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Naissance en Dieu ou la relation entre la phénoménologie de la Vie et la réalité de Dieu

Rolf Kühn
La phénoménologie de la vie à partir de la pensée de Michel Henry permet une compréhension de la Réalité de Dieu en tant qu'immanence absolue. Et puisque chaque «homme» trouve sa naissance primordiale en cette immanence de Dieu, à savoir comme vie auto-affectée, on peut parler - avec Maître Eckhart - d'une Naissance en Dieu même. Tout instant de notre vie permet, alors, de vivre nos affections et événements comme incrites dans la Vie de Dieu comprise comme son Auto-Révélation sans distance ou représentation.

Au bout d’une recherche phénoménologique toujours plus radicalisée pour devenir finalement une phénoménologie contre-réductive au sens de Michel Henry1, nous nous sommes rendu compte que « Dieu » ne peut relever du domaine conceptuel, au sens ontologique ou causal d’une métaphysique classique. Car tout concept n’est pas seulement soumis ou lié à l’intuition avec sa régression infinie selon Husserl, mais implique toujours aussi, par ce fait même, un doute principiel qui laisse la possibilité à toutes les négations ou athéismes pensables. Ce ne sont pas ces formes de nihilisme historique ou moderne en tant que telles qui posent problème, car on peut toujours leur trouver une certaine plausibilité herméneutique ou épochale. Ce qui est en cause, c’est Dieu en tant que Réalité apodictique à l’origine de ma vie même, étant donné que, phénoménologiquement, je dois partir de cette dernière comme vécu indubitable. En effet, si par une réduction transcendantale j’arrive, par la suite, à ma subjectivité pure saisie comme une passibilité originaire, je dois assumer également en celle-ci la certitude co-extensive que ce n’est pas moi qui suis à la source de cette vie que je suis, parce qu’elle est hors de toute auto-position de ma part.

Or, si je saisis mon origine passible par une certitude qui est une immédiateté du sentir pur (et non plus un concept), la question de la métaphysique se pose également aussitôt en elle. En acceptant avec Heidegger que la métaphysique, depuis son éveil grec, pense tout étant à partir de l’Être suprême, pour substituer à cette analogie ousiologique de la tradition la « différence ontologique », on doit changer la notion même de métaphysique. Celle-ci ne peut articuler, en dernière analyse, que le lien substantiel entre la Vie phénoménologiquement absolue et ma propre vie purement passible en elle et à partir d’elle, ce qui implique un dépassement de la différence ontologique heideggerienne. Cette dernière, surtout en tant que temporalité pure ou Er-eignis, reste attachée à un présupposé phénoménologique crucial, à savoir la Distance comprise comme le premier Écart indispensable à tout apparaître ou sens de l’être, comme Michel Henry ne cesse de le faire ressortir. Dans ma vie éprouvée passiblement dans la Vie phénoménologique pure ou absolue, il n’y a cependant aucune distance, aucun écart temporel, spatial ou logique qui me séparerait d’elle. Ainsi, le terme de métaphysique désigne à la fois une dépendance et une identité beaucoup plus radicales que toute émanation créationnelle ou analogique à partir d’un Être suprême ou d’un Dieu créateur qui, pour se manifester, garderait l’ek-stase ou la transcendance neutres et anonymes. En revanche, ce terme de métaphysique, au moment de l’auto-affection immanente de tout ce qui est vivant, marque une Passibilité constitutive qui ne me quitte jamais mais forme ma réalité véritable à tout moment de ma vie éprouvée, c’est-à-dire une réalité à jamais non-représentée et donc non illusoire.

Philosophiquement, je pourrais en rester là et ébaucher une pensée de la seule Finitude, comme on la trouve notamment chez Merleau-Ponty et Lévinas, au moins en ce qui concerne l’intentionnalité éthique ou récurrente chez ce dernier. Au contraire, pour une phénoménologie contre-réductive (ou matériellement passible, au sens henryen), je ne peux esquiver la Facticité transcendantale que la Vie absolue à l’origine de ma vie individuée ne relève plus finalement de ma réduction à l’intérieur d’une épochè radicale. N’étant pas un simple fait de constat à distance de vue intentionnelle ou à partir d’un horizon mondain, mais formant une Facticité pratique ou vivante sans interruption temporelle concevable, cette Vie absolue se révèle : mon épreuve d’elle n’est rien d’autre que cette Révélation sans distance ou retardement — au sens de Jacques Derrida et d’autres. Par conséquent, là où il y a Révélation au sens éminent et primordial, c’est-à-dire comme l’essence même de la manifestation originaire, il y a religion, si religio signifie le lien vivant se nouant absolument comme certitude intérieure. Une phénoménologie de la Vie absolue se situe, pour ces raisons mêmes qui touchent l’apparition de la vérité en son Comment pur, entre la métaphysique et la religion constituée. En tant que discours philosophique, cette phénoménologie indique notre situation métaphysique radicale (Finitude), sans devenir pour autant une religion dogmatique (théologie), car elle reste attachée réductivement à la sphère de la coïncidence immédiate entre Donation et Révélation, sans passer par une quelconque médiation extérieure supplémentaire, qu’elle soit Histoire ou Écriture. Ces dernières doivent être justifiées, en elles-mêmes, par le Logos interne de la Vie qui est « la Voie et la Vérité » au dire de l’Évangile de Saint Jean, ce qui veut dire qu’il y a identité entre Vie et Vérité, et que la Vie constitue l’Accès à sa propre Vérité comme Vie divine, comme l’analyse si bien le livre du Père Vidalin.

En plus, si la phénoménologie de la vie passible en moi se trouve confrontée à une Révélation à la fois immanente et immédiate, elle implique constitutivement des rapports avec la mystique. Au sens le plus large, la mystique, en désignant un mode d’expérience, forme l’expérience même de l’éprouver en tant que tel, autrement dit l’auto-épreuve pure de tout éprouver. Comme on a déjà dit que, dans la Finitude passible, il n’y a plus ni différence ni extérieur, mais seulement l’affection vivante par elle-même, on peut alors affirmer que l’expérience mystique ne s’appuie plus par nature sur rien d’extérieur ou de mondain, ce qui fait la jouissance indicible de l’expérience mystique même, comme M. Henry le remarque dans un des textes de ses « Entretiens et conférences » publiés sous le titre « Auto-donation »2. Toutefois, en même temps, toute mystique parle de la Nuit au cœur même d’une telle expérience concrète, et c’est là qu’intervient pour nous la mystique saisie comme une critériologie de la phénoménologie contre-réductive. Déjà, pour la réduction husserlienne, il existe au départ de l’analyse phénoménologique une « pauvreté absolue » (absolute Armut) de l’esprit ou de la conscience ne possédant plus aucune connaissance théorique préalable pour diriger la recherche. De même, la mystique constitue une rupture sans appel avec toute « intuition » sensible ou intellectuelle, puisque cette dernière ne serait pas la Réalité même de Dieu, autrement dit ce Dieu se donnant lui-même hors de tout horizon de représentation. De cette manière, mais sans nier aucunement le monde en sa valeur ontologique, la pauvreté ou le vide de l’esprit (c’est-à-dire notre passibilité foncière) sont identiques à la plénitude même — plénitude de la Vie phénoménologique absolue qui nous est donnée à tout point de l’analyse contre-réductive comme pure présence auto-affective. Ou pour le dire encore autrement, cette plénitude manifeste est donnée par et dans toute modalisation vivante, même sur le plan le plus modeste.

Si la critériologie mystique, en sa co-donation intérieure du Tout/Rien ou de la Joie/Souffrance, correspond à la démarche phénoménologique même sur son chemin entre métaphysique et religion positive, à savoir entre Finitude et Révélation pure, il faut se tourner également vers le côté matériel de notre problématique. Jusqu’à maintenant, nous n’avons tracé, pour ainsi dire, que la méthode formelle d’une recherche pour nous diriger vers son contenu même, lequel doit se révéler, en fin de compte, comme la Réalité de Dieu et réalité de ma Naissance en Lui. Si je dois tout à la Vie phénoménologique absolue, je dépends de cette Vie de telle façon que je ne suis rien d’autre que cette dépendance même — autrement dit un Besoin pur d’un moi à l’accusatif. À l’encontre de l’idéalisme allemand qui ne voit dans le Besoin (Bedürfen) qu’une contraction aveugle (Schelling) ou un manque dialectique (Hegel), la réalité phénoménologique du besoin désigne ce Fait originaire que j’ai besoin, d’abord, de la Vie elle-même, avant d’avoir besoin de « quelque chose ». Le terme de besoin n’a donc rien d’intentionnel au départ, comme c’est le cas pour le Souci (Sorge) chez Heidegger. Car même si le besoin traverse toute ek-stase, il faut qu’il y ait originairement l’investissement absolu de ce besoin par la Vie même qui se modalise en désir, effort et agir — et cela de manière purement pratique à l’intérieur de son s’éprouver permanent. C’est ce que M. Henry expose, en outre, dans ses deux livres sur « La barbarie » (1987) et « Du communisme au capitalisme » (1990).

Si nous laissons, ici, ces analyses de la modalisation immanente de la vie3 pour ne cerner que le rapport entre mon besoin et ma naissance en Dieu, je dois dire que le besoin (en tant qu’autobesoin de la Vie à tout moment) implique également ma naissance en cette Vie à tout moment. Et si ce besoin (qui me révèle mon moi purement passible) me révèle par ce fait même la Révélation de la Vie absolue, j’assiste à tout instant à la Révélation du Dieu réel en mon auto-révélation à moi-même qui est identique à mon auto-affection absolue. La Naissance en Dieu n’a par conséquent rien de statique, ni de temporel ou de créationnel déchu. C’est un Naître éternel ou toujours neuf, au sens de Maître Eckhart — d’où le titre de l’article. La Réalité de Dieu, impliquée dans le besoin le plus discret ou le plus récurrent, ne constitue plus ainsi un concept ou une intuition, mais l’auto-donation de cette Réalité même en tant que l’auto-apparaître en tout apparaître, — qui reste à jamais dépendant de cette auto-révélation dans son Sedonner pur.

Sans rentrer ici dans les détails, on peut soutenir que tout discours de la religion ou sur elle qui méconnait l’auto-révélation vivante ou immanente ne peut que reproduire toutes les difficultés, bien connues, qui sont liées à un Dieu-Concept ou un Dieu-Chose4. Nous ne voulons pas nier la possibilité légitime de telles recherches, mais, si pour la phénoménologie il y a coïncidence en toute rigueur de termes entre procédé et contenu, existence et essence, je ne peux plus me distancer artificiellement ou « scientifiquement » de cette Vie même qui me permet l’analyse réductive à tout moment.

Au terme d’un tel cheminement et de sa conséquence, nous voudrions souligner qu’une phénoménologie entièrement contreréductive, se situant dans l’auto-mouvement de la Vie et dans l’Absolu de sa Révélation, ne peut être continuée que comme une phénoménologie radicalement pratique. Cette praxis (qu’il ne faut pas confondre avec une pragmatique de méthode ou d’expérimentation) est la conséquence intrinsèque de l’identité du besoin et de la plénitude en tout apparaître, faisant saisir les modalisations immanentes et effectives en leur naissance permanente même, comme l’on trouve déjà l’ébauche chez Pierre Maine de Biran. Dans une telle perspective, ou à cause du lien originaire entre besoin et culture, on peut nommer cette praxis une esthétique élémentaire plus archaïque encore que la Lebenswelt husserlienne, comme M. Henry le montre surtout dans son essai sur Kandinsky intitulé « Voir l’invisible » (1988).

Une dernière remarque qui nous importe beaucoup concerne l’aspect christologique. Le Christ n’est pas seulement à présenter comme le Logos auto-affectif de la naissance en Dieu, mais aussi comme cette Affectivité singulière et concrète qui transforme toute histoire existentielle, Affection réelle à la hauteur de la Liberté du Christ comme Fils de Dieu depuis le commencement. Il y a donc « présence » d’une Affectivité pure, au sens universel, qui imprègne effectivement l’histoire des hommes sur terre, comme le donne à penser la formation du canon des Écritures saintes. Ces analyses permettent de prolonger la « Naissance en Dieu » par une description de la vie écclésiale et sacramentelle ainsi que de la mort et de la résurrection de la chair. Ces mystères chrétiens ne sont pas liés d’abord à une symbolique distancée mais à notre corporéité immanente, saisie comme la réalité ultime de la Donation et du Don de Dieu, c’est-à-dire comme la loi pratique de notre Historialité affective telle qu’elle se manifeste en toute joie et souffrance5.

Pour aller à l’extrême de toutes ces investigations et afin de donner à la Naissance en Dieu sa dernière concrétude transcendantale, nous pensons pouvoir élucider l’individuation de chacun à partir du lien immémorial Vie/Chair, en tant que déterminabilité christ(olog)ique de tout apparaître. Car si toute détermination prédicative implique l’auto-donation de la Vie en son Auto-révélation, elle contient une Archi-individuation originaire, celle du Fils de Dieu — Fils qui est Amour et Obéissance filiale. Or, si la philosophie, comme toute autre pensée, ne crée jamais rien, elle utilise en tout Jugement perceptif ou prédicatif une Force qui se prête à une telle détermination, chaque fois particulière. On peut donc affirmer que je touche phénoménologiquement la Chair du Christ en tout processus de détermination, comme le suggère encore la démarche de M. Henry. Par conséquent, ce n’est pas seulement en rencontrant Autrui que je touche la Chair du Christ, mais également en tout faire, penser, sentir ou agir, car il s’agit à chaque fois d’une concrétion au niveau de la vie qui s’individualise de qui est la Vérité éternelle du Christ même6.

En fin de compte, La Naissance en Dieu ne signifie aucun quiétisme, mais un Faire chaque fois révélateur et déterminé dans la particularité de toute chose donnée où se donne à reconnaître le Don de Dieu comme sa plénitude inépuisable qui nous affecte dans ses modalisations infinies. L’essentiel nous est toujours donné partout et à tout moment, et le quotidien ne manque ni de rigueur philosophique ni de religion et de mystique — pour être le Bonheur de vivre avec toutes ses tonalités et couleurs si émouvantes et révélatrices.

Notes de bas de page

  • * Intervention au Studium Notre-Dame de Paris, en compagnie du P. Pierre Piret sj, lors d’une conférence-débat le 15 décembre 2006 à l’occasion de la sortie du livre d’A. Vidalin, intitulé La Parole de la Vie. La phénoménologie de Michel Henry et l’intelligence chrétienne des Écritures, Paris, Parole et Silence, 2006. L’essentiel de l’intervention du P. Piret lors de cette soirée se trouve dans sa présentation des ouvrages de Michel Henry dans la Nouvelle Revue Théologique : C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme (dans NRT 118 [1996] 579-586) ; Incarnation. Une philosophie de la chair (NRT 123 [2001] 269-273) ; Paroles du Christ (NRT 125 [2003] 115-121) et son article « Phénoménologie et christologie : Michel Henry » (NRT 121 [1999] 233-239). Voir également la recension de La Parole de la Vie, infra p. 286 ; Coutelier Cl. scm, « Une introduction à “C’est moi la Vérité” de Michel Henry », dans NRT 123 (2001) 603-613 ; Gilbert P. sj, « Un tournant métaphysique de la phénoménologie française ? M. Henry, J.-L. Marion et P. Ricœur », dans NRT 124 (2002) 597-617.

  • 1 Cette progression méthodologique se trouve documentée par notre ouvrage Radicalité et passibilité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003 ; cf. www.lebensphaenomenologie.at

  • 2 Paris, Beauchesne, 2004.

  • 3 Nous avons appliqué, ce dernier temps, une telle démarche, ensemble avec Günter Funke et Renate Stachura de l’Institut für Existenzanalyse und Lebensphänomenologie Berlin, au domaine de la psychologie : 1) Einführung in eine phänomenologische Psychologie ; 2) Patho-genese und Fülle des Lebens. Eine phänomenologisch-psychotherapeutische Grundlegung, 2 vol., Freiburg/München, Alber, 2005.

  • 4 Nous avons retrouvé un souci similaire, dans le recueil God in France. Eight Contemporary French Thinkers on God, éd. P. Jonkers et R. Welten, coll. Studies in Philosophical Theology, Leuven, Peeters, 2005.

  • 5 Cf. Kühn R., Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Würzburg, Echter Verlag, 2004.

  • 6 Cf. notre ouvrage Individuation als Sein und Leben. Studien zur originären Phänomenalisierung, Stuttgart, Kohlhammer, 2006.

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