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Le xxe siècle a vu se marginaliser la conception réaliste de la vérité, qui a structuré la pensée occidentale durant des millénaires. Pour en montrer à nouveau toute la valeur, on peut faire appel à une expérience universelle: la falsification. Celui qui fait cette expérience est amené à reconnaître que la vérité est une correspondance entre l'esprit et le réel, qui s'impose à nous; et qu'elle est atteinte, loin de tout cartésianisme, de manière historique, au moyen d'une rationalité toujours située et limitée. Le xxe siècle a également offert à la pensée humaine de nombreux moyens nouveaux pour reconnaître ses limites.

La tradition philosophique occidentale s’est penchée très tôt sur la question de la vérité. Dès ses débuts, elle a réfléchi à la vérité et envisagé plusieurs pistes pour l’analyser et la définir. Sa réponse traditionnelle a été réaliste : la vérité est une correspondance, une adéquation entre le réel et l’intellect (Aristote). Cette réponse a longtemps prévalu. Mais force est de constater que l’on a assisté récemment à une progressive perte d’influence de cette théorie de la vérité-correspondance traditionnelle. Celle-ci a longtemps structuré la pensée mais, depuis un peu plus d’un siècle, son rôle dans l’articulation du sens s’est estompé pour laisser place à des perspectives nouvelles1. Michael P. Lynch, dans son livre publié en 2001 The Nature of Truth. Classic and Contemporary Perspectives2, reprend, au moyen d’un tableau récapitulatif qui aide à comprendre la place de chacune, les multiples thèses concernant la vérité qui ont cours dans le débat contemporain. Il situe celles-ci entre deux pôles : d’une part, une conception dite robuste de la vérité qui entend en souligner le réalisme, telle l’antique conception de la vérité-correspondance par exemple, et, de l’autre, une conception déflationniste de la vérité qui entend au contraire en dégonfler (to deflate = dégonfler) le terme et le vider de son contenu réaliste.

La vérité a-t-elle une nature ou non, se demande d’entrée de jeu Michael P. Lynch. Certain répondent par la négative. Les plus radicaux d’entre eux sont les défenseurs d’une théorie déflationniste de la vérité, si tant est que l’on peut encore parler de théorie à propos de leurs thèses. Selon eux, notre concept de vérité ne devrait pas être compris comme expression d’une quelconque propriété, mais comme simples jeux de langage ou de logique. Pour eux, la vérité est en fait un pseudo-problème qui a fait couler beaucoup trop d’encre. Certains ne vont pas aussi loin et reconnaissent à la vérité sinon une nature, du moins une propriété minimale logique : on les appelle minimalistes (Paul Horwich).

De l’autre côté, il y a ceux qui répondent par l’affirmative : « la vérité a au moins une nature », et qui se distinguent selon qu’ils accordent à la vérité une ou plusieurs natures. Les pluralistes (Crispin Wright) sont ceux qui lui accordent plus d’une nature. Cette position est sans doute celle qui est la plus répandue aujourd’hui dans l’opinion publique occidentale. Beaucoup en effet considèrent qu’il est erroné de parler d’une seule vérité : il y a plusieurs vérités, qui ne sont pas tout à fait de la même nature. Ce n’est pas l’opinion que l’on entend le plus souvent dans le monde philosophique. Le pluralisme en matière de vérité n’y est pas la position dominante. Quand on y accorde à la vérité une certaine nature, on préfère lui attribuer un statut épistémique. Les tenants de cette position sont nombreux. Parmi ceux-ci il y a les défenseurs d’une compréhension de la vérité définie en termes de cohérence. Quand on dit qu’une chose est vraie, on affirme une cohérence entre cette chose et un système bien précis de pensée, un paradigme, un schème conceptuel, un réseau d’idées, une idéologie, politique, religieuse ou autre… Ce type de théories de la vérité est généralement le fait de penseurs idéalistes. Parmi les tenants d’une conception épistémique de la vérité, il faut également citer les pragmatistes, nombreux et influents aux États-Unis, et pour qui le statut de la vérité est à comprendre en termes d’effets pratiques sur l’expérience humaine.

Enfin, il y a ceux qui, tout en accordant une nature à la vérité et en refusant de la comprendre de manière purement épistémique, se distinguent entre eux selon qu’ils la considèrent comme relation ou non entre l’esprit et le monde. La théorie de l’identité nie cette relation, affirmant que les pensables vrais sont identiques aux faits (Jennifer Hornsby). Les théories dites de la vérité-correspondance l’affirment. C’est à cette dernière famille qu’appartient la définition classique de la vérité en termes de correspondance entre le réel et l’esprit qui le pense. Certains semblent se situer entre ces deux pôles. Ainsi, par exemple, pour Heidegger la vérité est dévoilement, alêtheia : elle n’est pas correspondance au sens où l’entend la théorie de la vérité-correspondance, mais, plus originellement, ouverture du Dasein.

Il existe encore d’autres conceptions de la vérité dans la philosophie contemporaine, qui ne sont pas reprises dans le tableau de Michael P. Lynch. Ajoutons notamment la conception existentialiste de la vérité, apparemment très en vogue elle aussi dans la mentalité actuelle, parfois plus ou moins consciemment. Ainsi chez Kierkegaard, la vérité est la subjectivité. Les philosophes existentialistes, dans une perspective analogue, définissent volontiers la vérité en termes d’authenticité et de cohérence avec sa propre existence.

Les théories philosophiques de la vérité sont donc très nombreuses aujourd’hui. Dans leur foisonnement, on distingue généralement quatre familles que l’on considère comme majeures : les théories de la vérité-correspondance, les théories de la vérité-cohérence, les théories pragmatistes et les théories déflationnistes. Les autres sont jugées moins importantes.

Les théories de la vérité-cohérence sont nées fin xixe, début xxe dans l’univers de l’idéalisme anglais, héritier de son homologue allemand (Bradley, Bossanquet, Joachim, Blanshard). Les théories pragmatistes de la vérité ont vu le jour à la même époque, aux États-Unis (Peirce, James, Dewey). Leur conception épistémique de la vérité a porté un coup à l’idée traditionnelle de correspondance entre le réel et l’esprit qui le pense. L’arrivée, à partir des années vingt, des théories déflationnistes (Ramsey puis Strawson, Quine, Gover-Camp-Belnap) a accentué encore le processus d’évidement de la conception réaliste. Celle-ci a été néanmoins revisitée par des auteurs d’importance dès le début du xxe siècle, qui ont tenté d’en montrer à nouveaux frais toute la pertinence (Moore, Russell, Austin, Tarski). Elle-même a subi pour sa part un infléchissement significatif et on en est arrivé à parler de la vérité, bien souvent, non plus en termes de correspondance entre le réel et l’intellect, mais plutôt de correspondance entre un fait, ou un état de fait, et une proposition ou un jugement.

Ainsi, l’antique construction réaliste s’est-elle rapidement effritée. Une telle évolution dans l’histoire des idées n’est certainement pas à considérer comme quelque chose d’insignifiant. Bien au contraire, il s’agit là d’une véritable révolution qui touche et déplace les fondements mêmes de la pensée. Les conséquences en sont majeures, à tous niveaux. En ce début du xxie siècle, nous sommes tous profondément influencés par cette prise de distance qui s’est progressivement opérée par rapport à l’origine même de la philosophie et de la pensée rationnelle en Occident, et nous devons assumer cet héritage.

Benoît XVI prend la mesure de la question quand il dénonce ce qu’il appelle la dictature du relativisme. Car, dans un monde où l’idée même de vérité est aussi déstructurée et où l’on ne s’accorde plus du tout sur ce qu’est la vérité elle-même, ni sur le fait qu’elle a ce que l’on peut appeler une nature, comment ne pas tomber dans un relativisme certain ? Des philosophes contemporains comme Richard Dawkins ou Alasdair MacIntyre dénoncent à leur façon ce relativisme de la pensée actuelle. Nous devons reconquérir une juste conception de la vérité avant toute autre chose pour pouvoir bâtir notre pensée sur des bases solides. Car, sans une telle conception, nous ne pouvons être d’accord sur rien. Comment faire dès lors ?

Une expérience commune à tout être humain me semble pouvoir constituer un point de départ universel pour une telle entreprise. C’est l’expérience de la falsification. Prenons ici un exemple. Longtemps, on a pensé que la Terre était plate. Mais un jour, le réel s’est imposé à l’homme et celui-ci a bien dû reconnaître que la Terre n’était pas plate comme il se l’imaginait. Une telle expérience est une expérience de falsification. La pensée est falsifiée car le réel ne correspond manifestement pas à ce qu’on en pensait. On a beau vouloir se voiler la face et penser autrement, l’esprit humain est ainsi fait qu’il ne peut pas indéfiniment nier le réel. Ainsi, un jour ou l’autre, une certaine correspondance avec le réel s’impose à lui, ce qui peut prendre des générations. Le réel, en effet, fait valoir ses droits. Or cette correspondance est précisément ce que l’on appelle la vérité. Alasdair MacIntyre explique que « la conception la plus primitive de la vérité est […] celle du caractère manifeste des objets qui se présentent à l’esprit ; et c’est lorsque l’esprit ne perçoit pas ce caractère manifeste qu’apparaît la fausseté, c’est-à-dire l’inadéquation de l’esprit à ses objets »3. C’est dans la perception de cette absence de correspondance, qualifiée en termes de fausseté, que se fonde sans doute la version originale la plus élémentaire et la plus universelle de la théorie de la vérité.

Devant une telle expérience, plusieurs attitudes sont possibles. Certains veulent en rester à ce qu’ils pensent. Ils nient les faits et refusent de considérer que ce qu’ils pensent s’est avéré faux. Refusant le réel, ils deviennent victimes d’une pathologie de l’esprit. D’autres acceptent l’expérience déstabilisante de la falsification. Ils sont alors obligés d’accepter une conception réaliste de la vérité et sont amenés à reconstruire, en partie au moins, leur vision du réel.

Pour ceux-là, deux postures philosophiques radicalement différentes sont possibles. L’une est d’ascendance cartésienne. Elle consiste à procéder à une falsification systématique des connaissances pour vérifier au terme ce qui reste de vrai. On fait alors table rase. Pour qu’une telle tabula rasa soit possible, il faut penser de manière corollaire qu’il existe une rationalité qui la rende possible. Or cette rationalité doit elle-même être infalsifiable. Sinon, comment être sûr des résultats auxquels elle peut mener ? Si celle-ci est falsifiable, il faut d’abord procéder à sa falsification systématique avant de pouvoir l’utiliser dans sa recherche de la vérité. On suppose aussi l’être humain capable d’avoir recours à une telle rationalité pure.

L’autre posture philosophique consiste à considérer qu’une telle entreprise nous est impossible, que la tabula rasa n’est pas à notre portée, ne fût-ce que parce que notre rationalité n’en est pas capable. Il n’y a pas d’accès possible pour elle à des critères de rationalité infalsifiables, neutres et universels, dira-t-on, mais chacun utilise des critères limités de rationalité qui permettent d’avancer, humblement, vers une plus grande vérité. C’est la posture de celui qui considère que, de siècle en siècle, l’être humain, au moyen de critères de rationalité toujours limités, avance, humblement, vers une plus grande vérité, sans jamais pouvoir se fonder sur des critères de rationalité infalsifiables qui lui permettraient d’accéder une fois pour toutes à toute la vérité.

Voici ces deux postures philosophiques mises en regard :

Posture n° 1 Posture n° 2 recours à des critères infalsifiables, neutres et intemporels de rationalité critères non neutres, temporels, et parfois temporaires, de rationalité connaissance de la vérité en suivant des méthodes infalsifiables concurrence des progrès d’investigation rationnelle diverse vers la vérité une vérité universelle, objective et intemporelle définie en termes de relation entre notre connaissance et le monde, ce qui est une vérité universelle, objective et intemporelle définie en termes de relation entre notre connaissance et le monde, ce qui est caractère facultatif de l’histoire historicité du processus de connaissance et importance décisive de l’histoire

La première posture est franchement irréaliste, angélique même, au regard de la façon dont, concrètement, l’homme a toujours pensé, et de ce que nous dit l’anthropologie philosophique contemporaine en matière de rationalité humaine. L’esprit humain est un esprit limité qui utilise des méthodes limitées pour avancer humblement vers la vérité. Il est aussi un esprit situé dans le temps et dans l’espace, situé aussi dans un contexte naturel et culturel précis qui lui impose des méthodes d’investigation toujours situées. D’où l’importance décisive que revêt la prise en compte de l’historicité de la connaissance, et donc de l’histoire de la pensée. C’est au sein de cette histoire que l’homme avance, porteur d’un héritage qui a ses forces et ses faiblesses, prêt aussi à léguer après lui un héritage qui, si tout va bien, aura un peu plus de forces et moins de faiblesses. Il est dès lors capital pour l’être humain en quête de vérité de prendre la mesure du caractère historique de sa recherche rationnelle.

Un auteur comme saint Thomas d’Aquin en était déjà conscient, à sa manière. Héritier lui-même d’une méthode d’investigation très précise, il a mis celle-ci en œuvre de manière exemplaire. Cette méthode est la célèbre méthode scolastique qui consistait, au xiiie siècle, à procéder en recueillant dans un premier temps toutes les opinions significatives concernant la question dont on traitait, qu’elles soient en faveur ou en défaveur de la thèse que l’on entendait défendre. Une fois l’enquête historique réalisée, venait le deuxième temps, celui de la défense de la thèse proprement dite. Cette défense devait tenir compte des apports des multiples opinions recensées dans la première partie de l’enquête. Elle devait aussi, et c’est le troisième temps, permettre de répondre à certaines lacunes présentes dans les opinions inventoriées. Thomas a laissé un héritage très riche, qu’il nous faut assumer à sa suite, avec ses faiblesses et ses forces.

Aujourd’hui, prendre la mesure du caractère historique de notre enquête rationnelle implique nécessairement un recours à la philosophie du langage. Cette philosophie a pris une place énorme dans la pensée contemporaine car on s’est progressivement rendu compte à quel point le langage influence l’investigation rationnelle. Pour bien penser, il faut de nos jours prendre la mesure des jeux de langage qui interviennent en toute enquête portant sur la vérité. Le langage scientifique n’est ni le langage poétique, ni le langage théologique. D’aucuns ont voulu tout réduire au seul langage scientifique. Ce fut le cas du néopositivisme, notamment chez un auteur comme Alfred J. Ayer qui n’acceptait de considérer comme vrais que des jugements scientifiques factuels et reléguait dans une sphère de l’émotion tous les jugements moraux, poétiques ou encore religieux. C’était là oublier la part de vérité qui existe dans tous les types de discours. Évidemment, si l’on attend du discours poétique une vérité de type scientifique, on sera déçu. Mais une telle attente pèche par un manque de compréhension de la différence fondamentale qui existe entre le langage scientifique et le langage poétique. Il en va de même pour le langage religieux. La Bible ne nous parle pas comme un traité de physique quantique ou d’histoire contemporaine. Chaque type de langage a sa logique propre.

Qu’en est-il dès lors de la vérité ? Y a-t-il une vérité scientifique à côté d’une vérité poétique, d’une vérité morale ou encore religieuse ? Rappelons-nous ce qu’est la vérité : une correspondance entre le réel et l’esprit qui le pense. Or les objets dont parlent ces différents discours ne sont pas les mêmes. Le discours scientifique porte sur des objets scientifiques, et il doit en rester là. Le discours moral porte sur des questions de morale, tandis que le discours religieux porte sur des questions religieuses, qui ont aussi évidemment des incidences sur la morale. La vérité, définie comme correspondance entre le réel et l’esprit qui le pense, ne varie pas selon les discours. Ce sont les objets du réel déclarés vrais qui varient.

De tous ces objets réels connus, on peut dire qu’ils sont vrais. L’universalité du prédicat « vrai », la philosophie médiévale l’a longuement étudiée dans le cadre de ce qu’elle a appelé la théorie des transcendantaux. Le contexte était évidemment différent de celui de la pensée contemporaine, mais l’héritage demeure toujours valable4. En effet, selon la théorie scolastique des transcendantaux, il y a un certain nombre d’attributs qui s’appliquent à tous les êtres. Trois d’entre eux sont toujours reconnus comme tels : l’un, le vrai et le bon. D’autres s’ajoutent à cette liste, selon les auteurs. Dans L’être fini et l’être éternel, Edith Stein explique comment, pour Thomas d’Aquin, les transcendantaux, et en particulier le vrai, « expriment ce qui appartient à chaque étant »5. Thomas, dans son De veritate, considère les transcendantaux comme étant l’ens, la res, l’unum, l’aliquid, le bonum et le verum. « Ens désigne l’étant dans la mesure où il est, tandis que res exprime l’étant (…) en tenant compte de ce qu’il est »6. L’unum désigne l’indivisibilité de l’étant, son unité indivisible. Tous les autres transcendantaux posent l’étant par rapport à un autre. « Si on le nomme aliquid, on le pose par opposition à un autre étant »7 en tant que chose qui est autre qu’une autre. Les deux derniers transcendantaux expriment l’être dans son rapport avec un autre étant. « Un tel rapport devient une détermination transcendantale lorsqu’il s’agit d’un étant auquel il appartient de pouvoir se mettre en rapport avec tout autre étant », car les transcendantaux sont universels, s’appliquent à tous les êtres. Cela se vérifie selon Aristote et Thomas dans le cas de l’âme humaine : en effet, l’âme humaine — ce qui n’est pas le cas d’une pierre par exemple — peut avoir un rapport de volonté et de connaissance avec tout étant. « Sa tendance résulte de l’accord de sa volonté avec l’étant ; sa connaissance provient de l’accord de l’entendement avec l’étant. En tant qu’objet de la tendance, l’étant s’appelle le bien, en tant qu’objet de la connaissance, il s’appelle le vrai »8.

Est donc vrai un objet de connaissance dans la mesure où sa connaissance provient de l’accord de l’entendement avec son objet. Est-ce à dire que la vérité est dans l’objet lui-même ? N’est-elle pas plutôt dans l’entendement qui peut, lui et pas l’objet, avoir un rapport avec tout autre étant, ce qui est essentiel à la définition du transcendantal9 ?

À proprement parler, la vérité est dans l’entendement. Elle est avant tout une correspondance intellectuelle entre le réel et l’esprit qui le pense10. Est vrai un objet de connaissance, mais cet objet de connaissance ne se confond pas avec l’objet lui-même en tant que réalité extra-mentale ; il est l’objet en tant qu’il est connu, c’est-à-dire en tant qu’objet de connaissance. C’est pour cette raison que la vérité demeure même quand les objets ont disparu. Si, par impossible, tout esprit pensant disparaissait de la surface de la Terre, de l’univers visible et invisible, y aurait-il dès lors encore une vérité ?

Thomas d’Aquin est très clair à ce sujet dans son De veritate : « Même si il n’y avait plus d’intellects humains, les choses pourraient être dites vraies à cause de leur relation à l’intellect divin. Mais si, par quelque impossible supposition, l’intellect n’existait pas et que les choses continuaient d’exister, alors la ratio veritatis, c’est-à-dire la notion de vérité, ne subsisterait plus d’aucune façon » (De veritate q. 1, a. 2). Sans esprit, la vérité n’existe donc plus. Il n’y aurait plus que des choses, sans notion de vérité. Il semble donc bien que le réalisme de la vérité implique qu’il existe un esprit tel que si, par impossible, tout autre esprit disparaissait, la vérité demeurerait en ce dernier esprit subsistant. Cet esprit, c’est l’esprit de celui que nous appelons Dieu. Il est comme le point d’Archimède de la théorie réaliste de la vérité. C’est ce qu’a bien compris un auteur comme Hilary Putnam quand, dans Reason, Truth and History (1981), il explique que le réalisme méta-physique et la théorie bimillénaire de la vérité-correspondance dépendent de ce qu’il appelle le Point de vue de Dieu, « the God’s Eye Point of View ».

Aussi, la vérité est-elle premièrement dans l’esprit divin qui connaît parfaitement et en qui être et connaître coïncident à tel point que l’on peut dire que Dieu est la Vérité. Elle est secondairement dans l’esprit humain qui connaît en vérité en tant que mesuré par l’esprit divin. Elle est dite être dans les choses, mais secondairement et improprement, au sens où les choses sont telles qu’elles sont pensées par l’esprit qui pose un jugement vrai à leur égard11.

L’esprit humain est fondamentalement un esprit en quête de vérité. Et il découvre progressivement cette vérité dans tous les registres du réel dans lesquels il vit. Son travail consiste à articuler tout ce qu’il découvre de vrai au sein d’un savoir unifié, travail toujours à poursuivre et à reprendre. Bien souvent, une découverte faite dans un champ du réel semble en contradiction avec la connaissance que l’on en a à partir d’un autre champ. La découverte du fait que la Terre n’est pas plate a été un bouleversement dans le champ de la connaissance astronomique, mais aussi dans les champs anthropologique et théologique. Et il a fallu du temps pour que cette connaissance soit intégrée au sein d’un savoir nouveau, unifié.

Cette unité est le but poursuivi par la raison humaine, et elle ne peut être acquise une fois pour toutes au moyen d’une méthode infalsifiable. Elle est toujours à chercher, avec les moyens limités dont on dispose. Or aujourd’hui, on connaît mieux que par le passé la nature de ces limites. Le xxe siècle en a tout particulièrement fait prendre la mesure. Ainsi, dans de nombreux domaines, a-t-on découvert des limites apparemment infranchissables pour notre raison humaine.

En mathématiques, le fameux théorème d’incomplétude de Gödel a mis un terme à des siècles de tentatives pour proposer un jeu d’axiomes définitif situant l’ensemble des mathématiques sur une base axiomatique. Il prouve que, de tout système axiomatique assez puissant pour décrire les nombres naturels, on peut affirmer que celui-ci ne peut être à la fois cohérent et complet. Il implique notamment l’existence de questions mathématiques valides, mais non démontrables. En physique, Heisenberg a donné son nom au célèbre principe selon lequel il est impossible de déterminer en même temps la position et la vitesse d’une particule massive donnée. Non pas que l’observation serait lacunaire et qu’un jour une meilleure technique pallierait cette lacune. Le principe porte sur l’impossibilité de déterminer en même temps les deux données, et même d’affirmer qu’une détermination plus précise existe.

À en croire Jean Staune, « il s’est passé au xxe siècle quelque chose d’inouï, d’inégalé depuis cinq cents ans, depuis le passage du monde magique du Moyen Âge à celui de la modernité, via la Renaissance : l’émergence d’un nouveau paradigme ayant une influence sur tous les domaines de la connaissance »12. « En effet, nous sommes, écrit Staune, face à un bouleversement épistémologique d’une grande ampleur : désormais, nous savons parfaitement et avec une grande précision pourquoi nous ne saurons jamais certaines choses. Nous savons de façon extrêmement précise et scientifique pourquoi nous ne connaîtrons jamais en même temps la position et la vitesse d’une particule (principe d’incertitude de Heisenberg), pourquoi nous n’aurons jamais de système logique à la fois complet et cohérent (théorème de Gödel), pourquoi nous ne prédirons jamais avec exactitude le temps qu’il fera dans un mois (théorie du chaos) »13. Notre connaissance est bien plus limitée que nous le pensions.

Ces constatations ne doivent pas faire tomber dans le relativisme. Elles doivent plutôt nous enseigner une saine humilité. Car si tout n’est pas connu, certaines choses le sont. L’être humain est capable de connaître par sa raison un certain nombre de vérités, et, parmi celles-ci, il y a notamment celles de la loi naturelle, susceptibles de guider tout être humain sur les chemins de la vie morale, pourvu que sa conscience soit suffisamment éclairée. Parmi ces vérités, il y a aussi, pour le croyant, celles qui concernent le salut et dont nous parle la Bible.

Or des multiples textes de la Bible, il y en a un qui parle de la vérité d’une manière tout à fait extraordinaire. C’est le prologue de l’évangile de Jean. On y lit : « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14), le terme Verbe traduisant ici le terme grec Logos. Ce Logos, c’est la Parole de Dieu, recueillie dans la Bible, c’est aussi Jésus dont parlent les Évangiles et qui parle en eux au point de pouvoir dire : « Je suis la Vérité » (Jn 14,6). Il y a là une formidable mise en abîme de la Parole incarnée qui parle pour dire qu’elle est elle-même la Vérité, parole en « je » recueillie à son tour dans la Parole de Dieu. Cette mise en abîme saisissante exprime à quel point la Parole de Dieu, le Logos et le Christ des Évangiles sont unis, et à vrai dire un. C’est cette Parole qui constitue l’eschatologie de la raison. De ce point de vue, elle est devant nous et nous appelle comme une lumière dans la nuit.

Comme l’a très bien exprimé Jean Ladrière en parlant de la raison humaine, « la raison, comme projet de clarté, d’universalité et de radicalité, se pense elle-même comme unité d’un « logos » à la fois présent et à venir. Mais elle vit historiquement comme dispersion d’elle-même. Plutôt que de voir en cette dispersion l’échec de son projet, il faut y voir au contraire sa vérité. L’unité de la raison, qui est réelle, ne peut ni se penser ni se vivre sous la forme d’une figure particulière, qui en serait l’adéquate représentation. Elle est projet, et donc seulement anticipation d’elle-même, et elle ne devient effective que dans les œuvres et les institutions qu’elle promeut, mais toujours dans une relative incertitude quant à l’étendue de ses pouvoirs, à la nature exacte de sa mission, au sens ultime qu’elle peut avoir par rapport à la destinée de l’homme. Les figures en lesquelles elle s’exprime sont autant d’approximations de ce qu’elle a pour tâche d’instaurer, et ont leur vérité comme représentations partielles et transitoires de ce que pourrait être l’événement d’une manifestation intégrale du vrai et d’une instauration effective de la réciprocité. Mais un tel événement est en lui-même non représentable. Il ne peut être évoqué que comme l’horizon non figurable par rapport auquel toutes les figurations historiques prennent leur sens et duquel la raison elle-même se reçoit comme possibilité, comme tâche et comme pressentiment. Elle est donnée à elle-même comme l’attente de son propre avènement, non dans la certitude provisoire que procure le système, mais dans l’espérance de ce dont les œuvres ne sont que l’incertaine, et pourtant méritoire, préfiguration »14.

Notes de bas de page

  • * Conférence inaugurale prononcée lors de la rentrée académique du 15 septembre 2011 au Studium Notre-Dame de Namur.

  • 1 Cf. A.C. MacIntyre, First Principles, Final Ends and Contemporary Philosophical Issues. The Aquinas Lecture, 1990, Marquette University Press, 1990 ; R. Quilliot (dir.), La Vérité, Paris, Ellipses, 1997 ; I. Shüssler, La question de la vérité. Thomas d’Aquin, Nietzsche, Kant, Aristote, Heidegger, Payot, 2001.

  • 2 Cf. M.P. Lynch (éd.), The Nature of Truth. Classic and Contemporary Perspectives, MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 2001, p. 4.

  • 3 A.C. MacIntyre, Whose Justice ? Which Rationality ?, University of Notre-Dame Press, 1988, trad. de M. Vignaux d’Hollande, Quelle Justice ? Quelle Rationalité ?, Puf, coll. « Léviathan », 1993, p. 383. Pour une étude détaillée du concept de vérité chez Alasdair MacIntyre, voir Ch. Rouard, La vérité chez Alasdair MacIntyre, L’Harmattan, coll. Ouverture Philosophique, 2011.

  • 4 Voir aussi Y. Floucat, La vérité selon saint Thomas d’Aquin. Le réalisme de la connaissance, Téqui, 2009.

  • 5 E. Stein, L’être fini et l’être éternel. Essai d’une atteinte du sens de l’être, Nauwelarts, 1998, p. 286.

  • 6 Ibid. p. 287.

  • 7 Ibid.

  • 8 Ibid.

  • 9 Voir aussi Thomas d’Aquin, In I Sent. dist 19, q.5, a.7 : Veritas fundatur in re magis quam in quidditate.

  • 10 Cf. Id, Sum. theol. Ia, q.16, a.2 (trad. Cerf, t.1, p. 270) : « La perfection de l’intellect, c’est le vrai en tant qu’il est connu. En conséquence, à parler proprement, la vérité est dans l’intelligence qui compare et divise, non dans le sens, pas davantage dans la simple intellection de l’essence ».

  • 11 Cf. Id, De veritate, q. 12, a.3 ad 1 et 2 et Sum. theol., Ia sec., q. 173, a.2 (trad. Cerf, t.3, p. 183) : « Deux choses sont requises pour qu’il y ait connaissance, à savoir la réception des réalités connues et le jugement sur les réalités reçues ».

  • 12 J. Staune, Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, Presses de la Renaissance, 2007, p. 436.

  • 13 Ibid., p. 441.

  • 14 J. Ladrière, Le Destin de la Raison dans L’Espérance de la Raison, Peeters, 2004, p. 210-211. Extrait d’un texte prononcé lors de la séance publique annuelle de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l’Académie Royale de Belgique, qui a eu lieu à Bruxelles, le 18 mai 1992.

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