Tout au long de leur histoire, les Exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola n’ont pas cessé d’inspirer une tradition pédagogique. Ils le doivent en partie à leur nature maïeutique : le pédagogue, comme celui qui donne les Exercices, est au service de l’engendrement d’une liberté. L’engagement de la jeune Compagnie de Jésus dans l’apostolat des Collèges et des Universités n’était pas étranger à sa source spirituelle et au désir ignatien « d’aider les âmes ». Toutefois, de divers côtés, on a plus récemment pris conscience qu’ils pouvaient non seulement marquer une pédagogie et inspirer une Ratio studiorum, mais aussi une manière de faire de la théologie, de la concevoir, d’en mettre en œuvre l’acte spécifique1. Le présent article voudrait se situer à l’intersection de ces deux approches, en élucidant le lien entre les Exercices spirituels et la manière de faire de la théologie promue à l’Institut d’Études Théologiques2 qui s’en réclame3. En retour, cette réflexion sur la nature de l’acte théologique en lien avec un parcours de formation devrait éclairer une compréhension renouvelée des Exercices ignatiens.
« L’inspiration et la pédagogie de l’IÉT ont deux sources fondamentales : “l’Écriture sainte, âme de la théologie” dans le déploiement de ses quatre sens, et les Exercices spirituels », a-t-on pu dire. C’est la deuxième partie de cette assertion, dans son lien avec la première, que nous désirons éclairer. Ce faisant, nous ne prétendons nullement affirmer qu’il s’agisse de la seule manière de vivre la théologie à partir du livret d’Ignace, encore moins que l’esprit entrevu corresponde nécessairement à ce qui y est réellement vécu hic et nunc. Notre hypothèse est que l’inspiration et la manière de procéder de l’IÉT, telle qu’elle est consignée dans ses Statuts particuliers4, est celle d’une « théologie de quatrième semaine », en tant que la grâce du Ressuscité nous paraît être au principe des Exercices. La onzième règle pour le sens véritable que nous devons avoir dans l’Église militante (363), dans la mesure où elle porte sur les diverses manières de faire de la théologie au temps d’Ignace, nous servira aussi de fil rouge. En revanche, nous ne chercherons pas à montrer l’articulation terme à terme des quatre sens de l’Écriture aux quatre semaines des Exercices, ou encore aux quatre types de séminaires et aux quatre examens d’ensemble qui structurent la formation théologique à l’IÉT5. Ce que nous proposons ici est une relecture personnelle à partir des Exercices du modus procedendi de l’IÉT : celle-ci n’engage que son auteur et laisse l’espace à d’autres interprétations.
I Une théologie de quatrième semaine : de la plénitude au désir
1 Dieu premier en son don
Les Exercices mettent devant le mystère de Dieu qui se donne. Dieu est premier en son don (234,1-2) et source de tous les dons (237). Il préside à la création (39,6 ; 50,4 ; 51,3 ; 235-236), plus originaire que le péché (50,5 ; 51,4). Il opère la rédemption (53,1-2 ; 61 ; 102,2-3 ; 107,2-3 ; 108,2), prédestinant au salut (366) et assumant par avance la peine (95,5 ; 98,3 ; 116,2 ; 147,3), la douleur (193 ; 195-197 ; 201,4 ; 203 ; 206,3.5) et la mort (208,10 ; 219,1). Il communique la gloire et la joie (221 ; 229,2.4) de la vie ressuscitée (219,2), par l’office de consolation (224). Il est aussi premier dans les dons particuliers (237) — singulièrement l’humilité (167-168) —, dans l’appel ou vocation (95,3-4 ; 102,3 ; 161,2 et 275 ; 172,3-4 ; 343,1) et dans l’élection dont il est le premier sujet (92,1 ; 98,4 ; 145 ; 146,3 ; 147,2 ; 157,2 ; 168,2). Il précède encore dans l’amour et le service (233), dans l’usage des cinq sens (248,1 : 1er mode de prier), et même dans l’art de manger (214). L’exercitant n’a pas d’autre chemin pour trouver le sien que de contempler celui du Christ (135,4) en ses mystères (261-312), dans l’histoire duquel s’enracine, comme premier prélude, chacune de ses contemplations évangéliques. Il n’a pas d’autre choix à poser que d’embrasser l’un ou l’autre des deux états (la garde des commandements ou la perfection évangélique) dont notre Seigneur a donné exemple (135,2-3). Il n’a pas d’autre travail à opérer que de laisser le Seigneur mouvoir sa volonté (175,2 ; 180,1 ; 184,2 ; 213,2 ; 338,2) pour y imprimer la sienne (155,2), l’embraser (ou l’embrasser) et la disposer (15), s’en servir (5), la recevoir et la confirmer (183). Aucun fruit n’a été espéré, qui n’ait été demandé comme grâce, dans la prière préparatoire et les second ou troisième préambules. Aucun effort n’a été fourni, sinon en vue de se disposer à « recevoir les grâces et les dons de sa divine et suprême bonté » (20,10). Tout a été suspendu et ordonné à la communication immédiate du Créateur à sa créature et de la créature à son Créateur (15-16). Le jeu des consolations et désolations s’est joué, fondamentalement, entre l’être en Dieu (316) et l’être « séparé » de lui (317).
2 La quatrième semaine, principe et fondement des Exercices
En quatrième semaine, le retraitant a découvert que toutes les grâces de consolation qu’il avait reçues découlaient par avance de l’office du Ressuscité (224 ; 229 ; 315,3 ; 316 ; 329-330.335-336), que toute visite de Dieu avait été de l’ordre d’une apparition donnée après l’Ascension et la Pentecôte (313), de même que tous les colloques où il s’était entretenu avec lui « comme un ami parle à un ami » (224 ; 54). Au terme des Exercices, l’exercitant a fait l’expérience que « tout est don et grâce de Dieu notre Seigneur » (322,4), par la médiation du Ressuscité, et il a pu contempler la présence de Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, ne pouvant plus « aimer aucune chose créée sur la face de la terre pour elle-même, mais seulement dans le Créateur de toutes ces choses » (316,2). La quatrième semaine, couronnée par la contemplation ad amorem, est dernière dans l’ordre de la retraite, mais « principe et fondement » dans l’ordre de la grâce et de la gloire, de la joie et du discernement des esprits.
3 La théologie comme déploiement d’un mystère qui se livre
« Le vrai point de départ de la spiritualité ignatienne se situe dans la contemplation du mystère divin dont la lumière prodigieuse informe et anime toute démarche subséquente » souligne le P. Cusson6. Dans la perspective des Exercices, la théologie se vit comme le déploiement d’un mystère qui se livre ; non pas simplement qui est livré, comme un contenu noétique, mais qui se livre, comme seule une Personne peut le faire. La plénitude qui se donne englobe par avance toutes les contingences de l’histoire, toute l’indigence des libertés finies, toute la fragilité des questionnements humains, toute l’obscurité des volontés pécheresses. La structure du parcours de formation à l’IÉT et la trame de ses séminaires procèdent de cette vision. La primauté est donnée au chemin du Verbe fait chair en Jésus de Nazareth, de la Parole inscrite dans le corps des Écritures, avant de se déployer dans le corps de la Tradition. Le projet que « l’Écriture soit à la théologie comme son âme » (Dei Verbum 24 et Optatam totius 16 ; Statuts, Introduction, I) reflète d’abord le souci d’une théologie ex plenitudine, dont le point de départ soit la Révélation de Dieu dans l’histoire plutôt que l’itinéraire du désir, de la recherche et du questionnement humains.
4 Pédagogie et articulation des quatre sens de l’Écriture
Comment se traduit ce choix épistémologique fondamental ? Chaque semestre, durant le baccalauréat, il est demandé à l’étudiant de choisir un des séminaires d’Écriture qui, selon les Statuts, sont aussi des séminaires « d’Écriture dans la Tradition » où se déploient, à partir du sens littéral rigoureusement déterminé, les autres sens spirituels :
Statuts, art. 121. §1. Le séminaire d’Écriture Sainte a pour objet : a) l’exégèse du sens littéral d’un texte scripturaire […] ; b) l’interprétation dogmatique, morale et spirituelle de ce texte dans la Tradition catholique. §2. Cette étude de l’Écriture dans la Tradition comporte : a) la détermination scientifique du sens littéral selon les méthodes exégétiques modernes ; b) le recours nécessaire aux déterminations du Magistère ; c) l’initiation à l’intelligence des grands maîtres de la pensée théologique ; d) la confrontation aux interrogations contemporaines.
Leur priorité dans le parcours de formation témoigne du primat donné au mystère de Dieu qui vient à l’homme. Les séminaires 3 (« Histoire de la Tradition » : Statuts, art. 122) manifestent, sur tel ou tel point, l’actualité de ce mystère, livré aux aléas de l’histoire et aux contingences du langage, mais confié au discernement de l’Esprit qui guide l’Église vers la vérité tout entière : cette diction de Dieu dans le temps des hommes explique la dimension historique marquée de ces séminaires à visée davantage systématique7. Enfin, les séminaires 4 (« Théologie fondamentale ») affrontent, non seulement les « interrogations contemporaines » déjà considérées dans les séminaires d’Écriture (Statuts, art. 121, §2, d) et dans les séminaires d’Histoire de la Tradition (Statuts, art. 122, §2, c), mais aussi les « mises en questions de la foi » (Statuts, art. 123) que les hommes adressent au mystère et qui traduisent l’espérance dont le monde est gros autant que la négation qu’il secrète en son sein8. L’interdisciplinarité entre les trois ou quatre professeurs « coresponsables » d’un séminaire (Statuts, art. 113) est au service du déploiement organique des quatre sens de l’Écriture à partir du sens littéral. Ce projet se reflète aussi dans les examens d’ensemble, au nombre de quatre : l’examen d’exposition de l’Écriture (E1) ; l’examen d’interprétation de l’Écriture (E2) ; l’examen sur l’ensemble de la théologie morale et pastorale (DU de morale et pastorale) ; l’examen final sur l’ensemble de la théologie (DU de théologie). Cela apparaît aussi bien dans la composition des jurys9 que dans la description de leur finalité propre :
Statuts, art. 171 : Le premier examen d’Écriture sainte a pour objet de discerner la capacité acquise par l’étudiant d’exposer le sens littéral du texte scripturaire et d’en actualiser la portée spirituelle, morale et doctrinale. Art. 175 : Le second examen d’Écriture sainte a pour objet de discerner la capacité acquise par l’étudiant : a) de justifier l’interprétation littérale, dogmatique, morale et spirituelle de l’Écriture dans la tradition catholique ; b) de répondre aux objections principales tirées des controverses anciennes et contemporaines […]. Art. 179 : L’examen sur l’ensemble de la théologie morale et pastorale a pour matière l’ensemble de ces disciplines, y compris l’initiation liturgique et canonique convenable […]. Art. 181 : L’examen [sur l’ensemble de la théologie] a pour objet de vérifier l’assimilation exacte, solide et personnelle par chaque étudiant de l’ensemble de la théologie.
5 L’espace théophanique du monde et la théologie fondamentale
Athéisme, mystique et sens de l’homme se croisent, car le monde, créé dans, par et pour le Christ, sauvé et assumé par lui (102,2 ; 107,2 ; 108,2 ; 116), vu dans le regard des trois personnes divines (102,1 ; 106,3), est l’espace théophanique où Dieu habite, travaille et œuvre : un univers transi de Dieu, conformément à la vision de l’ad amorem. Mais tout comme la gloire passe par la croix (95,5) et l’accueil du Ressuscité par Notre-Dame qui a veillé du vendredi au dimanche (208,8-10 ; 218-225), le labeur théologique comporte une participation à la passion du Christ : les questions, les objections et les souffrances du monde ne demeurent pas extérieures à la recherche, elles l’habitent de l’intérieur comme une blessure faite au corps en travail d’enfantement que nous formons. Dans les cours, comme dans les séminaires, l’objectivité du mystère qui se donne passe par la médiation de l’Écriture et de l’Histoire, où s’inscrit l’Esprit du Ressuscité : la perspective première est théologale. Mais la gloire reflue à son tour sur le chemin des interrogations du monde : selon le vocabulaire des trois « voies » (purgative, illuminative, unitive), qu’Ignace appelle « des vies », elle purifie, illumine et unifie le chemin des hommes.
6 Règle 11 : la théologie, acte de tradition
Lue à la lumière de la onzième règle in et cum Ecclesia, la théologie à l’IÉT se voudrait acte de tradition, tirant de son trésor du neuf et de l’ancien : véritable intelligence de la sainte Écriture (363,4), nourrie d’une longue tradition théologienne qui, des Pères (363,1) aux contemporains en passant par les scolastiques (363,2-3) et les modernes, l’a méditée et interprétée pour chaque époque, selon les balises tracées, en fonction des errances, tâtonnements et sophismes des temps, lieux et circonstances (363,4), par notre sainte mère l’Église en ses conciles, canons et constitutions (363,5).
II La théologie, rencontre du Dieu vivant « nouvellement incarné » (109)
1 La contemplation comme relation et présence
La prière ignatienne ne consiste pas dans une lecture priante de textes. Elle est la rencontre, dans l’Esprit, d’une Personne : essentiellement le Verbe qui se livre dans le Christ Jésus, mais aussi Marie qui y conduit et le Père vers qui il conduit. Les trois points habituels des mystères (261,3), par leur sobriété et leur mise en présence directe des personnes, aident à cette rencontre vivifiante plus immédiate, accordée aux trois premiers points communs à toutes les contemplations évangéliques : voir les personnes, entendre ce qu’elles disent, regarder ce qu’elles font. Les répétitions, davantage encore détachées d’un rapport au texte au profit d’un retour sur les lieux sensibles de la rencontre avec Dieu (62,2 ; 118,3 ; 227,3), et l’application des sens, qui ne se conçoit qu’en relation à une personne (121-126), vont faire croître et intérioriser cette présence. Même le second mode de prier, à partir des mots des prières vocales, relève d’une contemplation (249,1 ; 254,1 ; 255,2 ; comme l’indique le titre courant de l’autographe : « oración contemplando »), car ce n’est pas le mot, mais la relation à la personne priée qui est visée, comme l’indiquent la prière préparatoire et le colloque propres à cet exercice (251.257). Le monde peut être contemplé, non en lui-même, mais en Dieu qui s’y donne, y habite, y travaille et œuvre et y descend (230-237) ; les Étendards, en la personne du Christ (156,1) ; les péchés (4,2 ; 47,2.5 ; 64,2 ; 74,1 ; 76,1), en celui qui s’est fait péché pour nous. Finalement, « contemplation » devient quasi synonyme d’exercices (12,1 ; 13).
2 Par-delà l’herméneutique de Ricœur
Enracinée dans les Exercices, la théologie à l’IÉT n’entend pas relever d’une simple étude de textes, d’un pur débat d’idées, de la construction ordinaire des concepts, de l’acquisition scolaire de savoirs. Elle vise à une plus grande connaissance intérieure du Seigneur, Verbe éternel « nouvellement incarné » (109) en nous et dans nos mots, afin de mieux l’aimer et de mieux le suivre (104). Certes, le travail théologique ne peut faire l’économie d’une étude rigoureuse de la lettre, par respect pour l’Esprit qui l’a inspirée, immédiatement (l’Écriture) ou médiatement (les textes de la Tradition). On recommande aux étudiants qui le peuvent l’étude approfondie de l’hébreu, du grec, du latin, ou d’autres langues vernaculaires qui donnent accès aux documents originaux, et tous sont invités à une rigueur d’analyse que rendent possible les translittérations, les interlinéaires ou la recherche des meilleures traductions. On recourt à « la détermination scientifique du sens littéral selon les méthodes exégétiques modernes » (Statuts, art. 121, §2, a), et on croise une variété de commentaires qui nous ouvrent aux aspects multiples d’une pensée. On veille beaucoup dans les corrections d’exposés, à ce que chaque exégèse d’un texte, scripturaire ou non, soit à même de rendre raison de son argumentaire à partir de ses fondements textuels. C’est ce que Ricœur appelle le « moment sémantique de l’analyse ». Ce sont des moyens précieux, ordonnés à l’émergence du sens spirituel.
Toutefois, l’herméneutique mise en œuvre à l’IÉT est plus augustinienne que ricœurienne. Elle ne va pas du « monde du texte » au « monde du lecteur » (la « fonction herméneutique de la distanciation », selon les termes du philosophe français), mais du Verbe Ressuscité, qui s’y livre dans la lettre, au cœur de l’étudiant ou du professeur, dont il s’est fait le Maître intérieur. La réponse n’est à chercher dans le texte (pris comme totalité signifiante ou récit orienté ou rhétorique langagière) qu’en tant qu’elle vient d’une source personnelle, au-delà de lui, et qu’elle conduit par-delà son horizon, dans une réception tout aussi personnelle. Tous les séminaires, en ce qu’ils supposent le dialogue du texte avec une altérité historique (Statuts, art. 121-123), ne le considèrent jamais comme un pur document, mais comme un témoignage humain, inerrant ou faillible, du Verbe fait chair : Dieu se dit en ceux qui scrutent son mystère, qui est aussi le leur.
3 Les « sous-groupes » et la règle 11 : une théologie spirituelle
Le travail en sous-groupe, avec l’ascèse qu’il représente de la part des étudiants comme des enseignants, repose sur ce présupposé de la présence agissante du Verbe intérieur. Il suppose la capacité des uns et des autres à se laisser enseigner, sans préséance obligée : le mélange surprenant des années et des cycles, et la présence, au sein d’un même groupe, de personnes aux formations antérieures si diverses, révèlent l’imprévisible chemin de la Parole « cachée aux sages et savants et révélée aux tout-petits » (Mt 11,25 ; Lc 10,21). La place du plus pauvre en son sein (le marginal, l’atypique, le non-académique) demeure un test, parfois douloureux, de la fidélité à la méthode : laisse-t-on un espace suffisant pour accueillir sa contribution au travail commun ? Toutefois, comme dans les Exercices, le fruit du sous-groupe dépend et se laisse aussi mesurer par l’engagement personnel et ecclésial des libertés dans leur acte théologique (cf. annotation 5). Cela suppose de faire du temps l’allié d’une expérience qui consente à une certaine lenteur : les séminaires, déployés sur un semestre, comptent le plus souvent trois à quatre séances par semaine. Le jeu des alternances entre matière nouvelle et répétitions (sous-groupes, séances générales, reprises des professeurs, prises de position des étudiants) est au service de cette diction de Dieu qui « relit ligne à ligne le livre de la vie, au rythme de chacun »10. Vue à la lumière de la onzième règle in et cum Ecclesia où affleure le vocabulaire de la sainteté (363,1-2.4), la théologie est nécessairement spirituelle, puisque le théologien qui s’expose au mystère cherche à se laisser « illuminer et éclairer par la puissance divine » (363,5).
III La théologie comme formation du disciple
1 Élection préalable et entrée en deuxième semaine
On pourrait résumer les Exercices en disant qu’ils visent à la formation d’un disciple du Christ. Une théologie fondée dans les Exercices ne se donne pas d’autre objectif : il ne s’agit pas d’abord d’études, mais plus amplement d’une formation qui conduise à « en tout aimer et servir Dieu Notre Seigneur » (233 ; 363,1)11. Un étudiant n’est reçu à l’IÉT, en principe, que dans la mesure où il manifeste une suffisante disponibilité et liberté spirituelle par rapport au choix de son état de vie et à sa mission au sein du Peuple de Dieu, conformément à l’annotation 5. Il est accueilli comme de l’intérieur d’une première élection qui l’a mis à la suite du Christ (Statuts, Introduction, II et III ; art. 19). Il est donc supposé avoir déjà vécu, d’une certaine manière, la grâce de première semaine, et être prêt à aborder la deuxième.
2 Séminaire d’Évangile et direction d’études
Il entre ensuite en théologie par un séminaire d’Évangile : contemplant le Christ en ses mystères, appelant et formant des disciples et fondant le corps de l’Église, il y découvre le propre itinéraire de sa formation. Celle-ci va se vivre au rythme des séminaires dont il recueillera les fruits, à la mesure du don de Dieu, mais aussi à proportion de l’engagement de sa liberté. Les cours magistraux, par leur formalité plus passive, n’ont pas été privilégiés dans le parcours, pas plus que les examens particuliers sur chaque matière visant à vérifier l’acquisition d’un savoir. Ce choix pédagogique relève d’une logique spirituelle :
Car lorsque celui qui contemple part de ce qui est le fondement véritable de l’histoire, la parcourt, réfléchit par lui-même et trouve quelque chose qui lui explique ou lui fasse sentir un peu mieux l’histoire, soit par sa propre réflexion, soit parce que son intelligence est éclairée par la puissance divine, il y trouve plus de fruit et de goût spirituel que si celui qui donne les exercices avait beaucoup expliqué et développé le sens de l’histoire ; car ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement.
Sur ce chemin, l’étudiant est accompagné par un « directeur d’études » dont la mission, inspirée du rôle de celui qui donne les exercices, est d’aider l’étudiant à assumer librement, devant Dieu, la responsabilité de sa formation (cf. annotation 15), compte tenu de sa disposition (cf. annotation 18), en veillant à sa croissance humaine et spirituelle, à l’éveil des cinq sens spirituels, en particulier le goût, et au discernement des esprits, en particulier des tentations sous apparence de bien (cf. annotation 10 ; 332-334), qui jalonnent le temps de formation. Entre le directeur d’études et l’étudiant doit se vivre un « présupposé favorable » réciproque, ordonné au salut (21). De la part de l’étudiant, l’engagement de sa liberté se manifestera souvent dans le soin apporté aux procédures quotidiennes de son travail (cf. 130,6 : le soin apporté aux additions). La direction d’études est aussi le lieu d’une permanente relecture de son parcours, analogue à celle des Exercices : une sorte d’« examen général », appuyé sur la pratique habituelle d’une espèce de « revue d’oraison » (77 : 5ème addition), qui peut susciter, sur tel ou tel point, une forme d’« examen particulier », où l’attention se simplifie et se concentre.
L’accompagnement de l’étudiant dans la phase de préparation de son exposé représente une forme de charité pédagogique. Les corrections, d’ampleur variable selon les cas, ont accompagné la genèse du travail, dans le dialogue entre l’étudiant et le professeur. L’exposé final, enrichi par ce travail commun, permet que tout étudiant, même faible ou originaire d’une autre culture, soit honoré au moment de sa présentation dans l’aula : on lui a épargné l’humiliation publique des corrections. Plus fondamentalement, l’aide à la rédaction doit aussi œuvrer à la progressive advenue de l’étudiant à sa parole propre, à travers l’ascèse d’une rigueur d’analyse, de synthèse et d’expression ordonnée au respect de l’altérité de la parole d’autrui et du mystère qui s’y livre.
Le but de la formation est de permettre à chaque étudiant « d’exprimer la parole qui n’appartient qu’à lui dans le corps de l’Église », selon la belle expression du P. Jean-Marie Hennaux. Les « prises de position », au terme des séminaires, en sont un lieu privilégié : chaque étudiant est invité à se situer et à se livrer personnellement, au terme du parcours. Les examens d’ensemble, devant jury, en constituent un autre : leur préparation fructueuse requiert un important travail personnel. Dans le vocabulaire des Exercices, la pédagogie de l’IÉT vise, en fin de compte, à ce que le Créateur agisse immédiatement avec la créature, et la créature avec son Créateur, donnant à chaque liberté de croître dans l’intelligence aimante de la foi.
3 Formation intégrale, en pauvreté
Si la rigueur exigée est de type universitaire, l’IÉT n’a toutefois pas opté pour une théologie académique. La formation du disciple a une dimension intégrale. Incluant, dans l’accompagnement personnel, les mouvements et les combats spirituels qu’opère le mystère qui se révèle (A. Chapelle), elle se vit aussi à travers les célébrations quotidiennes dans la chapelle de l’Institut, les pèlerinages et autres temps de prière commune, les relations interpersonnelles, les repas et les pauses dans la cafétaria, les nombreux services des étudiants, souvent humbles12, à la communauté de l’IÉT, l’étude en commun (salles de lectures), la vie en maison entre professeurs et étudiants, les engagements pastoraux explicitement pris en compte dans la direction d’études. Compte tenu des moyens financiers limités de l’Institut, la formation se vit dans une relative pauvreté, non seulement spirituelle mais effective, assez conforme au style du « souverain et vrai capitaine » (143) et au train de vie du « souverain pontife, notre modèle et notre règle qui est le Christ notre Seigneur » (344,2).
4 Règle 11 et « théologie à genoux »
Dans les termes de la onzième règle in et cum Ecclesia, la théologie sert aussi bien à « mouvoir les sentiments pour aimer et servir en tout Dieu notre Seigneur » (363,1 : dire que la théologie patristique est plus directement ordonnée à la grâce demandée dans l’ad amorem, n’est-ce pas implicitement la poser comme modèle de toute théologie ?), qu’à définir ou expliquer pour notre époque13 les choses nécessaires au salut éternel (363,3 : notons la dimension existentielle) pour mieux réfuter et expliquer toutes les erreurs et tous les sophismes du temps (cf. les « déterminations » ou « mises au point » des professeurs, au terme des débats en séances générales : Statuts, art 116, d). La « théologie à genoux », selon l’expression de Rahner et de Balthasar, se voudrait à la fois adorante, illuminante et missionnaire.
IV Une théologie ecclésiale
1 Apparition à Notre-Dame et intelligence spirituelle ecclésiale
L’apparition à Notre-Dame montre qu’il n’y a aucune apparition qui ne se fasse à l’intérieur du oui de Marie, c’est-à-dire de l’Église à qui l’intelligence spirituelle des Écritures a été livrée (299,1 ; 303,2). Les règles pour le sens véritable que nous devons avoir dans l’Église militante constituent donc, comme l’a montré le P. Arzubialde14, les règles de discernement propres à la quatrième semaine, et donc au temps de l’Église qui s’y fonde. Le travail théologique suppose un discernement ecclésial, celui d’un croire qui dilate le voir aux dimensions ontologiques du mystère, au lieu de le rétrécir aux limites phénoménales de l’apparaître : « ce que moi je vois blanc, croire que c’est noir si l’Église hiérarchique le détermine ainsi »15 (365,1).
2 Herméneutique de la louange et du présupposé favorable
À l’IÉT, cela se manifeste d’abord dans la recherche d’un « présupposé favorable » (22) à l’égard des déterminations du Magistère, d’une disposition à la louange des préceptes de l’Église et de la vie de foi, d’espérance et de charité du Peuple de Dieu (354-360), en accord avec la première attitude spirituelle du principe et fondement (23), d’un « esprit prompt à chercher des raisons pour les défendre et, en aucune manière, pour les attaquer » (361). Cette attitude s’accompagne d’un souci de respecter la foi des faibles, des petits et des pauvres (366-370), d’un discernement prudentiel qui cherche à trouver le juste lieu et la manière ajustée de remédier aux péchés des membres de l’Église (362 ; cf. 41,4), d’une recherche personnelle située à l’intérieur d’une Tradition interprétative (363) qui essaie de se garder des comparaisons idolâtriques, y compris celles qui, momentanément, mettent au pinacle, idéalisent ou absolutisent la pensée de tel théologien ou prédicateur en vogue (364 ; cf. 39,8)16. Il s’agit d’une coresponsabilité de l’ensemble du corps professoral, censée être garante d’une authentique liberté de recherche (Statuts, Introduction, II) selon la mission propre au ministère théologique dans l’Église.
3 Règle 11 et pédagogie ecclésiale
Plusieurs manières de procéder découlent de cette recherche d’une théologie ecclésiale. La formule du séminaire en est l’illustration : présence de plusieurs professeurs, « en collaboration interdisciplinaire » (Statuts, Introduction, II ; art 113) ; mélange des années et des cycles ; travail en sous-groupe, pour favoriser une lecture en Église ; exposés en séance générale, où chaque étudiant exprime sa parole au sein du corps ecclésial ; débats et protocoles17, pour favoriser l’émergence d’une parole responsable ; direction, non seulement personnelle, mais collégiale des études18 ; séminaires résidentiels entre professeurs et représentants des étudiants, en début de semestre, où chaque enseignant s’expose au regard et à la parole d’autrui ; rôle déterminant du Conseil étudiant dans les instances académiques (Statuts, art. 52-93 : quarante articles lui sont consacrés). Ainsi peut se former insensiblement un sensus ecclesiae intériorisé, comme un milieu où l’on apprend à inspirer et expirer au rythme de la vie et de la prière de l’Église (cf. 3ème mode de prier). Dans les termes de la onzième règle in et cum Ecclesia, il s’agit de trouver une aide (non un carcan) dans les conciles, canons et constitutions, qui donne une latitude au travail théologique, lui ouvre un horizon, fonde la liberté spirituelle de la recherche.
V Conclusion : « un avec l’amour divin » (370)
« Un avec l’amour divin ». Ce sont les derniers mots des Exercices, au terme desquels Ignace écrit simplement : Finis. On serait tenté d’y lire les deux sens du mot : le terme d’un processus et la fin vers laquelle il tend et qui lui donne sens. La quatrième semaine et la contemplation ad amorem, qui en est le couronnement spirituel, ne constituent la fin du parcours qu’en tant qu’elles sont au principe de la foi de l’Église et de la vie de chaque baptisé : le don de Dieu, qui a fait de l’homme son temple (235,2), est premier, le désir qu’il suscite en l’homme, créé à la ressemblance et à l’image de Dieu, est second. La théologie, en tant que science sacrée, relève de l’ordre des moyens voués à s’ordonner à la fin : « louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme » (23) ou « en tout aimer et servir Dieu notre Seigneur » (233 ; 363). Salut de l’âme et louange de Dieu : telle est la loi suprême de la théologie, comme du droit canon (C. 1752).
La théologie est ordonnée à un surcroît de connaissance intérieure du Seigneur, afin de mieux l’aimer et de mieux le suivre (104). Elle est une aide pour l’intelligence et le cœur du croyant, afin de mieux former en lui le Christ vivant, et elle contribue ainsi à l’édification du corps de l’Église. Les chemins de sa pédagogie, que nous avons illustrés à partir de l’exemple de l’IÉT, procèdent de cette finalité ultime et ils y conduisent, en tant que moyens ordonnés à cette fin. En tant que médiations pédagogiques, ils ne sont toutefois que des échafaudages, précieux mais fragiles, toujours suspendus aux jeux des libertés qui les animent. Tels des Jean-Baptiste (cf. annotation 15), ils sont d’ailleurs appelés à s’effacer lorsqu’à chacun est donnée, dans l’Esprit, la grâce christique de faire « un avec l’amour divin » (370), dans l’espérance du jour où Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15,28).
Notes de bas de page
1 Voir en particulier les études d’E. Przywara, H.U. von Balthasar, K. Rahner, Ch. Theobald et du point de vue philosophique G. Fessard. Pour une synthèse récente, cf. S. Arzubialde, Ejercicios espirituales de S. Ignacio, Historia y análisis, Bilbao/Santander, Mensajero/Sal Terrae, 2009, p. 951-1009.
2 La Faculté de théologie de la Compagnie de Jésus à Bruxelles, ci-après : IÉT.
3 Nous privilégierons le parcours du baccalauréat, où nous semble s’illustrer au mieux la méthode de l’IÉT.
4 Ci-après : Statuts.
5 Sur ce point, cf. P. Gervais, « La méthode à l’Institut d’Études Théologiques », dans Vatican II. La sacramentalité de l’Église et le Royaume, dir. E. Nicholer et A. Guggenheim, Paris, Parole et Silence, 2008, 151-161 ; Id. « La place des Exercices spirituels de saint Ignace dans la pensée et dans l’enseignement d’Albert Chapelle », dans Dieu à la source. La théologie d’Albert Chapelle. Actes du colloque « Albert Chapelle, un théologien » tenu à Bruxelles et à Paris du 10 au 13 février 2009, Bruxelles, Lessius, 2010, p. 76-97.
6 G. Cusson, Pédagogie de l’expérience spirituelle personnelle. Bible et Exercices spirituels, Paris, DDB, 1968, p. 392.
7 Cf. par exemple le séminaire « Trinité ».
8 Cf. par exemple le séminaire « Les athéismes et la confession trinitaire ».
9 Du moins pour les E1 et E2, auxquels participent des professeurs de toutes les « disciplines » ; elle n’est malheureusement pas (ou rarement) présente lors des Examens d’ensemble de morale et pastorale et lors des Examens d’ensemble de théologie.
10 Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu, Paris, Cerf, 1986, p. 47 : « Mais toi, Seigneur, c’est sans décalage dans le temps que tu vois et lis en même temps la page entière. Si deux d’entre nous lisent la même page, l’un rapidement et l’autre plus lentement, c’est avec l’un et l’autre que tu lis et à leur rythme […] Tous les livres déjà écrits et tous ceux qui peuvent l’être, ensemble et en même temps, au-dessus de toute fraction de temps et à partir de l’éternel, tu les as vus et lus en même temps, et avec tous ceux qui les lisent, tu les relis aussi ligne à ligne ».
11 On peut entendre ce « en todo » de deux manières, attestées dans l’espagnol du XVIème s. : soit « en toutes choses » (sens du latin omnis), qui est l’interprétation la plus courante ; soit « entièrement » (sens du latin totus), dans la ligne de Dt 6,4 (LXX) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de (ex) tout ton cœur, de (ex) toute ton âme et de (ex) toute ta force ». Vont dans le premier sens (« en toutes choses ») les manuscrits P1 (Versio prima I, ca. 1541), P2 (Versio prima II, ca. 1547 : texte approuvé par le Saint-Siège en 1548) et C (Coloniensis, ca. 1543), qui portent « in omnibus amare », et le contexte des n. 235, 236 et 237. Plaident pour le second sens (« entièrement ») les manuscrits V (Vulgate, ca. 1547 : texte approuvé par le Saint-Siège en 1548), qui contient « ad amorem totum me impendam » auquel fait écho dans le Suscipe le « id tibi totum restituo » et Ital. (Italicus : traduction italienne de 1555) qui traduit « integramente », le contexte immédiat du n. 234, une certaine préférence de ce sens en castillan ancien et, dans la mesure où Ignace suit ordinairement saint Jérôme, une possible traduction littérale du « en tout » de Mt 22,37. Celui-ci, à la différence de Mc 12,30.33 et en partie de Lc 10,27 (qui a gardé le premier « ex », mais introduit ensuite trois « en »), cite Dt 6,5 sous la forme : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu dans (en) tout ton cœur et dans (en) toute ton âme et dans (en) tout ton esprit », sans doute par influence immédiate du « be » hébraïque (Dt 6,5, TM). Cela a passé partiellement chez Jérôme qui, dans sa traduction de Mt 22,37, garde le premier « ex » du Deutéronome (du moins dans les meilleurs manuscrits ; une autre tradition porte « in ») et les deux derniers « en » de Matthieu (« ex toto corde et in tota anima tua et in tota mente tua »). Les deux interprétations de « en tout » sont donc possibles. Il nous semble qu’elles ne s’excluent pas : seul celui qui aime vraiment Dieu « entièrement », en lui offrant toutes ses facultés (234), peut vraiment n’« aimer aucune chose créée sur la face de la terre pour elle-même, mais seulement dans le Créateur de toutes ces choses » (316,2) et, par conséquent, aimer Dieu « en toutes choses » (235-237).
12 Ils comprennent aussi le nettoyage de la cafétaria, la préparation du café, le service des poubelles…
13 Cf. en particulier la morale, les exercices de « situations pastorales », les séminaires 4.
14 S. Arzubialde, Ejercicios espirituales de S. Ignacio, … (cité supra n. 1), p. 917.
15 « Lo blanco que yo veo ». En espagnol, comme en latin ou en italien, l’utilisation du pronom personnel, habituellement sous-entendu, indique une insistance : « moi, je ».
16 S. Arzubialde, Ejercicios espirituales de S. Ignacio, … (cité supra n. 1), p. 934-935.
17 Chaque débat fait l’objet d’un « protocole », rédigé par un étudiant et acté au « dossier du séminaire ».
18 Chaque mois, les directeurs d’études se voient ensemble avec le Président de l’Institut, durant une matinée, pour échanger autour de la formation de leurs étudiants respectifs.