconde création ». Dans la lumière d’une foi héritée de ceux qui ont pu dire : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons contemplé de nos yeux, ce que nous avons vu et que nos mains ont touché, c’est le Verbe » (1 Jn 1,1), le chrétien peut comprendre le sens de sa corporéité présente. Corps sommet, corps inachevé, mais surtout corps en croissance.

2 … et nos « tuniques de peau », corps en croissance

L’expression « tuniques de peau » est tirée de la Genèse (Gn 3,21). Elle désigne pour Grégoire notre corps en ce qu’il a de temporaire : condition biologique animale — essentiellement sexualité et mortalité — qui provoque en l’homme l’opposition des passions. Contrairement à Origène et à la sensibilité platonicienne, ce n’est pas le corps comme tel que Grégoire désigne par l’expression « tunique de peau », mais ce qu’il est encore, par opposition à ce qu’il deviendra dans la résurrection. Pour dire les choses rapidement, le corps de l’homme n’est pas, par essence, animal, mais l’ensemble de sa condition biologique lui a été surajouté (corps existentiel) par suite du péché32. Pourquoi ? Dieu, dit saint Grégoire, a vu que l’homme pécherait, et l’a donc revêtu des caractéristiques physiques et passionnelles de la nature animale pour sa conservation et son salut. Les tuniques de peau sont, certes, une déchéance, mais aussi l’expression de la Providence divine. Contrairement au regard philosophique de l’époque, elles apparaissent surtout comme la première étape du relèvement de l’homme. Relevons trois caractéristiques de cette nature animale revêtue par l’homme.

  • Les passions, instincts animaux, sont une force que nous pouvons utiliser pour la vertu (thème platonicien) et qui, nous éprouvant, nous permettent aussi de revenir librement à Dieu. Par là, la vie sensible devient voie de salut !

  • Notre condition mortelle, interprétée à la lumière de la résurrection du Christ, est aussi un bien : « Comme le mal s’était mélangé à la partie … corporelle, le Créateur, après avoir désagrégé la matière qui avait reçu le mal, modèlera de nouveau, au moyen de la résurrection, le vase débarrassé de l’élément contraire, et lui rendra sa beauté première en le reconstituant à partir des éléments primitifs »33.

    Immortelle, notre nature serait demeurée à jamais corrompue par suite du péché. C’est pourquoi la mort, destin inexorable, devient pour le chrétien une condition essentielle de la transformation définitive de notre corps en corps glorieux.

  • La sexualité, elle aussi adventice34, permet à l’homme déchu de se propager pour parvenir jusqu’à la première création (qui est aussi plénitude numérique de l’humanité). Notons que la sexualité n’est pas pour Grégoire une condition de transmission de la vie, mais le mode animal de cette transmission, contrairement au mode angélique de transmission de la vie qui aurait dû être nôtre.

Pourquoi tout ceci ? Nous disions le regard optimiste que Grégoire portait sur le corps humain, même considéré en sa réalité biologique … alors pourquoi cette doctrine de la double création et des tuniques de peau qui semblent le rabaisser ? Simple concession au pessimisme ambiant ? Impatience devant les limites de tout être inscrit, par son corps, dans l’espace et le temps ? Allégorisme biblique mâtiné de platonisme ? Non pas. Mais, tout simplement, volonté de montrer que le corps humain actuel est à la fois bon en lui-même, et finalisé par le Christ, vers qui chemine l’humanité.

Pour Grégoire en effet, fidèle en cela à la dimension eschatologique de la foi chrétienne, « la fin éclaire le commencement ». Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’ordre d’exposition de son Discours catéchétique35, nous pensons que Grégoire part vraiment de la résurrection du Christ36 et, de là, qu’il remonte au principe : l’acte créateur. « Regarde les temps de la fin, et tu comprendras ceux du début »37.

Ensuite seulement, à cette double lumière, il examine ce que nous appelons souvent trop exclusivement « réalité ». Ainsi, notre corps vieillissant, fait de chair et de sang, n’est pas le corps de l’homme, mais une modification de ce corps. Car « Dieu ne nous crée pas pour que nous soyons des embryons ou des vieillards. Le but et le terme du parcours de cette vie n’est rien d’autre que la ressemblance avec Dieu. Un corps achevé est donc un corps ressuscité »38, car « rien de ce qui passe n’est nôtre »39.

L’acte créateur posé une fois pour toutes (hapax), nous nous déployons (diastêma), et aucune étape de ce déploiement n’a de valeur absolue en elle-même. Mais comment dépouiller ces tuniques de peau pour entrer dans l’incorruptibilité et la contemplation de Dieu ? Cela se fait par la foi au Christ, et par le passage à travers la mort.

3 Le Christ, notre Pâque

Grégoire, commentant le Psaume 24 (“Portes, levez vos frontons ! … Qui est-il, ce roi de gloire ?”) à l’occasion de la fête de l’Ascension, parle de Jésus comme du « Seigneur des puissances, qui fixe d’un bout à l’autre son pouvoir sur toutes choses et récapitule tout en lui, qui est le premier en tout et rétablit tout dans sa création première »40.

Par son œuvre, le Christ reprend et mène à terme la création. Il s’agit d’une même dynamique, comme la deuxième vague de l’amour divin créateur qui enfin passe par-dessus l’obstacle du péché pour se faire, dans le Christ, amour recréateur. Plus précisément, Grégoire montre que le Christ sauve notre corps par son propre corps : « De même que la mort prit son départ dans un seul homme et s’est transmise en même temps à toute la nature humaine, de la même manière la résurrection, trouvant son origine en un seul, s’étend, grâce à un seul, à toute l’humanité »41. « En effet, ce n’est pas parce qu’il aurait eu besoin d’entrer dans la vie que celui qui est éternel accepte de naître dans un corps, mais c’est pour nous rappeler de la mort à la vie … Dieu … s’est approché de la mort au point de prendre contact avec l’état de cadavre et de fournir à la nature, au moyen de son propre corps, le principe de la résurrection »42.

C’est le Christ fait chair, mort et ressuscité, qui devient notre passage des « tuniques de peau » aux « tuniques lumineuses » du corps ressuscité (pourvu que nous tournions vers Lui notre liberté). Il est toutefois remarquable de constater que l’espérance de la résurrection des corps ne pousse pas notre auteur à multiplier les considérations ascétiques. Certes, il fait un vibrant éloge de la virginité comme anticipation de la résurrection (car retour à notre vraie nature), mais il ne prône ni mépris, ni évasion du corps comme les néo-platoniciens, les gnostiques, les stoïciens ou les manichéens : c’est la marque du péché, que d’opposer le corps à l’âme. Au contraire, il s’appuie pour ainsi dire sur le corps ressuscité du Christ pour développer sa théologie sacramentaire : « Puisque l’être humain est double, étant formé par le mélange d’une âme et d’un corps, il est nécessaire que ceux qui sont destinés à être sauvés soient en contact, par l’un et l’autre, avec le guide qui les conduit à la vie »43.

Baptême et eucharistie nous introduisent et nous fortifient dans cette vie plus forte que la mort ; on peut dire qu’ils nourrissent ainsi l’assomption de notre corps charnel en corps spirituel. Toutefois, ce passage du corps de mort au corps de gloire ne va pas sans poser un certain nombre de questions d’ordre philosophique auxquelles la foi — à l’époque de Saint Grégoire comme à celle de Saint Paul44 — n’a qu’une « réponse » à apporter : Dieu est créateur, nous sommes ses créatures.

III Le corps, brisé par la mort, restauré dans la gloire

Une femme oublie-t-elle son petit enfant … ? Je ne t’oublierai pas. Vois, je t’ai gravé sur la paume de mes mains.

(Is 49,15-16)

1 Convertir notre regard

La mort, qui décompose le corps, apparaît comme un des obstacles principaux à une pensée du corps. On sent bien, par exemple, malgré la place prépondérante accordée à l’âme, le souci presque obsédant qui court au long du traité Sur l’âme et la résurrection de Grégoire : le corps de son cher frère Basile, livré à la corruption ! Toutefois dans la mort, contrairement aux apparences, le corps n’est pas anéanti, car « la partie sensible se dissout, mais … l’anéantissement consiste à passer au non-être, alors que la dissolution consiste dans la désagrégation suivie du retour aux éléments du monde dont elle était constituée »45.

Ce qui disparaît, c’est l’eidos du corps, sa forme, ce qui constituait à nos yeux l’ensemble des traits caractéristiques de tel corps. Mais c’est bien assez pour que la résurrection soit perçue comme incompréhensible pour le monde grec ! C’est pourquoi saint Grégoire, désireux d’aider son lecteur à quitter les manières de voir dictées par l’apparence, la facilité et les habitudes communes, le pousse à porter ses regards vers la nature même des choses46. Il commence donc par affronter lucidement les difficultés touchant à la résurrection.

2 Difficultés touchant à la résurrection

Extérieurement, on pourrait classer les objections en deux types47 : comment le corps ressuscité pourra-t-il être constitué de la matière dont était fait le corps terrestre, et quelle sera sa forme (enfant, adulte, rôle des organes …) ?

Quant au fond, ou on admet l’identité du corps actuel et du corps ressuscité, et ça ne tient pas debout. Ou on ressuscite avec d’autres corps, mais alors il ne faut pas parler de résurrection … dans les deux cas, c’est l’impasse ! Relevons juste quelques affirmations significatives de Grégoire :

  • contre Origène, le corps est un. La théorie de l’eidôlon, ce corps aérien qui garderait la forme de mon corps terrestre après la mort, est refusée. C’est bien en mon corps, en mon unique, que je passe la mort et que je ressuscite. En effet, l’union étroite de l’âme avec le corps n’est pas détruite par la mort ; l’âme garde une certaine sympathie pour les éléments dispersés de son corps48, une trace de son eidos, ce qui permet d’envisager plus facilement le « comment » de la résurrection. Ou tout du moins d’éviter le spiritualisme.

  • Toutefois, il faut se garder d’une vision grossièrement matérialiste de la résurrection : c’est le même corps qui ressuscitera, mais autrement. Un seul corps, mais qui change.

  • L’idée de fond, c’est que la puissance divine est sans limites, et les éléments dispersés du corps décomposé ne sont pas hors de son pouvoir (contre les manichéens et les gnostiques, tenants de l’existence éternelle de la matière posée comme un principe à égalité avec Dieu49). D’autant plus que le corps humain n’est pas tout entier dans le changement, mais qu’une part de sa matière reste la même (contre les excès héraclitéens).

De manière générale, on peut dire que le monde grec était absolument incapable de penser la résurrection des corps50. Aux difficultés techniques s’ajoutait surtout une conception massive de l’homme comme incorporel en son essence ; ressusciter dans son corps n’aurait pas seulement été une impossibilité, mais une aberration et un handicap : car au fond, vivement le retour à la condition incorporelle51, où l’âme dégagée d’un trop pesant fardeau sera enfin libre de s’envoler ! Ceci dit, qu’en est-il de la corporéité finale ?

3 Espérer notre corps théophanique

Ainsi le corps de l’épi surgit d’une semence par la puissance divine qui, partant de l’une, réalise l’autre, et celui-ci n’est ni tout à fait le même ni tout à fait autre que la semence. De la même manière, dit Paul, le mystère de la résurrection t’est déjà dévoilé dans ces semences prodigieuses : la puissance divine, dans la supériorité de son pouvoir, non seulement te rend ce qui a été désagrégé, mais y ajoute d’immenses beautés qui donnent plus de magnificence à ta nature52.

Si l’allusion à la première aux Corinthiens est claire, forcément, la réalité envisagée l’est moins ! Le corps, certes, sera dégagé de la pesanteur de sa condition biologique (les tuniques de peau), nous l’avons dit. Mais peut-on aller plus loin sans se perdre en vaines conjectures ? Quelques pistes ont déjà été évoquées53, dont :

  • un dégagement des passions qui fait que l’homme prend la forme de son caractère moral, sans différence entre l’être et le paraître. Enfin ce corps diaphane qui parfois nous manque tant !

  • une manifestation de notre conformité au modèle : le Christ. Nous touchons là quelque chose qui distingue vraiment Grégoire de la pensée grecque, puisque la corporéité purifiée fait partie de l’image de Dieu (Origène, à l’opposé, voyait le salut comme retour à l’incorporéité). Corps théophanique, impassible certes, mais manifestant une âme qui s’avance toujours plus avant dans les profondeurs de Dieu, pour l’éternité.

IV Conclusion

Au terme de ce trop rapide parcours, nous voudrions surtout retenir la vision d’une corporéité perpétuelle et ascendante en parfaite cohérence avec la théologie de la création de Grégoire. Dieu crée une fois pour toutes des créatures qui se déploient et parviennent dans le temps à leur achèvement. Ainsi, le corps de l’homme change comme le blé devenant herbe puis épi : embryon, enfant, adulte, vieillard, cadavre … le corps glorieux sera la dernière de ces transformations, à la fois en continuité et en rupture avec notre corporéité terrestre. À l’opposé de nos a priori ainsi que d’une certaine manière occidentale de penser, nous attendons l’achèvement de notre corps qui, loin de se dégrader inévitablement pour disparaître, s’achemine vers la beauté de sa véritable nature. « La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu … Nous-mêmes, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 9,19.23).

Cachée au secret de la pensée anthropologique grégorienne — et source de son dynamisme — gît une perle précieuse : l’éblouissement devant le corps du Christ au matin de Pâques, vrai corps humain. La nostalgie fait ainsi place à l’élan, puisque le jardin vers lequel nous tendons n’est pas celui de la Genèse, mais celui du matin de Pâques. Nous attendons notre corps du Seigneur car l’homme véritable, c’est l’homme ressuscité. Plantant la croix au principe de notre relèvement, nous pensons que Grégoire manifeste ainsi une vue profondément chrétienne de la corporéité humaine et de la finitude. Concluons donc avec le P. Balthasar, cet ami du Christ.

Fais donc confiance au temps. Le temps, c’est de la musique ; et le domaine d’où elle émane, c’est l’avenir … Dans les eaux mystérieuses du temps où nous baignons et que nous sommes nous-mêmes, dans cette fluidité de l’être, se trouve dissoute et surmontée l’odieuse résistance des cœurs … Tu t’agites sans trêve sous l’aiguillon de ton cœur inquiet, et tu nommes cela religion, mais en vérité qu’est-ce là sinon les soubresauts du poisson dans le bateau ? … Apprends comment dans un même acte il [Dieu] te revêt par amour et te dénude par amour …. Il te retire tous les dons, afin que ce ne soit pas les dons mais le donateur que tu aimes54.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. Lacoste J.-Y., « Âme-cœur-corps », dans Dictionnaire critique de théologie, éd. J.-Y. Lacoste, Paris, PUF, 1998, col. 31s.

  • 2 Cf. Eliade M., Le sacré et le profane, coll. Folio/essais, Paris, Gallimard, 1965, p. 146-152.

  • 3 Nous serons donc obligé, chemin faisant, d’indiquer — sans pouvoir les développer — bon nombre de problématiques de taille : présence de l’âme au corps terrestre vivant puis mort, interactions entre les deux, détail des objections et de leurs réponses concernant la résurrection …

  • 4 Cf. Grégoire de Nysse, Le cantique des cantiques, tr. Ch. Bouchet et M. Devailly, coll. Les Pères dans la foi 49-50, Paris, Migne, 1992, p. 174-175.

  • 5 Grégoire de Nysse, La création de l’homme (cité désormais Création), tr. J. Laplace sj, notes J. Daniélou sj, coll. Sources Chrétiennes 6, Paris, Cerf, 1944, p. 222.

  • 6 Cf. Création § 28-29, p. 216-227. Mais on pourrait aussi se baser sur les discussions de Grégoire concernant la métempsychose. Voir Grégoire de Nysse, L’âme et la résurrection, intr. B. Pottier, tr. Ch. Bouchet, coll. Les Pères dans la foi 73, Paris, Migne, 1998, p. 88-101.

  • 7 Cf. Canévet M., « L’humanité de l’embryon selon Grégoire de Nysse », dans NRT 114 (1992) 686.

  • 8 Création p. 222.

  • 9 Pour ces questions d’unité de l’homme, appuyée sur l’unité de l’acte créateur, voir Pottier B., « L’humanité du Christ selon Grégoire de Nysse », dans NRT 120 (1998) 353-358.

  • 10 Cf. Canévet M., « L’humanité de l’embryon … » (cité supra n. 7), p. 691-692.

  • 11 Cf. Daniélou J., Le IVe siècle. Grégoire de Nysse et son milieu. Notes prises au cours par les élèves, Paris, Institut catholique de Paris, 1964, p. 81.

  • 12 Cf. Cavarnos J.P., « The Relation of Body and Soul in the Thought of Gregory of Nyssa », dans Gregor von Nyssa und die Philosophie. Zweites internationales Kolloquium über Gregor von Nyssa. Freckenhorst bei Münster, 18-23 september 1972, éd. H. Dörrie, M. Altenburger, U. Schramm, Leiden, Brill, 1976, p. 62-63.

  • 13 Cf. Daniélou J., Le IVe siècle … (cité supra n. 11), p. 35 s.

  • 14 Un exemple parmi bien d’autres, où le corps semble avoir partie liée à la mort, au moins autant qu’à la vie : « Le mariage fournit à la mort sa matière et lui prépare des gens destinés à mourir, tels des condamnés », Grégoire de Nysse, Traité de la virginité, éd. M. Aubineau, coll. Sources chrétiennes 119, Paris, Cerf, 1966, p. 437.

  • 15 Création p. 94.102.

  • 16 Ibid. p. 114.

  • 17 Cf. ibid. p. 107s. Pour l’homme, à la fois fruit suprême de l’ascension de la nature et cime de l’univers matériel, voir von Balthasar H.U., Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse (1942), Paris, Beauchesne, 1988, p. 33s.

  • 18 L’interprétation historiquement gagnante des stoïciens considère l’union de l’âme au corps en posant le problème de la liberté humaine face au donné naturel. Voir Pigeaud J., La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, coll. Études Anciennes, Paris, Belles lettres, 1981.

  • 19 Il nous semble important de ne pas le réduire à une école philosophique particulière : imprégné de la culture de son temps, il est cependant avant tout guidé par la Révélation (à preuve, les dossiers bibliques l’emportent chez lui en évidence sur les raisonnements, qui ressortissent à l’interprétation). Voir Daniélou J., Le IVe siècle … (cité supra n. 11), p. 144. De plus, les emprunts à la philosophie sont très différents : simple vocabulaire, images ou véritables théories constituées ; voir Canévet M., « Saint Grégoire de Nysse », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique. Doctrine et histoire, t. VI, 1967, col. 979s.

  • 20 Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, éd. R. Winling, coll. Sources Chrétiennes 453, Paris, Cerf, 2000, p. 173-175.

  • 21 Cf. Création p. 124 s.

  • 22 Ibid. p. 135.

  • 23 Eunome, représentant de l’arianisme — théoriquement liquidé au concile de Constantinople (381) — qui persiste sous forme d’une secte.

  • 24 Voir Florez S.F., « Mal », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, éd. A. Di Berardino, Paris, Cerf, 1990, col. 1520.

  • 25 Création p. 154.

  • 26 Pour les antécédents philoniens et platoniciens de cette première création que Grégoire charge d’un sens nouveau, voir Création, note 1 de J. Daniélou, p. 155.

  • 27 En ceci, Grégoire corrige la pensée de Philon en substituant l’idée d’humanité idéale à celle d’humanité primitive historique, transformant la nostalgie en élan.

  • 28 Création p. 154-155.

  • 29 Canévet M., « La mort du Christ et le mystère de sa personne humano-divine dans la théologie du IVe siècle », dans Les Quatre fleuves 15-16 (1982) 86.

  • 30 Pour le corps ressuscité du Christ, voir Pottier B., « L’humanité du Christ … » (cité supra n. 9), p. 361s.

  • 31 L’âme et la résurrection (cité supra n. 6), § 126, p. 111s.

  • 32 Voir Daniélou J., Le IVe siècle … (cité supra n. 11), p. 123s.

  • 33 Discours catéchétique (cité supra n. 20), p. 193.

  • 34 Non en ce qui concerne la division des sexes (Grégoire reconnaît qu’Adam reçoit une compagne), mais dans l’exercice de la sexualité telle que nous le connaissons aujourd’hui. Le corps idéal n’est pas, pour lui, l’androgyne grec.

  • 35 Ce Discours catéchétique enchaîne, commandé par un souci didactique bien compréhensible, théologie, création de l’homme, incarnation-salut et appropriation des biens du salut.

  • 36 Voir Hamman A.-G., « Quand le Fils aura tout soumis », dans Grégoire de Nysse. Le Christ pascal. Cinq homélies pascales, homélie sur l’Ascension, coll. Les Pères dans la foi 55, Paris, Migne, 1994, Intr. p. 19.

  • 37 Grégoire de Nysse, Homélies sur l’Ecclésiaste, éd. Fr. Vinel, coll. Sources Chrétiennes 416, Paris, Cerf, 1996, p. 141s.

  • 38 Canévet M., « L’humanité de l’embryon … » (cité supra n. 7), p. 693.

  • 39 Grégoire de Nysse, Le cantique des cantiques (cité supra n. 4), p. 71.

  • 40 Grégoire de Nysse, Homélie sur l’Ascension (= PG 46,693), tr. B. Pottier, dans « L’humanité du Christ … » (cité supra n. 9), p. 366.

  • 41 Discours catéchétique (cité supra n. 20), p. 227.

  • 42 Ibid. p. 285.

  • 43 Ibid. p. 315.

  • 44 « Mais, dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps reviennent-ils ? » (1 Co 15,35).

  • 45 Discours catéchétique (cité supra n. 20), p. 191.

  • 46 Cf. Le cantique des cantiques (cité supra n. 4), p. 72.

  • 47 Cf. L’âme et la résurrection (cité supra n. 6), p. 104s. Nous avons choisi de ne pas rapporter le détail des objections philosophiques, mais plutôt leur esprit.

  • 48 Cf. Création p. 210s.

  • 49 Cf. ibid. p. 194s.

  • 50 Malgré la reconnaissance de certains liens qui unissent l’âme au corps : voir les œuvres de vieillesse de Platon, ou les mythes grecs relatifs à l’ensevelissement des corps.

  • 51 Retour lié, pour les Hellènes, à la contemplation de l’ordre éternel de l’univers. À la destruction de cet univers pour les gnostiques et les manichéens. Voir Bréhier É., Histoire de la philosophie, t. I, « Antiquité et Moyen-Âge », coll. Quadrige, Paris, PUF, 92001, p. 442.

  • 52 L’âme et la résurrection (cité supra 6), p. 116 (trad. modifiée).

  • 53 Voir Le Boulluec A., « Corporéité ou individualité ? La condition finale des ressuscités selon Grégoire de Nysse », dans Augustinianum 35 (1995) 315s.

  • 54 von Balthasar H.U., Le cœur du monde, Paris, DDB, 1976, p. 16-24.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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