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La profession de foi au Dieu créateur n'est pas une sorte de préalable métaphysique aux articles de la foi. Elle n'énonce pas une évidence comme la nécessité d'une cause à l'univers où nous sommes, mais l'intensité de la relation entre le Créateur et la créature, intensité qui se déploie par la connexion de tous les mystères de la foi. Alors que l'humanité redécouvre les limites du cosmos dans lequel elle vit et qui perçoit les ressources de celui-ci comme un don qu'elle a à transmettre, les réflexions théologiques sur le Dieu créateur constituent un patrimoine susceptible de stimuler la pensée et l'action et d'aider les hommes à entrer dans une attitude juste, faite d'émerveillement, de gratitude, d'humilité mais aussi de l'audace de ceux qui ont reçu la charge de conduire la création à porter tous ses fruits?

L’inquiétude écologique aujourd’hui partout répandue, du moins dans nos pays développés, ouvre à une attention à l’équilibre du cosmos et fait entendre un appel à la responsabilité de l’homme qui sont d’un grand intérêt. L’homme moderne est ainsi reconduit à une modestie de bon aloi : il ne peut plus négliger le fait qu’il est lié à tous les êtres, qu’il a partie prenante avec eux, qu’il n’est pas leur dieu, alors même qu’il dispose de capacités sans commune mesure d’action sur la terre et sur le cosmos entier.

Parfois, peut-être trop souvent, ce genre de discours tient lieu de discours du salut. Il y a là une provocation pour la pensée chrétienne, une provocation bonne à recevoir pour explorer encore les richesses de notre foi et faire briller aux yeux de tous la beauté d’une attitude renouvelée à l’égard du cosmos et de la symphonie des êtres qui le composent.

Dire : « Je crois en Dieu, créateur du ciel et de la terre » est une confession de foi. Il vaut la peine d’en approfondir la signification en reliant le mystère de la Création à quelques autres mystères de notre foi : la Rédemption, l’Incarnation, la Trinité. C’est, après tout, à quoi invite le premier concile du Vatican lorsqu’il indique comme voie pour parvenir « à une certaine intelligence très fructueuse des mystères », à côté de l’analogie avec les choses qu’elle [la raison] connaît naturellement, les « liens qui relient les mystères entre eux et avec la fin dernière de l’homme »1. Nous espérons en tirer quelques lumières sur ce que nous avons à dire en tant que chrétiens à tous les hommes quant à notre condition d’éléments du cosmos et quant à la condition particulière des hommes, s’il en est une, parmi tous les habitants de notre terre et même de l’univers.

I Création et Rédemption

1 Les conditions de l’affirmation de la foi

La proclamation du Dieu créateur se trouve dans le symbole baptismal. Elle ne s’y présente pas comme une affirmation préalable, des prolégomènes à peu près évidents pour tous. Elle est à proprement parler une proclamation de foi qui, unie à celle de tous les autres articles, ouvre à la grâce baptismale et est rendue possible par elle seule. Proclamer Dieu créateur est fondamentalement le fait des rachetés. Les cantiques de l’Apocalypse2, en faisant retentir plusieurs louanges du Dieu créateur dans le livre même qui annonce la nouvelle création, nous le font comprendre : seuls ceux qui ont part à la nouvelle création disent bien, peuvent chanter, Dieu comme l’auteur de la création première.

Il y a à cela deux raisons, finalement évidentes. Elles sont étroitement coordonnées.

La première se tire d’un constat que l’on peut faire aisément en parcourant la Tradition : dire que Dieu est créateur est en fait conceptuellement délicat. La seconde vient de notre expérience à tous : le cosmos est pour chacun de nous parfois bénéfique, généreux, source d’admiration et de joie, plein de bonheur et de promesses, mais parfois non moins cause d’effroi, de ruine et de mort. Nous-mêmes expérimentons notre condition humaine marquée par la maladie, l’échec et la mort. À quel Dieu attribuer tout cela ? Nous ne pouvons confesser le Dieu créateur joyeusement, nous ne pouvons recevoir la révélation que nous sommes créés comme une bonne nouvelle, que s’il s’agit du Dieu rédempteur, de celui qui nous tire de toutes ces angoisses et nous délivre de ces douleurs et de ces souffrances. Le problème se redouble : comment justifier que le Dieu qui sauve ait fait un tel univers ? On comprend que Marcion et les gnostiques aient préféré croire que le fabricateur du monde et le Rédempteur étaient deux êtres différents, voire opposés : le second aurait rattrapé ce à quoi le premier s’était risqué sans mesurer ce qu’il faisait.

Professer donc que le Rédempteur, celui qui me donne le salut et m’arrache à la mort et à la souffrance, est celui-là même qui a tout fait, n’est pas une affirmation évidente. Elle ne peut être faite que par qui a goûté, en tout cas dans la foi, l’ampleur du salut donné. Seul celui qui mesure ce qu’est la résurrection de Jésus et croit que par elle tout est touché, absolument tout, peut vraiment dire que Dieu est l’auteur de tout, que tout ce qui est a été voulu. Si l’expérience habituelle conforte la résistance de l’intelligence, l’expérience du salut encourage à reconnaître la création comme l’œuvre d’un Dieu qui nous aime et veut notre vie. Elle surmonte donc les complications de l’intelligence. Mais ces complications, nous devons en être conscients, ne sont pas qu’intellectuelles ; elles sont révélatrices de ce que l’homme, pour une part de lui-même, ne consent pas volontiers au type de relation à Dieu qu’implique le fait d’être créé.

Dans l’histoire de la pensée, la question du mal et celle de la diversité des êtres ont souvent conduit les philosophes à privilégier l’idée d’une matière éternelle3. La conjonction d’une telle matière avec l’action d’un démiurge paraît résoudre de façon convaincante les deux questions que nous signalons. Par elle s’expliquerait que le dessein divin ne soit pas réalisé pleinement. Les chrétiens ont fourni un grand effort pour surmonter ce genre de représentations : les Confessions de saint Augustin4 et, avant lui, les controverses de Tertullien5, posent les pierres de fondation d’une pensée de la création. Ils ont dû mobiliser toutes les ressources de leur intelligence et de leur sens de la foi pour pouvoir fournir une compréhension de l’acte créateur compatible avec la foi chrétienne. Par là, ces penseurs rendent aussi évident que la difficulté n’est pas que conceptuelle. Ce qui se joue est aussi la compréhension de l’homme comme liberté créée. C’est donc fondamentalement à partir de la Résurrection de Jésus et du pardon des péchés qu’il faut chercher à comprendre ce que la foi nous fait dire en nous faisant confesser que Dieu est créateur. On risque en tout cas de mal réaliser la portée et le contenu de l’affirmation de foi si on ne l’entend pas avant tout comme le fruit de l’action de grâce de ceux qui accueillent le salut.

2 Liturgie et écologie

La liturgie comporte une part de louange pour la création. Celle-ci fait partie des hauts faits de Dieu dont la prière juive et la prière chrétienne font mémoire. La liturgie, d’autre part, utilise des éléments de l’univers, elle manifeste un certain ordre cosmique. Saint Irénée l’a fait valoir contre les gnostiques qui mettaient en cause la bonté de la création : c’est bien avec du pain fait à partir du blé et du vin issu des raisins que le Seigneur a célébré la Cène et institué l’Eucharistie6. Mais il est caractéristique de la liturgie chrétienne qu’elle n’utilise la création que de manière très modérée. Pour le dire en termes cynégétiques, le prélèvement que la liturgie chrétienne opère sur la création est infinitésimal : pas de sacrifice humain bien sûr, mais pas non plus d’immenses sacrifices de milliers de moutons, tout juste un peu de vin et d’eau, un petit peu d’huile, de la cire et de l’encens, davantage d’espace en revanche. Pourtant, ce prélèvement infime symbolise l’ouverture entière de Dieu à sa création, quoi que celle-ci ait vécu, et le don plénier que l’homme fait de lui-même en réponse au don de Dieu en Jésus. Très peu est le symbole de beaucoup7. Il suffit que la liturgie indique que l’humanité est tournée vers Dieu et que tout le créé est ainsi ouvert à Dieu qui révèle. Un usage très modéré de la réalité non-humaine fournit le signe efficace de la vie éternelle, de l’humanité rachetée, de l’intégration de notre existence humaine dans la création renouvelée.

Notre époque est brusquement devenue sensible à l’énorme ponction qu’à l’inverse, l’humanité opère sur la création pour satisfaire ses besoins ou assouvir ses envies. Nous mesurons le déséquilibre qu’une humanité plus nombreuse mais surtout plus exigeante fait subir à l’univers qui lui sert de cadre de vie. Ces besoins et ces envies croissants sont assurément une expression de l’avidité de notre race et de chacun en particulier, un signe qui trahit notre peur de manquer et de mourir. On peut les comprendre comme des manifestations de notre tentation d’esquiver la fragilité et la contingence, qui, aux yeux de la foi chrétienne, traduisent notre être de créatures, participant de l’être qu’elles ne se donnent pas à elles-mêmes.

On peut remarquer aussi que la liturgie ne se célèbre pas seulement avec des éléments purement naturels. Le pain et le vin, l’huile même, nécessitent le travail des hommes, c’est-à-dire certaines techniques acquises, transmises de générations en générations, perfectionnées au long des siècles. Le rassemblement du peuple de Dieu requiert la construction de bâtiments. L’architecture de ceux-ci et leur ornementation ne répondent pas qu’à des nécessités pratiques : mettre à l’abri une assemblée ; elles signifient aussi ce que les sacrements procurent : la rédemption, la réconciliation, la communion dans la gloire, la beauté de l’Église glorieuse. Les techniques par lesquelles l’homme exploite de mieux en mieux, mais aussi de plus en plus, cette terre et l’espace immense mais non infini qui l’entoure, les moyens de communication et les moyens d’acquisition des biens de ce monde que nous développons, ne sont-ils pas aussi le signe de notre grandeur et des désirs de rencontre, de connaissance, de déploiement de nos talents, qui nous habitent ? La recherche de biens plus raffinés et la poursuite de plaisirs plus sophistiqués ne disent-elles pas quelque chose de notre dignité et, peut-être, de notre destinée de créatures spirituelles ?

D’ailleurs, les sacrements reçus nourrissent dans les fidèles l’acquisition de la rédemption, de sorte que ceux-ci puissent vivre de cette rédemption dans ce monde terrestre inchangé en apparence. La liturgie et ce qu’elle procure ne nous font pas vivre en dehors de la création première mais nous rendent capables d’en mieux vivre. En d’autres termes, plus un homme vit du salut, mieux il porte, mieux il aime sa condition de créature. C’est la nouvelle création qui nous aide à vivre la première. Saint François d’Assise en a donné l’indication avec son « Cantique des Créatures »8, et sainte Catherine de Sienne, à qui le Seigneur disait : « Fais-toi capacité, je me ferai torrent », laquelle ajoutait : « Ce qui fait que les serviteurs de Dieu aiment tant la créature, c’est qu’ils voient combien l’aime le Créateur ». Ces saints ont aimé être des créatures et l’amour de leur Créateur leur a permis de vivre dans le très peu de biens terrestres dont ils avaient appris à se contenter, au sens plein de ce mot.

La liturgie, toutefois, ne se contente pas du minimum. Elle utilise des biens manufacturés et a recours à la variété des moyens par lesquels l’homme peut recueillir et exalter la beauté du monde. Un équilibre, une adéquation, une justesse sont à rechercher entre la simplicité de ce qui est indispensable et le déploiement joyeux, magnanime, de ce que Dieu nous donne en partage. Le recours de la liturgie au génie humain ne nous invite-t-il pas à croire possible de construire ce monde en y déployant les capacités spirituelles de l’homme ?

Ainsi, l’usage que la liturgie chrétienne fait de la création, sa manière d’en rendre grâce et d’en déployer la richesse symbolique introduit l’idée que l’attitude écologique ne consisterait sans doute pas dans le rêve impossible de ramener l’homme à des manières de vivre primitives, supposées plus dépouillées, moins consommatrices des ressources naturelles. Plus fondamentalement, en tout cas, que la simple ascèse ou le renoncement à des biens en voie de raréfaction, ce qui est en jeu est notre manière de nous comprendre comme créatures, et comme ces créatures auxquelles ce vaste univers a été remis.

II Création et Incarnation

1 L’engagement de Dieu

a Création immédiate

La Tradition chrétienne a dégagé peu à peu certaines composantes de la profession de foi en Dieu créateur. On peut les ramener à deux : le Créateur n’est aucun autre que Dieu et Dieu est la cause de tout l’être. À ce noyau, tout le reste se rattache, de ce qui a préoccupé la pensée chrétienne, notamment l’immutabilité de Dieu : comment penser la création sans porter atteinte au fait que Dieu est qui il est sans rien perdre ni gagner ? Ces deux composantes ne sont que la prise au sérieux du prologue de l’évangile selon saint Jean : « Sans lui rien ne fut » (Jn 1,3) et « Le Verbe était Dieu » (Jn 1,1).

La doctrine chrétienne de la création dit donc que Dieu s’engage lui-même dans l’œuvre de la création, — il n’agit pas par des intermédiaires, il ne délègue pas cette tâche9 —, et il n’est aucun secteur de l’être qui ne porte sa marque à l’intime. On a là une des raisons fondamentales du refus de l’idée de la matière éternelle : une part de la réalité créée échapperait à Dieu et à sa volonté, tout autant que de l’arianisme : il faisait du Verbe une créature supérieure voulue pour s’occuper par délégation du reste de la création.

S’inscrivant avec rigueur dans la ligne de pensée ainsi définie par les Pères, saint Thomas refusait l’idée de créatures créatrices que Pierre Lombard avait reprise à Avicenne. Ces précurseurs cherchaient à rendre compte de l’action des hommes ou même du fait de l’engendrement des animaux : Dieu, alors, n’a pas l’air d’agir directement. Mais saint Thomas a approfondi l’analyse métaphysique et reconnu avec génie la différence des plans : Dieu est le seul créateur10, toujours en cause première, car lui seul est la cause du tout de l’être11. Ce faisant, il suscite lui-même les causes secondes12. Son activité créatrice ne prive pas les causes secondes de leur consistance, elle la leur assure au contraire. Plus Dieu agit comme créateur, plus les causes secondes sont mobilisées. C’est dans cette logique qu’il nous faut entrer, encore et toujours.

Les chrétiens n’y sont pas venus d’abord par un raisonnement métaphysique. C’est l’Incarnation du Verbe en vue de notre salut qui nous apprend cette logique. Dieu lui-même vient nous sauver, mais il entre pour cela dans le monde créé en se faisant l’un de nous. Il fait tout du salut, mais « Dieu qui t’a fait sans toi ne veut pas te sauver sans toi » a pu écrire saint Augustin13. L’union dans le Christ de la divinité et de l’humanité n’a été en rien une mise en tutelle de l’humanité : aucun homme n’a été plus pleinement humain, portant au plus haut degré ce qui est spécifiquement humain. Il est l’Homme parfait14. Cette affirmation doit nous rendre attentifs à un fait que l’on peut constater dans les évangiles : autour de Jésus, tous ceux qui le suivent (ses disciples), tous ceux qui le précèdent (sa mère, Joseph, le Précurseur, mais encore tout Israël), tous ceux qui le rencontrent, chacun a son rôle. Ce rôle est parfaitement donné à chacun, il est à jouer entièrement. La présence de Jésus ne prive personne de sa personnalité, elle la libère et l’exalte au contraire. Mais il en va de même, sans qu’il y ait besoin de beaucoup le dire, du soleil et des arbres et des paysages, et des nourritures… Au moment de sa mort, les évangélistes mentionnent les éléments cosmiques : si, alors, le soleil s’est obscurci15, c’est que, tout au long de son existence terrestre, le soleil avait été lui-même, ni plus ni moins.

b « De la moindre particule »

Karl Barth, dans sa Dogmatique, a produit un effort spéculatif de grande portée pour renouveler l’approche classique de la foi en Dieu créateur16, et son effort a fécondé la réflexion théologique tant protestante que catholique. Barth appelle à voir dans l’Incarnation et dans la Croix qui la couronne la preuve, la seule valide, de la réalité de l’univers créé. Ce n’est pas Dieu qui doit prouver son existence, mais le monde17. À sa manière, le grand rénovateur de la théologie dialectique rejoint l’intuition des Pères : nul autre que le Créateur, le Verbe créateur, ne pouvait venir en ce monde pour notre salut. Il fallait remettre tout le cosmos dans sa mesure. Seul le pouvait celui qui en avait été la mesure initiale. Dans les termes de saint Augustin, cet être si fugace qui est le nôtre, qui peut nous assurer qu’en lui l’être l’emporte — et largement — sur ce qu’il a de non-être ? Pour Karl Barth, aucun de nous n’étant nécessaire, chacun éprouvant sa radicale contingence, seule l’Incarnation nous assure que chaque être particulier et tous les êtres ensemble ont une vraie consistance18.

Les acquis de la science récente rendent plus stimulants encore ces résultats de la pensée théologique. Le cosmos n’est pas infini, il est immense cependant ; l’humanité en lui n’est qu’une chose infime. L’histoire des hommes est minuscule au regard de l’histoire du monde, elle est en revanche très longue au regard de notre durée à chacun. Que valent ces milliards de milliards d’êtres dispersés, comme semés, gaspillés, au cours du temps, ces pierres, ces plantes, ces animaux, ces hommes, qui ont été et qui ont disparu sans que d’aucun on puisse se dire qu’ils aient été nécessaires ? La foi en Dieu créateur est la foi que Dieu est la cause de chacun d’eux et de tous, mais la garantie de cette foi, c’est la foi qu’un jour, l’un d’eux, l’un de nous, a été celui qui, seul de tous, a voulu être. Il l’a voulu pour tous.

Les Pères et les philosophes ont volontiers trouvé dans les Idées divines le moyen de combiner l’immutabilité de Dieu et la complexité de l’histoire du créé et la diversité des créatures. Tout a été voulu en un seul acte par Dieu, déposé dans son Verbe qui est Sagesse, puis est apparu dans le temps, chaque élément à son heure. Dans une telle vue, assurément, l’Idée divine par excellence, c’est le Verbe fait chair. Il a été conçu, non pour lui mais par amour, non pour acquérir quelque chose mais pour donner ce qu’il est. L’Idée divine qui sert de source et de modèle à toutes les autres, c’est la volonté du Verbe d’être le Fils, d’être « tourné vers le Père » (Jn 1,1). Il l’est toujours et partout, jusque dans la chair mortelle. Saint Augustin a pu dire qu’il suffisait à l’esprit humain, grâce à Dieu, de la moindre particule de l’être pour remonter au Créateur, que cela lui était plus facile que de connaître tous les êtres (chose impossible à l’intelligence créée) et que cela seul comptait pour notre bonheur19. Il apporte là le fruit d’un bel effort philosophique dont il retrace les étapes. C’est l’Incarnation toutefois, la présence du Verbe Créateur portant toutes choses en lui en un homme particulier, qui assure le chemin d’une telle métaphysique.

c Création et mal

La rigueur conceptuelle de saint Thomas a permis à l’Église de disposer d’un concept de création : la création est l’émanation de tout l’être ; le Créateur est la cause de tout l’être. Ce concept synthétise les données de la révélation. Il permet de réfléchir à l’acte créateur, de préciser la relation de création, il rend le grand service d’éliminer des représentations trop imaginatives qui embrouillent et font les faux problèmes.

La grandeur de ce concept est que, tout en étant opératoire pour la raison, il manifeste simultanément combien l’acte créateur est un mystère que rien de nos actes humains n’approche. Le Docteur angélique apprend à ne pas confondre l’acte créateur qui est l’émanation de tout l’être avec la production d’un être et la succession des causes qui y conduisent. Dieu crée tout, y compris cet enfant que ses parents engendrent et cet objet que je fabrique de mes mains. L’un et l’autre ne sont que parce que Dieu leur donne part à l’être. La cause créatrice donne l’être à ce qui n’est pas, tandis que l’enchaînement des causes explique que ceci vient de cela. Le don de l’être est voulu, tout entier, en tout et chacune de ses parties, avec ce que cet être deviendra. Dans l’enchaînement des causes qui font qu’un être est là ou qu’un être est comme cela, le mal peut se glisser. Mais il ne retire rien à l’action créatrice qui assume tout.

Cela aussi, ce n’est pas un raisonnement métaphysique qui l’apprend, mais d’abord le fait de l’Incarnation du Verbe. C’est elle qui assure que la bonté du monde créé l’emporte sur ce qu’il y a en lui de mauvais, puisque le Fils fait homme a pu se servir de tout ce qu’il a rencontré pour être le Fils du Père. Il n’est donc pas absurde ni contradictoire ni blasphématoire de penser que Dieu est l’auteur de tout. Le mal n’est pas un des composants de l’être mais une privation de l’être, une corruption de ce qui est donné. Saint Thomas, dans les questions qu’il consacre au Dieu créateur, ne relie pas ce thème avec l’Incarnation. Mais s’il peut être si assuré et si paisible dans ses affirmations, s’il peut tenir avec tant de rigueur que rien n’échappe à l’activité créatrice de Dieu, c’est parce qu’il sait le prix que Dieu a mis concrètement pour que la création sortie de ses mains ne soit pas rongée de l’intérieur, privée du bien qui lui serait dérobé peu à peu, mais toujours conduite à la plénitude d’être qu’elle a reçue, ses plaies étant transfigurées. La justification ultime de la Ia pars, c’est la IIIa. Ce que Dieu a voulu et pensé, va jusqu’au bout et sera dans l’éternité20.

2 L’homme, mesure du créé

Si Dieu s’engage dans la création, et si c’est l’Incarnation qui nous dévoile cet engagement, alors l’homme est invité à oser croire que tout ce qui a été créé est à sa mesure, même lorsqu’il s’en trouve dépassé de toute part.

La querelle médiévale sur la question du commencement du temps en est l’illustration : sans doute la raison humaine ne peu-telle trouver nulle assurance que le monde a commencé. Elle ne le peut, parce que la création dit avant tout la relation au Créateur de la créature, la participation de l’être, et pas du tout le passage d’un état (fût-ce celui de ne pas être) à un autre21. Mais la foi enseigne ce commencement. Cet article de foi a son importance : il garantit qu’il y a une cohérence du temps. Le temps a un commencement et une fin entre lesquels quelque chose se produit, il n’est pas la perpétuelle répétition de cycles immuables. L’affirmation de foi du commencement du temps permet de croire que Jésus est le pivot de l’histoire, qu’il récapitule le temps de son commencement à sa fin.

Le temps a une cohérence dont l’histoire spirituelle des hommes, leur lien avec le Christ, Jésus de Nazareth, mort et ressuscité, est le secret. Nous sommes loin des imaginations bouddhiques où des millions de millions d’années s’ouvrent à tout instant. Pour nous qui vivons dans la représentation d’un temps cosmique extrêmement long, ce point est décisif. L’Incarnation nous assure que le temps des hommes est celui par lequel le temps cosmique trouve sa consistance. Plus exactement, mieux que du temps des hommes, il s’agit du temps de Dieu dans les hommes. Ce n’est pas tout à fait le temps que les hommes mesurent à l’aide du cosmos, c’est le temps de leurs lenteurs et de leurs progrès spirituels,

La science contemporaine, nous le savons, enregistre le fait que l’homme est l’observateur du cosmos. L’homme ne sait pas ce qu’est connaître le cosmos de l’extérieur de celui-ci. Souvent il s’en donne l’illusion, mais les scientifiques savent qu’ils ne connaissent le cosmos qu’en étant partie prenante de sa vie, de son évolution. Mais d’où l’homme tire-t-il la certitude que cette connaissance-là est importante et pour lui et pour le cosmos ? D’où sait-il que ce point de vue limité vaut la peine d’être promu, alors même d’ailleurs que, nous l’avons rappelé, ses conséquences peuvent sembler très néfastes pour les cosmos ?

Saint Thomas n’a pas hésité à reconnaître et à décrire même l’hiatus entre la connaissance scientifique avec la représentation qu’elle rend possible et la foi. Mais il a affirmé avec tranquillité d’esprit que ce hiatus ne pouvait être contradiction puisque le Dieu qui révèle est le Dieu créateur. Cette confiance radicale lui a permis de laisser à la science sa liberté tout en l’appelant à sa plus haute rigueur, en lui apprenant, à elle aussi, à regarder ce qu’elle peut voir sans confondre les hypothèses et les certitudes.

Notre époque connaît aussi la tentation et la difficulté de faire coïncider discours de foi et discours scientifique. Il est sans aucun doute possible de préciser les contours d’un concept de création apte à décrire l’acte créateur, la Tradition de l’Église l’atteste. Pour cela, nous l’avons vu, il faut renoncer à bien des représentations imaginatives. Saint Thomas, en particulier, a montré les possibilités de la réflexion métaphysique. Mais le propos doit être exactement situé : les questions de la Ia Pars consacrées au Créateur cherchent, à notre avis, moins à tout dire de ce qu’un chrétien peut en dire, qu’à faire dire par la raison, sans jamais la quitter, ce qu’elle peut dire par elle-même du contenu de la foi. Cet effort permet à l’homme d’adhérer à partir de lui-même à son être de créature, de consentir à sa radicale dépendance à partir de l’autonomie si réelle qui lui est donnée. Une telle manière de procéder laisse d’un côté la place à une recherche scientifique qui décrit ce qu’elle voit et de l’autre ouvre l’espace à la contemplation théologique qui s’émerveille des harmoniques du mystère de la création avec celui de la rédemption.

Dans une perspective d’évangélisation, la rigueur conceptuelle de saint Thomas doit être imitée : bien situer les ordres de discours permet à chacun d’avoir sa crédibilité. La science contemporaine unifie ses observations grâce à des hypothèses, des représentations, ce que l’on appelle des paradigmes. Ce sont des outils de travail et non des discours totalisants. S’ils le deviennent chez certains, il faut savoir dénoncer l’abus ainsi fait, mais il faut éviter de leur attribuer une portée qu’ils n’ont pas. La théologie a gagné une grande liberté et découvert que le mystère de la création était aussi inépuisable que les autres. Entre les deux la place est libre pour une réflexion philosophique : c’est elle qui nous permet de nous adresser à tous les hommes pour qu’ensemble nous vivions au mieux notre dignité de créature spirituelle au milieu de cet univers. En un temps où l’homme se prend pour objet de sa technique, il est au moins important que nous ayons les moyens de nous dire ce qu’est être créature, non pas seulement en termes de fragilité, de contingence et d’interdit, mais en termes de relation, d’autonomie, de respect. Si le Sauveur du monde est le Verbe qui s’est fait homme, si le monde est plus fait pour l’homme qu’il n’y paraît, c’est un travail urgent que de comprendre la signification pour des créatures de la capacité de fabrication et d’invention de l’homme lui-même. En tout cas, l’Incarnation devrait nous assurer que l’homme n’est pas seulement une menace pour le reste du cosmos.

III Création et Trinité

1 Présence et connaissance

Saint Augustin s’est débattu longtemps avec la représentation qu’il pouvait se faire de la présence de Dieu « à côté » de sa création. Le livre VII des Confessions raconte comment la lecture des néo-platoniciens l’a guéri en quelque sorte de l’image qu’il s’était construite de Dieu comme d’un océan dans lequel le monde serait contenu comme une éponge22. Ce type d’imagination l’empêchait de réfléchir la question du mal et de la liberté divine. Les philosophes l’ont rendu sensible à sa propre intériorité et, en elle, à un autre type de présence, une présence non spatiale, celle de celui qui est dessus de tout parce qu’il donne l’être23. Saint Thomas d’Aquin, pour sa part, a compris le rapport du Créateur à la créature en termes de relation, réelle chez la créature, de raison chez le Créateur24.

On peut sans doute récapituler l’effort de siècles de pensée chrétienne en disant que la présence du Créateur à la créature prolonge la présence mutuelle des personnes divines entre elles. Le modèle en tout cas ne doit pas être celui de la proximité des êtres de ce monde les uns aux autres. Saint Augustin avait bien senti comme ils restent toujours extérieurs les uns aux autres, si proches soient-ils, et cette extériorité finalement ne se surmonte jamais25. Le modèle que la foi nous indique pour la relation du Créateur à sa créature est celui des relations mutuelles du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint dans la circumincession de leur unique nature. Certes, la création n’est rien de la Trinité, elle n’est pas une partie et pas davantage une émanation de celle-ci. Pourtant, sa consistance lui vient de ce qu’en créant, Dieu agit selon ce qu’il est. La création redouble la présence du Père au Fils qu’il engendre et du Père et du Fils à l’Esprit qu’ils spirent.

Saint Augustin a repéré l’orgueil qui habitait les néo-platoniciens dans leur conquête de leur intériorité et de la perception de la présence de Dieu26. Il y a vu la source de leur idolâtrie continuée. Il a insisté, à l’inverse, sur l’humilité dans laquelle la créature devait se tenir pour découvrir et connaître le Dieu vivant. Mais c’est qu’on ne peut être humble devant le soleil, astre qui brille non pour nous plaire mais parce qu’il n’est que cela. L’homme doit être humble devant Dieu et se laisser conduire vers sa propre intériorité parce qu’il est le fait d’un don de Quelqu’un qui lui a donné d’être et l’a donné à toutes choses. L’humilité ne consiste pas à ressasser notre contingence, elle consiste à croire que l’être que je suis avec sa radicale contingence, est cependant en quelque sorte nécessaire. Tel que je suis, capable de remplir bien des tâches et incapable d’être toujours ce que je suis, j’ai un rôle à tenir, et pourtant, de tant de façons et radicalement, j’aurais pu ne pas être ; je suis un concentré d’un rayon de la beauté divine, et les autres le sont aussi, eux qui me font du bien et qui me font du mal, eux à qui je fais du bien et à qui je fais du mal. Tous, nous sommes autant d’éclats de la splendeur de Dieu, et nous pouvons redoubler cette beauté dans nos œuvres vivantes et porteuses de vie. La création animale et inanimée est, elle aussi, un tel reflet de cette beauté. Elle nous est remise comme le gage de la beauté de ce que nous pouvons vivre les uns avec les autres devant Dieu ou en lui.

Karl Barth et Hans Urs von Balthasar se sont efforcés de le comprendre : toute la création se tient dans la relation du Père et du Fils dont l’unité fait jaillir l’Esprit27. Ces théologiens n’ont pas réfléchi ainsi par un jeu spéculatif. C’est le dévoilement de la Trinité sur la Croix qui leur permet cette contemplation : d’une part la remise que Jésus fait de lui-même au Père, par laquelle il apporte l’ultime garantie qu’il a agi, en tout instant, comme le Fils obéissant au Père, et d’autre part le don de l’Esprit par celui qui meurt et par le Ressuscité, sa vie livrée devenant elle-même source de vie pour les autres. On peut résumer ainsi le lien des Personnes divines à la création : le Père crée pour que le Fils soit l’aîné d’une multitude de frères ; le Fils crée en partageant à d’autres sa joie d’être engendré pour que le Père soit glorifié comme Père.

C’est ainsi qu’il est possible de comprendre que Dieu crée par amour ou pour sa gloire28. Créer n’ajoute rien à son être. Créer est pour lui radicalement libre, car il fait ce qu’il est. Rien ne se révèle davantage désintéressé que l’engendrement du Fils par le Père et l’acceptation éternelle de celui-ci. Pourquoi Dieu crée-t-il ? S’il est juste de dire qu’il crée pour sa gloire, c’est que sa gloire n’est pas l’avidité des conquérants ni la vanité des superbes. Sa gloire est son amour, ce que Hans Urs von Balthasar contemple comme le désintéressement mutuel des Personnes divines29.

Dans cette ligne de réflexion, la phrase de saint Irénée prend toute sa force : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu »30. Mais alors, pourquoi lance-t-il cette terrible aventure et son poids de souffrances, de peines, de douleurs ? Il n’y a évidemment pas de réponse à cela. Mais nous avons une certitude que la Croix nous donne et le mystère de la Trinité qu’elle dévoile : c’est que la relation filiale est si riche, si dense, qu’elle peut reprendre même les pires éloignements. Elle en tire une expression nouvelle de l’amour pour le Père, et aussi, cela lui sert de critère si l’on en croit saint Jean, un plus grand amour entre frères. La présence du Créateur à sa créature est telle qu’elle donne à celle-ci, selon son ordre, de consentir filialement à cette présence et de devenir fraternellement présente à toutes les autres. L’approfondissement par chacun de nous de sa contemplation du mystère trinitaire est ainsi une condition de son approfondissement de son être de créature.

2 Glorifier le Créateur

Puisque la présence mutuelle des Personnes divines est la source et le modèle de la présence du Créateur à la créature, on voit mal à première vue comment notre rapport scientifique ou technique à la réalité qui nous entoure nous permettrait d’approcher un peu ce qu’est la création. La science a un aspect contemplatif, sans doute ; elle cherche à prendre la mesure du monde qui nous entoure et de l’objet que nous sommes. Elle risque toujours d’obnubiler l’esprit par les explications qu’elle propose, de l’aveugler par les lumières qu’elle acquiert, de sorte qu’il devienne incapable de percevoir l’autre lumière, celle qui n’est pas perceptible aux sens, mais qui lui donne d’être et de voir. La technique, quant à elle, est notre capacité à agir en ce monde, à le rendre plus habitable, plus confortable pour l’homme. Elle contribue à amener ce monde à la mesure humaine, mais elle le transforme en une simple carrière exploitable jusqu’à épuisement. L’homme risque, par la technique, de réduire le monde à l’image qu’il peut s’en faire et à l’image qu’il a de lui-même, au détriment de l’élargissement que l’union à Dieu et aux autres lui donne.

Ce que nous retirons de l’histoire de la théologie de la création éclaire les deux récits de la création dans le livre de la Genèse en en manifestant la richesse suggestive. Ils ne concernaient pas la simple production de l’univers mais la destinée spirituelle de l’homme dans cet univers. Il est significatif que le premier s’achève sur le repos de Dieu : le sabbat rappelle que, s’il est bon de travailler, il est meilleur de connaître Dieu et de se connaître soi-même et de vivre dans les relations familiales sans se soucier de produire encore ; le second s’achève sur l’union de l’homme et de la femme, sur l’avenir qui s’ouvre en se détachant du passé à partir de l’émerveillement et de l’attachement d’un homme à la femme, autre lui-même tout en étant vraiment autre. Les animaux ne sauraient suffire à faire vivre l’homme. Pourtant, le sabbat n’est pour l’homme qu’une suspension : il doit travailler les autres jours et ce travail appartient à sa grandeur. L’union de l’homme et de la femme, quant à elle, ne désigne pas que la lune de miel ; elle englobe tous leurs efforts pour que ce monde devienne l’écrin de leur rencontre et des fruits qu’elle porte.

Les deux premiers chapitres de la Genèse ne doivent donc pas être lus uniquement dans la recherche du commencement des choses. Ils sont une prophétie de ce que Dieu veut faire en créant et il est capital de remarquer que Dieu ouvre une histoire dans laquelle l’homme agit. L’action de l’homme en cet univers n’a pas d’abord pour but de surmonter la pénurie et les troubles qui caractérisent le monde marqué par le péché. Elle est voulue par le Créateur et le Rédempteur, par conséquent, la rend de nouveau possible en sa vérité. Peut-être ceci suffit-il à indiquer que les rapports des êtres créés entre eux sont avant tout des rapports spirituels. Les anges et leur action fraternelle à notre égard (celle des mauvais anges en est l’inversion tragique) sont à contempler dans cette perspective : ils nous montrent que la plus haute action se situe à l’intime des cœurs. Mais il en va de même des rapports entre les êtres matériels et, plus encore, de ceux de cet être mixte qu’est l’homme avec ses semblables ou avec les autres créatures de cet univers : ils ne sont pas seulement des rapports de consommation ou de production : « Soumettez la terre et dominez-la », cela ne s’entend que comme Dieu domine. L’ensemble des êtres crées est donné à l’homme pour sortir de lui-même vers un bien plus grand.

Dans cette perspective, il semble possible de penser que les rapports mutuels des Personnes divines nous éclairent sur les capacités de l’homme. Science et technique viennent de la grandeur spirituelle de l’homme. Dans la Trinité, la présence du Père au Fils donne au Fils de lui répondre et d’être porteur de vie dans la spiration de l’Esprit, et la présence du Père et du Fils à l’Esprit donne à celui-ci de les unir encore. De même, la présence du Créateur à sa créature, et en particulier, à cette créature spirituelle qu’est l’homme, est la source de l’action de celui-ci dans le monde. La technique, la capacité qu’a acquise l’humanité de transformer l’univers, d’utiliser ses ressources et ses lois intérieures, n’est pas seulement due à la lutte que l’homme doit mener pour survivre dans un univers dangereux et dont la générosité est inégalement répartie. Elle dégage de l’univers toutes sortes de virtualités, elle lui fait exprimer ce qu’il porte pour que tout de lui serve aux hommes à être plus librement eux-mêmes, à enrichir leurs possibilités de rencontre et de communication. Comme le Fils glorifie le Père en lui apportant une multitude de fils, l’humanité glorifie le Créateur en puisant dans ce qu’il lui a donné de quoi être davantage elle-même, les hommes s’aidant les uns les autres. La technique peut menacer bien des équilibres naturels et humains, mais il est de la responsabilité des hommes, et très spécialement des chrétiens, de comprendre leur puissance technicienne et ce qu’elle leur permet de bâtir comme la grâce qui leur est faite de redoubler le don du Créateur. La plus belle louange de celui-ci n’est pas seulement que l’homme vive modestement et lui en soit reconnaissant ; elle est aussi que l’homme fasse apparaître l’immense puissance de vie que contient ce qu’il lui a donné.

L’engendrement des enfants par l’union de l’homme et de la femme est appelé dans nos langues procréation. Il ne se substitue pas à la création par Dieu en cause première. Mais ce beau nom justement invite à ne pas croire avoir tout dit de la procréation une fois que l’on a décrit les mécanismes physiologiques et biologiques par lesquels l’engendrement se réalise. La tâche de l’homme est plus profonde, plus délicate aussi. À jamais, sa faculté procréatrice indique l’association à la tâche de la création à laquelle le Créateur l’appelle.

Le déploiement de la capacité technique est davantage le rôle des laïcs que des ministres ordonnés dont le labeur est avant tout liturgique. Cette distinction des tâches dans la communion de l’Église indique celle-ci comme la nouvelle création, le lieu où les hommes sont en communion, mieux même : la communion entre les hommes que Dieu rend possible et à laquelle il nous appelle à consentir et à œuvrer. Ainsi, la profession de foi est toujours une glorification de Dieu. Parce qu’il s’agit du Dieu créateur et rédempteur, elle englobe toujours tous les hommes et tous les êtres, elle les porte dans l’espérance : « Nous le savons, en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement » (Rm 8, 22).

Notes de bas de page

  • 1 Constitution dogmatique Dei Filius, chap. 4, FC 98 ; DS 3016.

  • 2 Voir Ap 4,11 ; 5,10.12 (dans la Liturgie des Heures, cantique du Nouveau Testament 9) ; Ap 15,3-4 (cantique du Nouveau Testament 11).

  • 3 C’est la solution des philosophes grecs de l’Antiquité, celle des manichéens aussi d’une certaine façon, et une solution à laquelle tendent toujours les philosophes qui repoussent la foi en Dieu créateur. Le cheminement de saint Augustin pour sortir du manichéisme est toujours éclairant.

  • 4 Cf. Augustin, Confessions, VII, 5,11-13.

  • 5 Cf., par exemple, Tertullien, Contre Hermogène, chap. 20 ; Apologétique 17 ; La résurrection des morts, chap. 5,9 ; 6,1-5 ; 9,1-2 : « Donc, pour reprendre la question dans son ensemble, cette chair que Dieu a, de ses mains, fabriquée à l’image de Dieu, qu’il a animée de son souffle à la ressemblance de sa propre vitalité, qu’il a mise à la tête de toute sa création pour qu’elle habite avec elle, en recueille les fruits, ait sur elle tout pouvoir, qu’il a revêtue de ses mystères et de ses enseignements, dont les souffrances ont du prix à ses yeux, cette chair ne ressuscitera-t-elle pas, elle qui, à tant de titres appartient à Dieu ? Il est exclu, absolument exclu, que l’ouvrage de ses mains, la reine de la création, l’héritière de sa libéralité, le prêtre de son culte, le soldat qui combat pour la défense de sa parole, la sœur de son Christ, Dieu l’abandonne à la mort éternelle » (Contre Marcion, livre II, 4). Cf. J. Alexandre, Une chair pour la gloire. L’anthropologie réaliste et mystique de Tertullien, coll. Théologie historique 115, Paris, Beauchesne, 2001.

  • 6 Irénée de Lyon, Adversus Haereses, IV, 17,5 : « À ses disciples aussi, il [le Seigneur] conseillait d’offrir à Dieu les prémices de ses propres créatures […] Le pain, qui provient de la création, il le prit, et il rendit grâces, disant : “Ceci est mon corps”. Et la coupe pareillement, qui provient de la création dont nous sommes, il la déclara son sang… ».

  • 7 Cf. Irénée de Lyon, Adversus Haereses, IV, 18,3 : « … ceux qui ont reçu la liberté en partage mettent tout leur avoir à l’usage du Seigneur, donnant joyeusement et généreusement des biens moindres parce qu’ils ont l’espérance de plus grands, la veuve pauvre jetant ici toute sa subsistance dans le trésor de Dieu ».

  • 8 François d’Assise, « Canticum Fratris Solis vel Laudes Creaturarum », dans Écrits, intr. tr. Th. Desbonnets, Th. Matura, J.-Fr. Godet et D. Vorreux, Paris, Cerf, SC 285, 1981, p. 342-345 ; version ombrienne suivie de la version latine dans Fontes Franciscani, a cura di E. Menestro e St. Brufani, Assisi, Éd. Porziuncola, 1995, p. 39-41.

  • 9 Irénée de Lyon, Adversus Haereses, IV, 20,1 : « Ce ne sont donc pas des anges qui l’ont fait et modelé, — car des anges n’auraient pu faire une image de Dieu, ni quelqu’autre en dehors du vrai Dieu, ni une puissance considérablement éloignée du Père de toutes choses. Car Dieu n’avait pas besoin d’eux pour faire ce qu’en lui-même il avait d’avance décrété de faire. Comme s’il n’avait pas ses mains à lui ! ». Cf. aussi Tertullien, La résurrection des morts, VI, 2 : « Représente-toi Dieu tout entier occupé d’elle, à elle consacré tout entier, mains, pensée, action, réflexion, sagesse, prévoyance, et surtout avec cet amour qui lui en inspirait le dessein ! ».

  • 10 Somme théologique, Ia, q. 45, a. 5, resp. et a. 8.

  • 11 Somme théologique, Ia, q. 45, a. 1, resp. ; q. 44, a. 2.

  • 12 Vallin Ph., Le prochain comme tierce personne chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2000, p. 78 ; 102-107.

  • 13 Augustin, Sermo 15 : « Qui fecit te sine te non te iustificat sine te. Ergo fecit nescientem, iustificat uolentem ». Cf. de Lubac H., Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, coll. Unam sanctam 3, Paris, Cerf, 1938 ; Œuvres complètes VII, Paris, Cerf, 2003, p. 187.

  • 14 Ép 4,13. Voir le commentaire d’Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p. 23-24.

  • 15 Lc 23,44 ; Mc 15,33 ; Mt 27,45 et 51.

  • 16 Barth K., Dogmatique, vol. 3, La doctrine de la création, t. 4/1, Genève, Labor et Fides, 1964 (Kirchliche Dogmatik, Bd. III, Die Lehre von der Schöpfung, IV/1, Zurich, Evangelischer Verlag A. G. Zollikon, 1951) ; Esquisse d’une dogmatique, Paris / Genève, Cerf / Labor et Fides, 1984.

  • 17 ID., Esquisse… (cité supra n. 18), p. 77-79.

  • 18 Ibid., p. 78.

  • 19 De Genesi ad litteram, V, 16,34.

  • 20 Vallin Ph., Le prochain comme tierce personne… (cité supra n. 14), p. 78 ; 105s.

  • 21 Somme théologique, Ia, q. 46.

  • 22 Augustin, Les Confessions, livre VII, 5,7.

  • 23 Les Confessions, livre VII, 10, 16 : « Elle n’était pas au-dessus de mon intelligence, comme de l’huile au-dessus de l’eau, ni comme le ciel au-dessus de la terre ; mais elle était au-dessus, parce que c’est elle-même qui m’a fait, et mi au-dessous, parce que j’ai été fait par elle. »

  • 24 Somme théologique, Ia, q. 45, a. 3. Cf. Vallin Ph., Le prochain comme tierce personne… (cité supra n. 14), p. 95.

  • 25 « La plupart de ces choses, au contraire, sont loin de notre esprit, du fait qu’elles en diffèrent par nature, puisqu’elles sont corporelles », dans De Genesi ad litteram, livre V, 16,34.

  • 26 Les Confessions, livre VII, 9,13.

  • 27 von Balthasar H. U., « Création et Trinité », dans Communio 1988/3, p. 9-17.

  • 28 Une approche de ce problème dans H. De Lubac, « Le motif de la création dans “L’Être et les êtres” », Théologies d’occasion, Paris, DDB, 1984, p. 425-432.

  • 29 von Balthasar H. U., La Gloire et la Croix, t. III : Théologie, vol. 2 : Nouvelle Alliance, coll. Théologie 83, Paris, Aubier-Montaigne, 1975, p. 339.

  • 30 Irénée de Lyon, Adversus Haeseres, IV, 20,7.

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