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La prédication chez Augustin et Eckhart

Marie-Anne Vannier
À quelque neuf siècles de distance, Augustin et Eckhart sont des prédicateurs exceptionnels qui ont bien des points en commun. Il est vrai qu'Eckhart est, au Moyen Âge, l'un des meilleurs lecteurs de saint Augustin. Tous deux sont partis d'une expérience centrale: une compréhension en profondeur de l'Incarnation, qui les a amenés, à partir d'une prédication fondée sur l'Écriture, à exhorter leurs auditeurs à l'avénement du Maître intérieur ou à la naissance de Dieu dans l'âme. S'ils l'ont pu, c'est aussi en raison de la solide théologie trinitaire qui sous-tend leur prédication.

Augustin et Eckhart ont-ils leur place parmi les prédicateurs illustres qui ont marqué l’histoire du christianisme, comme Bossuet, Lacordaire et nombre d’autres ? À première vue, ce n’est pas ainsi qu’on les considère. Augustin apparaît davantage comme le génie de l’Occident, qui a marqué de son empreinte les siècles ultérieurs sur les grandes questions de la théologie, qui a apporté une contribution importante sur le temps, l’histoire... Eckhart, lui, est reconnu comme l’un des principaux représentants de la mystique.

Il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’évêque, Augustin a assuré une prédication continue à Hippone et s’il n’a pas été appelé « Bouche d’Or » par ses contemporains comme son confrère Jean de Constantinople, il a été nommé « la trompette de Dieu »1 ; c’est dire la force de sa prédication qui a largement marqué les habitants d’Hippone et qui était même reconnue par les manichéens. Pour Eckhart, les circonstances sont différentes, mais le résultat identique : en tant que Frère Prêcheur, il lui revenait de « transmettre aux autres les fruits de sa contemplation », selon l’adage bien connu de saint Thomas. Il l’a fait avec virtuosité, à tel point qu’à Erfurt, puis à Strasbourg et dans la vallée du Rhin, il est devenu le prédicateur de référence.

En fait, même si cela ne ressort pas d’emblée, la prédication apparaît comme le cœur même de l’œuvre d’Augustin et d’Eckhart. Sans prétendre que l’art oratoire occupe chez eux le premier plan, force est de reconnaître qu’Augustin nous a laissé quelque mille sermons : 544 ont été répertoriés en 1976 par Pierre-Patrick Verbraken — alors qu’Augustin aurait prêché à près de huit mille reprises2. S’y ajoutent 250 Enarrationes in Psalmos qui sont des homélies, des commentaires sur les Psaumes, 124 Homélies sur l’Évangile de saint Jean, 10 Homélies sur la Première Épître de saint Jean, 26 Sermons retrouvés par François Dolbeau, auxquels il faut ajouter les commentaires de l’Écriture et celui du Sermon sur la montagne — qui ont peut-être été prêchés avant d’être écrits — tout comme les commentaires de la Genèse qu’il reprendra à cinq reprises et qui sont l’écho de sa prédication aux catéchumènes durant la Semaine Sainte.

Pour Eckhart, le chiffre est moins considérable, car ses écrits furent frappés d’interdit ; mais 56 sermons latins et quelque 120 sermons allemands sont parvenus jusqu’à nous. S’y ajoutent également ses commentaires de l’Écriture et du Notre Père et son grand Ouvrage tripartite, en partie perdu aujourd’hui, mais qui avait justement pour objectif de consigner l’apport de sa prédication, comme on le voit dans le Prologue. Il y explique qu’il s’attache à « satisfaire, dans la mesure du possible, au désir de certains frères studieux qui, depuis longtemps, par leurs prières instantes, l’invitent et l’incitent à confier à l’écriture ce qu’ils ont l’habitude d’entendre de sa bouche dans les leçons et les autres activités de l’école, dans les sermons et les entretiens quotidiens. Ils ont en vue principalement trois objets : certaines propositions générales et riches de sens, des solutions nouvelles, brèves et faciles de diverses questions, et, troisièmement, des expositions, peu communes, de diverses autorités du canon sacré de l’un et de l’autre Testament, quand surtout ils ne se souviennent pas de les avoir lues ou entendues ailleurs, pour la raison principale que le nouveau et le rare offrent à l’esprit une stimulation plus agréable que l’habituel, même si celui-ci a plus de valeur et de poids »3. Tout en reprenant l’apport de l’Écriture et des auctoritates, Eckhart renouvelait les perspectives par sa prédication.

Mais pourquoi confronter la prédication d’Augustin et celle d’Eckhart ? C’est là une ouverture, relevant de la réception d’un auteur, d’autant qu’Eckhart est certainement au XIVe siècle l’un des meilleurs lecteurs et interprètes d’Augustin à qui il a dédié un de ses premiers Sermons latins4. Ce sermon certainement prononcé le 28 août 1302 ou le 23 février 1303, applique à Augustin la phrase de l’Ecclésiastique : « Un vase d’or massif, orné tout entier de pierres précieuses », dénomination reprise dans le Sermon allemand 16b. Cet éloge montre à quel point Eckhart apprécie Augustin et comprend ses écrits en profondeur. D’où le bien-fondé de notre rapprochement.

Pour lui donner toute sa mesure, nous envisagerons tout d’abord l’expérience fondatrice de la prédication d’Augustin et d’Eckhart (cf. infra I), puis nous étudierons la méthode qu’ils emploient et le but qu’ils assignent à leur prédication (cf. infra II), ce qui nous amènera à saisir le rapport entre la découverte du Maître intérieur chez Augustin et la naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart (cf. infra III).

I L’expérience du prédicateur

Si Augustin et Eckhart ont été de grands prédicateurs, c’est en fonction d’une expérience spirituelle forte5, d’un don de Dieu qui leur a confié d’annoncer la Parole, de partager aux autres ce qu’ils avaient reçu, de les inviter à connaître le salut. Augustin qui décrit à loisir son cheminement6 dans les Confessions — il évoque le tournant de sa conversion au livre VII, chap. 10,16 à 21,27 — reste étonnamment discret sur l’expérience fondatrice de sa prédication. Il l’évoque à travers l’image des anges qui montent et descendent. En fait, il la relit, comme dans les Confessions, à partir de l’Écriture et de nouveau, à partir de l’Ancien Testament.

Cette image de l’échelle de Jacob, il la reprend souvent7 pour lui donner toute son ampleur dans la septième des Homélies sur l’Évangile de saint Jean. Après avoir dit que la pierre dressée par Jacob est une figure du Christ, il interroge : « Mais qu’a-t-il vu sur l’échelle ? Des anges monter et descendre. C’est ce qui arrive aussi à l’Église : les anges de Dieu sont les bons prédicateurs, ceux qui prêchent le Christ ; voilà ce que signifie : ils montent et ils descendent au-dessus du Fils de l’homme. Comment montent-ils et comment descendent-ils ?… Cherche jusqu’où il était monté : “jusqu’au troisième ciel”. Cherche jusqu’où il est descendu : “jusqu’à donner du lait à de petits-enfants”… Si le Seigneur lui-même est monté et descendu, il est manifeste que ses prédicateurs, pareillement, montent en l’imitant et descendent en le prêchant »8. Ils sont identifiés au Christ. Ils montent, en connaissant une expérience analogue à celle de saint Paul sur le chemin de Damas, en étant « ravis jusqu’au troisième ciel », et ils descendent jusqu’au plus petit pour lui faire comprendre le salut qui lui est donné. Que faut-il entendre par cette expression de « troisième ciel » ? Augustin y revient dans le De Genesi ad litteram : c’est l’expérience même de Dieu, de la communion trinitaire.

Eckhart n’emploie pas les mêmes mots qu’Augustin ; il est très discret sur son expérience mais lorsqu’il l’évoque en filigrane dans le Sermon 71, c’est au même texte d’Ac 9,8 qu’il se réfère. Il semble bien qu’il ait vécu une expérience proche de celle de saint Paul sur le chemin de Damas, qu’il ait été « ravi jusqu’au troisième ciel ». Seulement, pour en rendre compte, il n’a pas recours à l’image utilisée par Augustin, mais à la symbolique de la lumière et de l’obscurité, de l’être et du néant. Ainsi explique-t-il que « par la lumière du ciel, nous faisons l’expérience de la lumière qu’est Dieu, que le sens d’aucun homme ne saurait atteindre »9 et il ajoute que « la lumière que Dieu est flue au-dehors et rend toute lumière obscure. La lumière dans laquelle Paul vit là, dans cette lumière il vit Dieu, rien de plus »10. On est renvoyé du côté de l’apophase, mais aussi de la pénétration dans la vie trinitaire, qui est la pierre d’angle de la prédication d’Eckhart.

Sans doute souhaiterions-nous en connaître davantage sur l’expérience du prédicateur, mais c’est de l’ordre de l’indicible et ce qui importe davantage, c’est le sens même de la prédication, qui est d’amener l’auditeur à une expérience analogue. Ainsi Augustin dit-il, dans le Sermon 114, 1 : « Nous sommes chargés de vous annoncer, non pas notre parole, mais la Parole de Dieu ». Pour mieux se faire comprendre, il reprend l’analogie de la voix et de la Parole et fait de la figure de Jean-Baptiste l’expression même du prédicateur, ce qui l’amène à dire dans le Sermon 293, 3 : « Jean était la voix, mais le Seigneur “au commencement” était la Parole. Jean, une voix pour un temps ; le Christ, la Parole au commencement, la Parole éternelle. Enlève la parole, qu’est-ce que la voix ? Là où il n’y a rien à comprendre, c’est une sonorité vide. La voix sans la parole frappe l’oreille, elle n’édifie pas le cœur… Il est difficile de distinguer la parole de la voix, et c’est pourquoi on a pris Jean pour le Christ. On a pris la voix pour la parole ; mais la voix s’est fait connaître afin de ne pas faire obstacle à la Parole… Moi, je retentis pour faire entrer le Seigneur dans le cœur, mais il ne daignera pas y venir, si vous ne préparez pas la route ».

Eckhart ne reprend pas cette analogie, fort parlante, de la voix et de la Parole, qui réinterprète la distinction aristotélicienne : phonè-logos, mais il choisit celle de la création quand il expose la nature de la prédication dans le Sermon 30. Ainsi explique-t-il la phrase de saint Paul : « “Prêche la Parole, prononce-la, exprime-la, produis-la et enfante la parole”. C’est une chose étrange qu’une chose s’écoule au-dehors et demeure pourtant au-dedans, c’est très étrange ; que toutes les créatures s’écoulent au-dehors et demeurent pourtant au-dedans ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner, c’est très étrange, c’est incompréhensible et incroyable »11. Cette affirmation d’Eckhart rappelle celle du Sermon Denis 2, 2 où Augustin essayait de rendre compte de la création à partir de la parole : « La parole sort de moi, elle va vers toi et elle ne s’est pas retirée de moi »12. Faudrait-il en conclure que la prédication est de l’ordre de la création continuée ? Certainement ; elle relève même de la création nouvelle depuis que le Verbe s’est fait chair, expression johannique que nos deux auteurs commentent longuement, Eckhart soulignant que son but est de laisser émerger cet Etwas in der Seele, ce « quelque chose dans l’âme » qui n’est autre que l’image de Dieu en nous.

Aussi le prédicateur est-il invité à revenir au lieu du cœur où Dieu parle, à « être homme d’oraison avant d’être orateur. En effet, quand l’heure où il doit parler approche, avant de délier sa langue pour parler, qu’il élève vers Dieu une âme assoiffée, afin de faire jaillir en retour ce dont il se sera abreuvé ou de répandre ce qu’il aura accumulé. Sur chacune des questions qui doivent être traitées selon la foi et la charité, il y a, certes, beaucoup de choses à dire, et bien des façons de les exprimer pour ceux qui les connaissent, mais qui sait ce qui, dans le moment présent, est pour nous utile à dire et pour autrui utile à entendre de notre part, sinon Celui qui “voit le cœur de tous”. Par suite, que celui qui veut et savoir et enseigner apprenne donc tout ce qui doit être enseigné, et acquière le talent de la parole, comme il convient aux hommes d’Église »13. Augustin insiste à maintes reprises sur le rôle de la prière, sur l’accueil de l’Esprit Saint. Eckhart est moins explicite mais fréquemment, il évoque une prière qu’il a faite avant de prononcer un sermon et, en mettant l’accent sur le détachement, sur le pâtir Dieu, c’est l’accueil de la grâce qu’il évoque.

De plus, en homme du Moyen Âge, qui plus est, Frère Prêcheur, c’est à travers la lectio divina qu’il vit un temps fort de sa prière ; ce qui amène à préciser le rôle de l’Écriture dans la prédication d’Augustin et d’Eckhart. Le prédicateur est justement « celui qui interprète et enseigne les divines Écritures » (DC IV, 6). Effrayé par la charge qui allait lui être confiée, Augustin demanda un temps de recul avant d’être ordonné, afin de pouvoir approfondir l’Écriture. Ensuite, s’il en connaît une bonne partie par cœur et choisit les passages qu’il commente dans la liturgie, « il prêche la Bible, par la Bible, avec la Bible »14, et définit des principes d’exégèse, en particulier dans le De doctrina christiana. Il en va différemment d’Eckhart qui a été formé à la lecture de l’Écriture dès ses premières années de jeune dominicain, mais qui n’en scrute pas moins le sens pour l’ouvrir, comme Augustin, aux auditeurs de sa prédication.

C’est à partir de cette expérience personnelle et ecclésiale qu’Augustin et Eckhart vont définir une méthode de prédication.

II Comment prêcher ?

L’Antiquité connaissait des méthodes de rhétorique, mais non de prédication à proprement parler. Augustin, qui a quitté le poste de rhéteur pour celui de prédicateur, est donc bien placé pour en donner les normes. Aussi propose-t-il un petit traité sur la prédication au livre IV du De doctrina christiana, un peu comme il avait développé ses idées sur la catéchèse dans le De catechizandis rudibus. En reprenant Cicéron15, il explique que le prédicateur doit avoir pour triple objectif d’« instruire, de plaire et d’émouvoir. Instruire est une nécessité, plaire est un agrément, émouvoir une victoire. Le premier de ces objectifs concerne les idées que nous énonçons, les deux autres, la manière de les exprimer »16, en les rendant accessibles et en persuadant les auditeurs de leur bien-fondé. À ces trois objectifs correspondent les trois sortes de styles distingués par Cicéron17 : simple pour les petits sujets, tempéré pour les moyens et sublime pour les sujets élevés (cf. DC IV, 17, 34).

Or, le prédicateur ne traite que de sujets éminents, relatifs au salut éternel. Il ne peut pourtant se limiter au sublime, sans craindre de lasser son auditoire. Son but sera bien plutôt d’amener à la conversion, en conjuguant les trois styles (cf. DC IV, 22, 51). Comme l’a montré André Mandouze, Augustin, « le converti de Milan devient, comme évêque, le convertisseur d’Hippone »18. En bon rhéteur, il utilise avec virtuosité la diversité des styles et exhorte à faire de même (cf. DC IV, 26, 56). Il fait preuve d’originalité19, s’attache à ouvrir les Écritures avec cette clef qu’est le Christ et à répondre, dans la mesure du possible, aux questions que se posent ses auditeurs. Il vise essentiellement à « enfanter des âmes au Christ »20, ce qui implique plus qu’une virtuosité de langage.

La spécificité de l’éloquence chrétienne telle que la comprend Augustin, tient donc à ce qu’elle « est nourrie de l’Écriture… Toute homélie en définitive n’est rien d’autre que le commentaire de quelques versets de l’Écriture… Augustin a résumé sa doctrine dans une belle formule : nous, prédicateurs, dit-il au peuple de Carthage, nous sommes des semeurs de la Parole de Dieu : Verba Dei seminamur »21. Ses talents rhétoriques, il les met au service de la Parole de Dieu pour la commenter dans le cadre de la liturgie. « Augustin professait que l’Écriture s’explique par l’Écriture… Un même moment liturgique met en œuvre chaque année un même florilège biblique qui peut ne pas être exprimé intégralement chaque fois, mais dont la valeur significative permet l’actualisation adaptée au moment et aux auditeurs »22. Il le peut d’autant mieux qu’il connaît par cœur une partie de l’Écriture et qu’il met directement en lien différents passages qu’il a médités, et en dégage l’enjeu. Il montre qu’ils sont une Parole vivante donnée à entendre et à vivre.

Ainsi propose-t-il une exégèse spirituelle, différente de l’exégèse historico-critique que nous avons connue ces dernières années. « Elle organise toute la Révélation autour d’un centre concret, marqué dans l’espace et dans le temps par la croix de Jésus-Christ »23, centre qui est celui-là même de toute l’Écriture qui justement « résonne le Christ »24. Augustin ne parle pas, comme Jean Chrysostome, de la symphonie des deux Testaments mais part de cette clef qu’est le Christ pour les comprendre. « Il a conscience de continuer, en prêchant, l’œuvre de son Incarnation et sa prédication a pour but de le faire mieux connaître et mieux aimer. Pour découvrir le mystère du Christ, il prêche le mystère de Dieu »25, reprend des temps forts de l’histoire du salut, tels qu’on les trouve dans l’Écriture.

Eckhart procède différemment pour la forme, mais non pour le fond. Il n’est pas rhéteur, même s’il recourt une fois ou l’autre à un jeu de mots dans sa prédication (p. ex., autour du terme de Bild). Il a été rompu aux méthodes de la prédication médiévale, comme en témoignent ses sermons latins qui sont un peu les gammes et le lexique de son œuvre. Ces sermons, longtemps restés dans l’ombre, parce que peu travaillés, sont ardus et parfois aporétiques ; ils se réduisent de temps en temps à une prise de notes préparatoire à un sermon. Ils respectent, en s’arrêtant à telle ou telle composante, les principaux points proposés aux prédicateurs : définition des termes bibliques, division et subdivision des idées, raisonnement et argumentation à partir d’exemples concrets, références à des autorités, jeu verbal en modifiant les suffixes ou les préfixes, explication des métaphores bibliques, mise en évidence des différents sens de l’Écriture, interrogation sur les causes des faits mentionnés26.

À la différence des Sermons allemands — destinés à tous — qui sont devenus célèbres et constituent ce que l’on connaît le mieux de l’œuvre d’Eckhart, les Sermons latins sont des sermons universitaires, des exercices d’école qu’Eckhart adresse à ses confrères. Ils explicitent l’Écriture, mais dans un cadre bien défini. Ils datent de l’enseignement parisien d’Eckhart (1302-1303 et 1311-1313). Certains sermons remontent peut-être même à l’époque où il commentait les Sentences à Paris, en 1293-1294. Ces Sermons prennent place dans la troisième partie de l’Œuvre tripartite. Leur thématique est variée et prépare déjà les grands thèmes de l’œuvre eckhartienne : l’homme noble (Sermons 7, 8, 22, 26, 47), la noblesse de l’âme (Sermon 55), l’humilité (Sermons 7, 12, 13, 22, 35, 38, 55), le pâtir Dieu (Sermon 11), l’Esprit Saint et la grâce (Sermons 1, 9, 23, 25, 31, 33), la naissance de Dieu dans l’âme (Sermons 24, 36, 46, 54), la filiation adoptive (Sermons 44, 49). Ils constituent également un lexique pour l’œuvre eckhartienne, dans la mesure où Eckhart y définit les principaux termes de son vocabulaire.

Il est également un axe des Sermons latins qui éclaire, à bien des égards, l’œuvre ultérieure en allemand, et c’est sa réflexion sur la Trinité et sur le rapport entre Trinité et déité. Dans les Sermons allemands, Eckhart reste parfois allusif sur cette question ou l’aborde d’une autre manière, à partir de la divinisation ; en revanche, dans l’œuvre latine, il développe une théologie trinitaire solide, classique, qui n’est pas sans avoir été influencée par celle de saint Thomas. Dans les Sermons latins II et IV, par exemple, prononcés pour la fête de la Trinité, il met en œuvre toutes les ressources de la théologie trinitaire, passant de ce que nous appellerions, avec Karl Rahner, la Trinité immanente à la Trinité économique. Rompu aux subtilités de la théologie trinitaire dans son expression élaborée telle qu’elle existait au XIVe siècle, Eckhart n’en reste pourtant pas à un exercice d’école ; il dégage des implications pour la vie spirituelle. S’il ne fait que les esquisser dans ses Sermons latins, il leur donne pleine mesure dans son Commentaire de l’Évangile de S. Jean et dans ses Sermons allemands.

Dans sa prédication allemande — à la demande du Pape Clément IV, il a dû opter pour la prédication en langue vernaculaire, afin d’être plus accessible à tous —, passant alors de la prédication universitaire à la prédication aux moniales et au peuple, ces méthodes apparaissent moins, mais son objectif est clairement l’invitation à la naissance de Dieu dans l’âme. Toutefois, de l’œuvre latine à l’œuvre allemande, on peut noter une certaine continuité, une adaptation des thèses théologiques à un plus large public. Au début du Sermon 53, Eckhart expose en ces termes son programme de prédication : « Lorsque je prêche, j’ai coutume de parler du détachement, et de ce que l’homme doit se trouver dépris de soi-même et de toutes choses. En second lieu, que l’on doive se trouver formé intérieurement dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième lieu, que l’on pense à la grande noblesse que Dieu a déposée dans l’âme pour que l’homme parvienne à Dieu de façon merveilleuse. En quatrième lieu, de la limpidité de la nature divine — quelle clarté se trouve en la nature divine, cela est inexprimable. Dieu est une Parole, une Parole inexprimée »27. L’essentiel de la pensée d’Eckhart se trouve résumé dans ce passage et exprimé par la double négativité : celle qui, pour l’être humain, va du détachement jusqu’à l’union à Dieu, en passant par « ce quelque chose dans l’âme » (Etwas in der Seele) et celle qui, d’autre part, conduit à l’apophase vis-à-vis de la nature divine. Il y a là une gradation : Eckhart part d’une considération éthique, le détachement, pour en faire progressivement une composante ontologique, un préalable à ce qu’Augustin désignait par le terme de formatio et qu’Eckhart exprime par celui d’Inbildung, synonyme, dans ce passage, de divinisation. Cette dernière notion ne fut pas exempte de difficulté, d’autant que dans d’autres écrits, Eckhart parle d’assimilation à Dieu ou préconise de « devenir par grâce ce que Dieu est par nature ». De manière analogue, lorsqu’il évoque « la grande noblesse (ce Seelenfünklein incréé et incréable) que Dieu a déposée dans l’âme » — thèse qui induit celle de l’homme noble dont il fait l’un des axes de sa prédication strasbourgeoise —, Eckhart rencontre l’objection de panthéisme. Or, il entend répondre aux partisans du Libre Esprit et désigner par là l’image de Dieu en l’homme et la naissance de Dieu dans l’âme.

Ce sermon fait suite au Sermon 52, considéré comme le plus grand d’Eckhart, où il met l’accent sur la Gelassenheit fondatrice et définit l’homme pauvre comme « celui qui ne veut rien, ne sait rien et n’a rien », abandonné à son créateur et qui, de ce fait, peut pleinement s’achever. Entbildung et Einbildung vont de pair. Pour qu’il puisse être véritablement constitué, pour que Dieu naisse en son âme et fasse de lui un fils, l’être humain doit être complètement détaché, libre par rapport à lui-même et à toute chose. Cette dynamique proprement pascale trace l’axe de sa prédication, comme dans son premier ouvrage déjà, les Entretiens spirituels. Ainsi Eckhart propose-t-il aux partisans du Libre Esprit une autre conception de la liberté. Le détachement fait alors office de catalyseur : loin de lui-même et de toute chose, l’être humain s’attache davantage à Dieu et commence à vivre de sa vie, à aimer de son amour.

Plus qu’un Lesemeister qui commente l’Écriture et propose seulement des interprétations théologiques, Eckhart est surtout, comme prédicateur, un Lebemeister, « un maître à vivre », qui vit et appelle à mettre en pratique ce qu’il enseigne. Ainsi son insistance sur l’Entbildung, sur la constitution de l’être, ne fait-elle pas l’objet d’une pure spéculation, mais est bien un chemin de vie. Malheureusement, son procès a supprimé des témoignages qui auraient été précieux sur son rôle de pasteur d’âmes. Maître spirituel, il le fut et fut très tôt reconnu comme tel. À une époque difficile, il sut opérer un renouvellement profond. Aux moniales toujours plus nombreuses en quête d’un pasteur, il apporta une assistance véritable ; aux laïcs, et peut-être déjà en lien avec le mouvement des Amis de Dieu, il ouvrit les voies de la vie spirituelle ; aux béguines prises dans la tourmente du Libre Esprit, il donna des repères, tout en développant une mystique de l’être, Wesenmystik.

La tâche était d’autant plus ardue que ses auditeurs avaient des niveaux culturels différents et, le plus souvent, n’étaient guère instruits. Il a donc dû recourir à des anecdotes, partir de leur expérience pour en dégager une élaboration théologique. Ainsi l’ouvrage apocryphe intitulé So war Schwester Katrei28, relatant l’expérience d’une moniale qui, après trois jours de léthargie, revient à elle et dit : « ich bin Gott geworden », évoque-t-il peut-être l’adaptation qu’Eckhart a dû réaliser à Strasbourg pour aider dominicaines et béguines déjà avancées dans la vie spirituelle. De manière analogue, Eckhart a intégré dans sa prédication l’apport des mystiques rhéno-flamandes, en particulier Marguerite Porete et Hadewijch d’Anvers, donnant par là même une reconnaissance implicite à leurs écrits. Dans leur prédication populaire, Augustin et Eckhart emploient des méthodes différentes, mais avec un but convergent qui n’est autre que la conformation au Christ.

Reste une difficulté, commune à Augustin et Eckhart : nous ne disposons pas de leur texte, mais seulement de notes prises par les auditeurs. Tel est le cas de tous les grands orateurs qui n’ont pas toujours écrit leur discours au préalable ou n’ont pas trouvé utile de le publier — Augustin improvisait. Aussi « le texte, conservé grâce aux tachygraphes (ou aux moniales) ne reproduit-il que de loin le texte prononcé réellement »29, d’autant qu’il n’a pas été revu par leur auteur. Possidius, biographe d’Augustin, disait qu’il n’y a aucune mesure entre l’audition d’un sermon d’Augustin et sa lecture. Il en va de même pour Eckhart. Nous ne pouvons nous faire qu’une idée lointaine de leur prédication, par les échos qui nous en sont parvenus : les paroles exactement prononcées, le contexte, la densité de vie… nous échappent.

De plus, si les méthodes sont utiles, elles ne sont pas suffisantes. Augustin en est tout à fait conscient, comme il le souligne dans le Commentaire de la Première Épître de saint Jean :

Il y a là un grand mystère à méditer : le son de nos paroles frappe vos oreilles, le Maître est au-dedans. N’allez pas croire qu’on apprenne quelque chose d’un autre homme. Nous pouvons attirer votre attention par le bruit de notre voix : si au-dedans n’est pas celui qui instruit, vain est le bruit de nos paroles. En voulez-vous une preuve ? N’avez-vous pas tous entendu ce sermon ? Combien sortiront d’ici sans avoir rien appris ? Autant qu’il dépend de moi, j’ai parlé à tous ; mais ceux à qui cette onction ne parle pas au-dedans, ceux que l’Esprit Saint n’instruit pas au-dedans, s’en vont sans avoir rien appris. Les enseignements extérieurs sont une aide, une invitation à faire attention. C’est au ciel qu’est la chaire de celui qui instruit les cœurs… Que le Christ parle donc, lui, au-dedans, là où nul homme ne pénètre… C’est le Maître intérieur qui instruit, c’est le Christ qui instruit, c’est son inspiration qui instruit. Là où ne sont pas son inspiration et son onction, c’est en vain qu’au-dehors retentissent les paroles30.

Faudra-t-il conclure que toute prédication est inutile, qu’il suffit de suivre l’inspiration de Dieu et laisser l’Esprit seul réaliser son œuvre ? Augustin n’en vient pas à cette extrémité. Il souligne au contraire que la prédication réveille le Christ qui dort en chacun (cf. Enarr. in Ps. 120, 7). Mais il envisage avec humilité le rôle du prédicateur, qui a une fonction d’éveil, alors que le Christ et l’Esprit font l’essentiel.

Sans le dire, Eckhart adopte la même attitude. Il met fortement l’accent sur l’humilité et développe toute une théologie de la grâce. Ceci apparaît au Sermon 102, où il dit qu’il ne faut pas en rester à l’ignorance, mais en venir à « un savoir transfiguré. Ce n’est pas de l’ignorance que doit venir cette ignorance-là. Bien au contraire : c’est par le savoir qu’il faut accéder à l’ignorance. Il nous faut devenir connaissants de la divine ignorance : alors notre ignorance est ennoblie et ornée par le savoir surnaturel… On apprend davantage sur la sagesse par l’écoute…, car l’opération d’entendre la Parole éternelle demeure en moi »31. C’est bien là une invitation à l’intériorité, à l’écoute de la Parole intérieure.

III La fin de la prédication : la naissance du « Maître intérieur », du Verbe dans l’âme

À travers les diverses formes de prédication — commentaire de l’Écriture, catéchèse, formation continue et spirituelle, défense de la foi, prédication pour les fêtes ou en l’honneur des martyrs… —, Augustin poursuit un objectif précis : donner à ses auditeurs de retrouver et de laisser émerger en eux le Maître intérieur, ce qui est une autre manière de parler de l’accomplissement de l’image de Dieu en l’homme, ou de la dynamique de la création nouvelle, de la filiation divine, en devenant véritablement fils dans le Fils. En de nombreux passages de ses sermons, Augustin revient sur l’importance de l’admonitio, qui est la tâche spécifique du prédicateur. Ainsi en dégage-t-il le sens dans le Sermon 102, 2 : « Rentrez dans votre cœur, et si vous êtes fidèles, vous y trouverez le Christ, c’est lui, en effet, qui vous parle ». Le retour dans le lieu du cœur permet d’entendre la Parole ou, pour reprendre le mot de Karl Rahner, d’être « des auditeurs du Verbe », ce qui amène Augustin à préciser dans le Sermon 179, 7 : « À l’intérieur, là où personne ne peut voir, nous sommes tous des auditeurs ; à l’intérieur, c’est-à-dire dans le cœur, dans l’esprit où enseigne celui qui nous incite à louer Dieu »32. « Il faut que le Christ ne dorme pas en vous, car alors vous comprendrez tout de suite que ce que je vous dis est vrai »33. Le rôle du prédicateur est de l’ordre de l’exhortation, comme le souligne Augustin : « Nous ne faisons pas autre chose que de frapper, du dehors, l’oreille de l’auditeur, Dieu sait parler à l’intérieur »34. Sans doute Augustin est-il tributaire du retour à soi néoplatonicien — philosophie qui joua un rôle important dans sa conversion. Mais comme il le rapporte au livre VII des Confessions, ce n’est pas à la fusion avec l’Un, préconisée par le néoplatonisme, qu’il a abouti. Au contraire, Augustin a découvert plutôt un Dieu interior intimo meo et superior summo meo, en qui il reconnut ensuite le Christ, jusqu’à développer plus tard le thème du maître intérieur. C’est à le reconnaître comme tel qu’il convie ses auditeurs.

Au fur et à mesure de sa prédication, l’évêque d’Hippone précise sa perspective pour lui donner toute sa force dans la vingt-sixième des Homélies sur l’Évangile de saint Jean, aux par. 7 et 8.

Tous les citoyens de ce Royaume seront enseignés par Dieu, ils n’auront pas à écouter des paroles d’hommes. Et même s’ils écoutent des paroles d’hommes, ce qu’ils comprennent leur est néanmoins donné au-dedans, les illumine au-dedans, leur est révélé au-dedans. Que font les hommes qui annoncent la vérité au-dehors ? Qu’est-ce que je fais moi-même à présent, quand je parle ? Je fais retentir à vos oreilles un bruit de paroles. Si donc celui qui se tient au-dedans ne vous en révèle le sens, à quoi bon parler, pourquoi ouvrir la bouche ? L’arboriculteur reste au dehors, le Créateur se tient au-dedans. Celui qui plante et celui qui arrose agissent du dehors, et c’est ce que nous faisons, mais “celui qui plante n’est rien, ni celui arrose, mais celui qui donne la croissance, Dieu”… Voyez comment le Père tire : il charme en enseignant, sans imposer aucune nécessité… Puisque les hommes n’ont pas vu le Père qu’ils ont pour maître, pourquoi ont-ils vu le Fils ? Le Fils parlait, mais le Père enseignait. Moi qui ne suis qu’un homme, qui est-ce que j’enseigne, qui, sinon celui qui écoute ma parole ? Si donc, étant homme, j’enseigne celui qui écoute ma parole, le Père enseigne lui aussi celui qui écoute sa parole et, si le Père enseigne celui qui écoute sa parole, cherche ce qu’est le Christ et tu trouveras qu’il est la Parole du Père… Apprends à être tiré par le Père vers le Fils que le Père t’enseigne, écoute sa Parole…, la Parole qui demeure avec celui qui la profère et attire celui qui l’entend35.

C’est la Trinité elle-même qui enseigne. Le prédicateur a pour fonction de rendre attentif à cette Parole intérieure, point de rencontre de l’homme et de Dieu et lieu où se réalise la création nouvelle. Augustin va très loin dans sa réflexion sur la prédication, encore marquée pourtant par le platonisme, tant par l’admonitio que par la réminiscence. Mais il lui fallait bien s’exprimer dans des catégories que ses contemporains puissent comprendre et qu’il réinterprète pour rendre compte de l’émergence du Maître intérieur, autre expression de l’accomplissement de l’image de Dieu en l’homme, sur laquelle il a beaucoup réfléchi par ailleurs36.

Toutes ses homélies ne se situent pas sur le même plan ; elles répondent à des contextes différents. Il y a les homélies pour les fêtes, qui ont pour objet de préciser le sens de la fête (Noël, l’Épiphanie, Pâques, la Pentecôte…) et de faire entrer dans la joie et le mystère auxquels ces fêtes renvoient37. Ce sont là les homélies les plus simples. D’autres sont des catéchèses sur le sens du Triduum pascal, sur le baptême, le Notre Père, ou encore une formation continue sur les Psaumes, par exemple. Celles-ci éclairent le mystère du Christ à partir de l’Écriture afin de le laisser advenir en chacun. Les Commentaires des Psaumes, eux, ont un statut particulier, en raison de leur ampleur et de leur état d’accomplissement. Augustin y présente les Psaumes comme une prophétie du Christ total, tête et corps38. Ils montrent que « tout le mystère des Écritures est celui du Christ et de l’Église » (Enarr. in Ps. 79, 1). De manière convergente, lorsqu’Augustin s’arrête, dans ses Homélies sur l’Évangile de S. Jean, à la mention de « l’amour de prédilection de Jésus pour Jean », c’est pour mettre en évidence « le double aspect de la mission de l’Évangéliste : contempler et annoncer les mystères de Dieu, en particulier du Verbe fait chair »39. Mais ces Homélies sont traversées par la lutte anti-donatiste et Augustin y est également amené à rappeler que le Christ est le seul Sauveur et l’unique Médiateur40. Il y propose donc un approfondissement dogmatique et sacramentel, tout comme dans les homélies de la controverse pélagienne. D’autres encore ont un statut particulier : elles sont le résumé de l’une ou l’autre de ses grandes œuvres, destiné à sa communauté d’Hippone. Ainsi le Sermon Denis 2 n’est-il pas sans se faire l’écho des Confessions et le Sermon 52 reprend-il les grandes lignes du De Trinitate.

Eckhart reprendra l’acquis de cette réflexion d’Augustin en le radicalisant, faisant de la naissance de Dieu dans l’âme le centre même de sa prédication, comme en témoigne ce petit traité sur la question que sont les Sermons 101 à 10441. Toutefois, avant de nous attacher à ces sermons, nous considérerons d’abord le commentaire qu’Eckhart propose du passage de Lc 11,28 dans le Sermon 4942. Il l’explique en ces termes : « Le Christ dit : “Celui qui écoute la Parole de Dieu et la conserve, celui-là est bienheureux”. Le Père lui-même n’entend rien que cette Parole elle-même, il ne connaît rien que cette même Parole, il ne dit rien que cette même Parole, il n’engendre rien que cette même Parole. C’est dans cette même Parole que le Père écoute et que le Père connaît et que le Père engendre soi-même, et aussi cette même Parole et toutes choses et sa déité jusqu’en son fond, soi-même selon cette nature, et cette Parole avec la même nature dans une autre Personne… Lorsque le Père te donne et te révèle cette connaissance, il te donne alors sa vie et son être et sa déité pleinement et pour de vrai… Car le Père et toi-même et toutes choses et la Parole même sont un dans la lumière ». Sans doute cette interprétation d’Eckhart est-elle originale, mais il entend faire ressortir par là le sens de la Parole qui n’est autre que le Christ. Il peut montrer qu’en écoutant et en conservant la Parole de Dieu, on est introduit dans la vie même de Dieu, dans la Trinité ; en d’autres termes, on connaît la filiation divine. C’est là le cœur de la prédication d’Eckhart.

Dans les Sermons 101 à 104, ce thème prend toute sa mesure. Ainsi au Sermon 101, il se situe dans la ligne même de saint Augustin et précise trois points : le lieu de cette naissance d’abord, puis « comment l’homme doit se comporter à l’égard de cette opération, cette parole intérieure ou cet engendrement » (Sur la naissance… p. 37), et enfin quel profit il en retire. Il s’attache longuement au lieu de cette naissance, qui est le lieu sans lieu, le fond de l’âme, « le désert innommé », disait-il dans son Poème Le grain de sénevé, qui n’est autre que l’image de Dieu en chacun, où se réalise la naissance éternelle. « C’est dans ce fond…, dit-il au Sermon 101, que se trouve… une demeure pour cette naissance et cette opération par laquelle Dieu le Père prononce sa Parole. Car, de par sa nature, ce fond ne peut rien recevoir d’autre que la seule essence divine, sans aucun intermédiaire. Dieu entre ici dans l’âme en son entièreté et non pas seulement en partie. Dieu pénètre ici le fond de l’âme » (Sur la naissance… p. 41-42). Eckhart évoque alors l’image du Grund ohne Grund, du fond sans fond — et c’est là son originalité — pour évoquer le lieu de la naissance de Dieu dans l’âme. L’auteur s’inspire cependant à la fois d’Origène et de saint Thomas pour faire comprendre le sens de l’image de Dieu dans l’être humain.

On s’est parfois demandé pourquoi Eckhart ne développait pas de théologie morale. En fait, sa théologie morale est tout entière ancrée dans la théologie trinitaire. En effet, l’accueil de la naissance de Dieu dans l’âme n’est autre que l’accueil du Verbe que le Père envoie, accueil rendu possible par la grâce. De nouveau, Eckhart dépend ici des Pères, en particulier d’Augustin et des Pères grecs, pour lesquels la morale n’existe que fondée ontologiquement43. Elle a une dimension constitutive de l’être humain, le situe dans la vie trinitaire et le met en relation avec une personne, le Verbe, qui naît continuellement dans l’âme.

En précisant l’attitude à adopter par rapport à la naissance de Dieu dans l’âme, Eckhart explicite le sens de la vie chrétienne et lui donne son orientation éthique44, dans la mesure où il n’envisage pas seulement la vie nouvelle, la filiation divine, donnée au baptême, mais aussi ses prolongements par l’accueil de la grâce baptismale.

Par le fait même, la théologie morale d’Eckhart s’inscrit dans une vision ecclésiale et comporte une dimension trinitaire qu’on a parfois oubliée et qui est le sous-bassement même de la prédication d’Eckhart. Non seulement, il propose une théologie de la grâce45, mais cette dernière est l’écho de sa théologie trinitaire. Là encore, il part de l’acquis de ses prédécesseurs — Denys l’Aréopagite, Maxime le Confesseur, saint Thomas — qu’il réinterprète à sa façon pour parler, au XIVe siècle, de la divinisation et développer une théologie mystique de l’Église d’Occident.

On le comprend par les premiers mots du Sermon 104, où il dit : cette « naissance éternelle, qui vient de se produire dans le temps, chaque jour encore se produit dans le plus intime et le fond de l’âme, sans aucune interruption » (Sur la naissance… p. 119). C’est en quelque sorte d’une divinisation continuée46 qu’il est question, comme l’exprimait d’ailleurs le Prologue de l’Évangile de Jean. C’est la filiation divine, l’introduction à la vie trinitaire qui est le don même de Dieu, par laquelle Eckhart ouvre d’ailleurs son cycle des sermons, en disant au Sermon 101 : « “Que cette naissance se produise toujours, dit saint Augustin, à quoi cela me sert-il si elle ne se produit pas en moi ?”. Qu’elle se produise en moi, c’est cela qui m’importe » (Sur la naissance… p. 35). C’est là une grande espérance pour tous.

Sans doute Eckhart s’appuie-t-il sur Maxime le Confesseur, en particulier sur sa XXIIe Question à Thalassios, où il expliquait que « c’est le propre de la seule grâce divine d’accorder aux êtres, analogiquement, la déification en illuminant la nature par la lumière surnaturelle en la hissant, au-dessus de ses propres limites, à la splendeur de la gloire… : devenir Dieu par grâce… Celui qui l’accorde à ses élus, étant par essence infini, a une puissance infinie pour le faire au-delà même de toute infinité, qui ne s’arrête jamais avec ceux qui naissent d’elle. Toujours plutôt retient-elle à elle ceux qui d’elle reçoivent l’être et ne peuvent être sans elle. De là aussi qu’il parle de la richesse de sa bonté en tant qu’elle n’arrête jamais sa disposition divine et radieuse de bonté pour notre transformation déifiante »47. La déification est l’œuvre même de la grâce. Dieu y communique quelque chose de sa nature divine. Ainsi l’être humain « devient-il par grâce ce que Dieu est par nature ».

S’il emprunte cette idée à Maxime le Confesseur, Eckhart peut également la fonder en se référant à saint Thomas, en particulier en S. Th. IIIa, 23, 1 : « De même que par l’acte créateur, la bonté divine est communiquée à toutes les créatures, de même, par l’acte d’adoption, une ressemblance de la filiation naturelle est communiquée aux hommes, selon l’épître aux Romains : “Ceux qu’il a distingués d’avance pour être conformes à l’image de son Fils” (8,29) ». On comprend donc que c’est à partir d’un solide ancrage dans la Tradition, où Augustin a un rôle important, qu’Eckhart parle de la naissance de Dieu dans l’âme lors de son séjour à Erfurt.

Dans les Sermons 101 à 104, Eckhart propose véritablement son traité de la naissance de Dieu dans l’âme. Il dit qu’il s’adresse à un public choisi, certainement celui de ses frères dominicains et des habitués du Couvent d’Erfurt à qui il n’a pas besoin de préciser toutes les auctoritates — qu’ils connaissent par ailleurs ou peuvent retrouver dans la Glose ordinaire — sur lesquelles il se fonde. De plus, son public est de plain-pied dans la réalité qu’il évoque, celle de la filiation divine, et la laisse advenir en lui. S’il nous faut retrouver l’arrière-fond culturel d’Eckhart et préciser à quelles œuvres des Pères et des médiévaux il se réfère, en revanche, l’invitation à la filiation divine — à laisser advenir en nous la naissance de Dieu — nous est également adressée. Le message d’Eckhart traverse donc bien les siècles. C’est véritablement une parole jaillie du cœur de Dieu, sa Parole même qu’est le Fils et qui nous exhorte à devenir fils dans le Fils, message de tout le christianisme. Eckhart le reprend en une remarquable synthèse dans la prière qui clôt ce cycle de sermons : « Afin que nous observions ici ce repos et ce silence tourné vers le dedans, de sorte que la Parole éternelle soit en nous prononcée et comprise, et que nous devenions un avec Elle, que le Père nous vienne en aide et la Parole elle-même et l’Esprit de ces Deux. Amen » (Sur la naissance… p. 151). Comme Augustin dans la prière finale de son De Trinitate, Eckhart s’en remet au terme à la Trinité elle-même.

* * *

Si Augustin et Eckhart furent de grands prédicateurs, ce n’est pas tant par la virtuosité de leur parole que par le sens qu’ils ont donné à leur prédication : une exhortation à laisser advenir le Maître intérieur, et que s’opère la naissance du Verbe dans l’âme de leurs auditeurs. Ainsi ont-ils été prêcheurs de la Bonne Nouvelle et se sont-ils situés dans la dynamique de la création nouvelle, de la vie trinitaire. Ils en ont fait l’expérience et s’attachent à la leur partager, les invitant à accueillir cette vie en leur cœur.

Notes de bas de page

  • 1 Augustin dHippone, Ep. 32, 2-3.

  • 2 Cf. Madec G., La patrie et la voie. Le Christ dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Desclée, 1989, p. 115.

  • 3 Meister Eckhart, Die latinischen Werke (LW) 1, Stuttgart, Kohlhammer, 1936, p. 148.

  • 4 Cf. LW 5, 1/2, p. 89-99.

  • 5 Cf. Bochet I., « L’expérience spirituelle du prédicateur selon S. Augustin », dans Connaissance des Pères de l’Église 74 (1999) 46-53.

  • 6 Cf. Vannier M.-A., « Creatio », « conversio », « formatio » chez S. Augustin, coll. Paradosis, Fribourg, éd. Univ., 21997.

  • 7 Cf. Augustin dHippone, Enarr. in Ps. 119, 2 ; 44, 20 ; Contra Faustum XII, 26. Cf. Berrouard M.-Fr., « Saint Augustin et le ministère de la prédication. Le thème des anges qui montent et qui descendent », dans Recherches Augustiniennes 2 (1962) 447-501.

  • 8 Augustin dHippone, Homélies sur l’Évangile de saint Jean VII 23, BA 71, p. 459-463.

  • 9 Maître Eckhart, Et ce néant était Dieu : Sermons 61 à 90, éd. Gw. Jarczyk et P.-J. Labarrière, t. 3, Paris, Albin Michel, 2000, p. 91.

  • 10 Ibid. p. 97.

  • 11 Maître Eckhart, Sermons I, éd. J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, p. 243.

  • 12 Miscellanea Augustiniana, Rome, 1930, vol. I p. 13, ligne 3.

  • 13 Augustin dHippone, De doctrina christiana IV, 15, 32, BA 11/2, p. 367-369 (cité désormais DC).

  • 14 Van der Meer F., Saint Augustin, pasteur d’âmes, t. II, Paris-Colmar, Alsatia, 1955, p. 195.

  • 15 Cicéron, Orator 21, 69.

  • 16 DC IV, 12, 27, p. 361. Voir Studer B., « Delectare et prodesse. Zu einem Schlüsselwort der patristischen Exegese », dans Id., Dominus salvator, Rome, Pont. Ath. Anselmianum, 1992, p. 431-461.

  • 17 Cicéron, Orator 29, 101.

  • 18 Mandouze A., « Du converti de Milan au convertisseur d’Hippone », dans Augustinianum 30 (1987) 89-98.

  • 19 Marrou H.-I., Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, De Boccard, 41958, p. 512-540.

  • 20 Augustin dHippone, Contra Faustum XXXII, 10, PL 42, col. 502.

  • 21 Marrou H.-I., Saint Augustin… (cité supra n. 19), p. 528 ; 530-531.

  • 22 La Bonnardière A.-M., « Augustin, ministre de la Parole de Dieu », dans Saint Augustin et la Bible, éd. A.-M. La Bonnardière, Paris, Beauchesne, 1986, p. 55-56.

  • 23 de Lubac H., Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, t. I, Paris, Aubier, 1959, p. 16-17 ; cf. Pontet M., L’exégèse de S. Augustin prédicateur, Paris, Aubier, 1947, p. 345-383.

  • 24 Contra Faustum XXII, 94, PL 42, col. 463.

  • 25 Berrouard M.-Fr., « Introduction » à Augustin dHippone, Homélies sur l’Évangile de saint Jean CIV-CXXIV, coll. Œuvres de saint Augustin 75, éd. M.-Fr. Berrouard, Paris, Inst. d’Ét. Augustiniennes, 2003, p. 18.

  • 26 Cf. Gilson Ét., « Michel Menot et la technique du sermon médiéval », dans Revue d’histoire franciscaine 2 (1925) 128-149.

  • 27 Cf. Haas A.M., « Meister Eckharts geistliches Predigtprogramm », dans Id., Geistliches Mittelalter, coll. Dokimion 8, Freiburg, Schweiz Universitätsverlag, 1984, p. 189-209.

  • 28 Les dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg, tr. G. Pfister, préf. M.-A. Vannier, coll. Les carnets spirituels 26, Orbey, Arfuyen, 2004. Cf. recension infra p. 290.

  • 29 Van der Meer F., S. Augustin… II (cité supra n. 14), p. 206.

  • 30 Augustin dHippone, Commentaire de la Première Épître de saint Jean, éd. P. Agaësse, coll. Sources Chrétiennes 75, Paris, Cerf, 1961, p. 211, III, 13.

  • 31 Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme. Sermons 101-104, tr. G. Pfister, préf. M.-A. Vannier, Paris, Arfuyen, 2004, p. 84 (cité désormais Sur la naissance…) ; cf. recension infra p. 291.

  • 32 Augustin dHippone, dans PL 38, col. 970.

  • 33 Id., Enarr. in Ps. 120, 7, dans CCL 40, p. 1792.

  • 34 Id., Sermo ad Caesar. Eccl. plebem 9, dans PL 43, col. 697.

  • 35 Id., BA 72, p. 501-505.

  • 36 Cf. Heijke J., S. Augustine’s Comments on ‘Imago Dei’, Gemert, Missiesem. Paters van H. Geest (Worcester, Classical Folio, Suppl. III), 1960.

  • 37 Cf. Madec G., La patrie et la voie (cité supra n. 2), p. 127-135.

  • 38 Cf. Pontet M., L’exégèse… (cité supra n. 23), p. 407s. ; Fiedorowicz M., Psalmus, vox totius Christi. Studien zur Augustins ‘Enarrationes in Psalmos’, Freiburg, Herder, 1997.

  • 39 Dideberg D., « S. Jean, le disciple bien-aimé, révélateur des secrets du Verbe de Dieu », dans Saint Augustin et la Bible (cité supra n. 17), p. 201.

  • 40 Cf. Berouard M.-Fr., « Introduction » (cité supra n. 25), p. 55-78.

  • 41 Cf. supra n. 31.

  • 42 Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu : Sermons 31 à 60, tr. Gw. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Albin Michel, 1999, ici p. 129-130 ; 132.

  • 43 Cf. Mieth D., « Kontemplation und Gottesgeburt – Die religiöse Erfahrung im Christentum und die christliche Erfahrung des Religiösen bei Meister Eckhart », dans Religiöse Erfahrung. Historische Modelle in christlicher Tradition, éd. W. Haug et D. Mieth, München, Schoningh, 1992, p. 216-217.

  • 44 Cf. ibid. p. 218-219.

  • 45 Cf. Weber E.H., « La théologie de la grâce », dans Revue des sciences religieuses 70 (1996) 48-72.

  • 46 Idée fréquente chez les Pères grecs et chez Jean Scot Erigène, en particulier, De la division de la nature II, 33.

  • 47 S. Maxime le Confesseur, Questions à Thalassios, éd. J.-Cl. Larchet et E. Ponsoye, coll. L’arbre de Jessé, Suresnes, éd. de l’Ancre, 1992, p. 112-113.

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