Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notre-Dame de l’Atlas vit au Maroc1

Raymond Mengus
Une présence d’Évangile — de type monastique — en terre d’islam peut apporter beaucoup au diocèse d’accueil, à l’Église universelle et à l’intelligence même de la foi chrétienne. Les réflexions ici esquissées sont nées au sein d’une jeune et petite communauté cistercienne reconstituée, dans la montagne marocaine, autour des deux survivants de Tibhirine. Ce qui se vit là, et ce qu’on peut vivre à leur contact, apparaît à l’A. de haute signification. Et pas seulement pour une juste rencontre entre chrétiens et musulmans.

Il est des lieux où souffle l’esprit, dit-on. Et même l’Esprit. À quoi donc tient leur densité spirituelle particulière ? Et comment la mesurer ? La communauté monastique de Midelt, dans le Moyen-Atlas marocain, se prête assez bien à l’exercice. On peut y observer plusieurs des facteurs qui confèrent à un groupe d’hommes, religieux ou non, un sens et une attractivité hors de proportion avec toute considération de nombre, de taille ou de puissance.

Fixée maintenant au Maroc, Notre-Dame de l’Atlas reste marquée par un événement exceptionnel. Le nom de Tibhirine et le drame du printemps 1996 sont dans toutes les mémoires. Mais les deux survivants et leur nouveau prieur, ceux qui les ont rejoints ou vont les rejoindre, ceux aussi qui se joignent momentanément à eux, ne se définissent pas d’abord par rapport au passé. La signification dont ils sont diversement porteurs déborde l’Église et le coin du monde où ils sont établis.

Un mémorial vivant

Sait-on assez que Notre-Dame de l’Atlas vit ? Par-delà l’enlèvement et la mise à mort des sept moines. Par-dessus le « mur » qui n’en finit pas de se dresser entre l’Algérie et le Maroc. Ce n’est pas seulement un titre monastique qui a été transféré, formellement, dès 1999, entre l’Atlas algérien et le Moyen-Atlas marocain. Si la statue mariale haut perchée dans la montagne de Tibhirine n’a pas bougé, les intuitions et impulsions de Christian de Chergé et de ses frères vivent. Ailleurs ; un peu autrement. Elles se situent et se vérifient dans un environnement humain et religieux tout à fait comparable. Selon l’appréciation de personnes au fait des deux implantations successives, une même dynamique traverse une communauté désormais plus restreinte et un domaine plus modeste.

Le parcours est de relance plus que de repli. Il avait connu une étape intermédiaire : Fès, la capitale spirituelle du royaume. À l’appel de Mgr Hubert Michon, alors archevêque de Rabat, Tibhirine avait ouvert en 1988, aux portes de la prestigieuse médina, une annexe qui allait s’avérer vitale au cours de la décennie noire. En 1996, la maison de Fès allait héberger le « petit reste » et constituer pour un temps le nouveau siège de Notre-Dame de l’Atlas. Seulement, avec un emplacement si riche d’histoire et de symboles, elle n’offrait pas les meilleures perspectives de développement. Lorsque les franciscaines établies à quelque 200 km au sud de Fès proposèrent de partager une bonne partie de leur domaine, les trappistes n’hésitèrent pas longtemps.

C’est dans ces conditions que la petite communauté est arrivée à Midelt, entre montagne et désert. En une bonne demi-douzaine d’années, elle a su véritablement en faire son nouveau site. Un site tourné vers l’avenir, ouvert à de nouveaux membres, accueillant pour les hôtes qui se présenteraient. C’est donc à la Kasbah Myriem qu’elle va peu à peu déployer ses activités et illustrer sa raison d’être.

À l’entrée du monastère, une pièce minuscule abrite le « Mémorial de Tibhirine ». Sept portraits. Un candélabre à sept branches. Des plantes vertes. Et la reproduction d’un document déjà entré dans la grande Histoire, le testament autographe de Christian de Chergé. Le ton est donné : dans le plus petit, le plus grand ! Un mémorial saisissant, qui aide à faire la transition entre le passé et le présent, entre l’Algérie et le Maroc. Entre les sept martyrs et la poignée d’hommes qui continuent là, sous nos yeux, un témoignage de même nature. Un maximum d’intensité dans la plus grande sobriété. Le livre d’or ouvert dans un angle recueille des réflexions exceptionnellement vives et denses, elles aussi.

Moines chrétiens en terre d’islam

Les uns et les autres poursuivent aujourd’hui comme hier une seule et même ligne, si rare, si simple à nommer. Ils entendent bien réaliser leur vocation monastique en terre d’islam. Pour le dire, ils utilisent tous la même formule : être des priants au milieu de priants. Ils savent depuis toujours, en particulier quand on est pied-noir comme le P. Amédée, qu’aux yeux des musulmans, l’Occidental est un homme sans foi ni loi, que le chrétien est quelqu’un qui ne prie pas. Le premier témoignage, surtout auprès de ces croyants-là, n’est pas à chercher plus loin, dans des œuvres, des services, dans la charité même. Plus loin pourrait égarer, sans convaincre. Des gens qui prient sont compris et respectés par tout le monde. Et alors, avec eux, il devient possible d’envisager davantage. Une fois poussée la porte de la prière, on existe, on est reçu, on peut éventuellement faire Église.

Dans un pays entièrement musulman où tant d’églises ont été fermées ou transformées après l’indépendance et le départ de la plupart des Européens, peut-on seulement parler d’Église ? Deux diocèses, Rabat et Tanger, sans mentionner la préfecture apostolique de Laayoune, couvrent le territoire et assurent bien une présence institutionnelle de l’Église catholique dans ce vaste pays peuplé de trente millions d’habitants. Sur ce fond de tableau, quelques milliers de baptisés catholiques, avec une soixantaine de prêtres et moins de deux centaines de religieuses, constituent à peine une « diaspora », s’il est permis d’utiliser ce terme. Résultat, Marocains, touristes et expatriés se trouvent dans la même situation : sauf exception, l’existence en ces parages de quelque chose comme une foi autre peut très bien leur échapper.

En un tel contexte, on ne peut que se déprendre radicalement du quantitatif. En matière spirituelle, tout va dépendre, ici plus encore qu’à l’ordinaire, d’un certain mode et style de présence. De la signification que prennent — ou ne prennent pas — les moindres choses. D’être rares et minimes les rend d’autant plus précieuses. Beau défi. Il incite à verser décidément dans la qualité. Chance, aussi, pour une catholicité toujours tentée de se concevoir en termes arithmétiques, géographiques, voire politiques. L’universel en christianisme s’appréhende et s’apprécie d’abord selon d’autres critères. La justesse de la visée avant l’ampleur des réalisations. Dans une ouverture sans exclusive, « sans frontière », comme certains rêvent d’un « zéro faute ».

Une présence légérissime, discrète, gratuite. C’est là qu’un détour par le monde arabo-musulman peut s’avérer payant. À Rabat, le centre diocésain d’études ne s’appelle pas pour rien « La Source ». Dans des conditions à l’opposé des chrétientés anciennes ou contemporaines, l’Église existe, elle peut être pleinement elle-même, et ce qu’elle perd en visibilité ou en extension, elle a chance de le gagner en authenticité. Proche de sa condition originelle ; durement et heureusement condamnée à l’essentiel. Depuis le nord-ouest de l’Afrique, elle a de quoi faire signe au milliard de catholiques de par le monde, et singulièrement à ses sœurs européennes. Car elle est en avance, par plus d’un côté, sur les schémas et modèles généralement dominants. Elle est préservée a priori des illusions et pièges ordinaires des grosses organisations.

La sorte de catholicité intensive qu’elle réalise là, ou, si l’on préfère, la catholicité d’intensité, n’a nulle ambition ni vocation à fournir un contre modèle. Maintenant, Mgr Henri Teissier, l’archevêque d’Alger, n’est pas le seul à proclamer : Si nous n’existions pas, il manquerait quelque chose au catholicisme.

La même formule s’applique exactement au rapport entre une Église locale et le lieu de vie contemplative qu’elle peut contenir. De ses moines, les seuls qu’il y ait en Afrique du Nord, l’archevêque de Rabat n’hésiterait pas à dire : Sans eux, sans vous, il manquerait quelque chose au diocèse. Le monastère comme concentré — nourrissant pour tous — de projet évangélique. Comme symbole d’un christianisme de la rencontre ; comme icône d’une Église de la visitation. Si les paroles ardentes de Christian de Chergé sur la visitation, par exemple, ne peuvent plus se faire entendre directement, elles inspirent encore et toujours ses frères. Et elles sont devenues accessibles à quiconque, publiées, commentées, grâce notamment à l’abbaye d’Aiguebelle et à l’Institut marseillais de science et de théologie des religions.

À Midelt comme à Tibhirine, personne n’a songé à toucher à la devise bénédictine et à la règle cistercienne. Juste un assouplissement de la clôture, peut-être. Ou une adaptation de la pratique du jeûne, en référence plus ou moins appuyée au ramadan. La fidélité à la grande tradition chrétienne et monastique est encore la meilleure réponse au défi d’une situation originale, et la stricte observance la meilleure méthode pour aller — comme par surcroît — au-devant des priorités et pratiques spirituelles de l’islam.

Si rencontres il doit y avoir, c’est encore là la manière la plus juste de les faire apparaître. Sans les forcer ; sans se forcer. Sur pareil terrain, l’obligation de résultats aurait pour effet le plus certain de pervertir les résultats. Les trappistes ne tiennent pas spécialement à passer pour des soufis chrétiens. Ils n’écartent pas non plus convergences et compagnonnages. Et de s’attacher d’autant plus résolument à leur Ora et labora qu’ils complètent pardevers eux d’un et ama bien senti.

De fait, la prière et le travail sont menés de telle façon, à Notre-Dame de l’Atlas, qu’ils s’accomplissent en amitié. Entre frères, et en frères. Amitié, aussi, avec le voisinage et la ville d’accueil, particulièrement avec les hommes et les femmes qui partagent leurs travaux de ménage ou de jardinage, de construction et d’atelier. Alliance tellement évidente entre le plus spirituel et les nécessités les plus communes. On ne sait à qui, à quoi, pareille unité de vie profite davantage : à l’office divin, qui se prolonge si naturellement en humbles tâches quotidiennes, ou au travail manuel, qui se trouve comme doté, dans un tel entourage, d’une nouvelle signification et noblesse. Les mêmes hommes passent si facilement de la coule blanche au bleu de travail, et retour …

Dans l’une comme dans l’autre tenue, ils collent entièrement à leur condition, dans une précarité acceptée, une pauvreté intériorisée. Ils savent que la gratuité risquée est un autre nom de la grâce. Ils se fient en la force germinale de l’évangile, en son programme plus qu’en sa croissance, certes espérée à très long terme : le contraire d’une œuvre sur laquelle ils pourraient mettre la main, en laquelle ils placeraient leur raison d’être. On perçoit là, presque physiquement, quelque chose comme une Église dépossédée, s’adossant à une raison d’être reçue de plus haut, et qui la renvoie au plus loin.

Et comme si ces titres, ou contre titres, ne suffisaient pas : une Église qui vit et lit cette foncière dépendance comme … un privilège. La signature du Tout Autre !

Ils donnent à penser

Pendant que le visiteur de Midelt se laisse aller à des pensées de ce genre, il va probablement se trouver pris lui-même au jeu d’un lieu inhabituel. Ce n’est pas seulement la figure de l’Église qui se redresse dans sa tête, recentrée, radicalisée. C’est lui qui va se trouver atteint en lui-même, et à des niveaux inhabituels eux aussi. Il va bientôt percevoir ce qui est en cause dans cette atmosphère épurée où les fuites et refuges commodes sont interdits tant qu’on y est plongé. Quand les échappatoires échappent à votre prise, les grands mots peuvent effectuer un retour furtif. Ce qui est en cause dans ces moments-là, c’est bien une certaine idée de l’homme, de ce qui le fait tel, de ce à quoi il est destiné.

Il n’est pas si fréquent, tout de même, d’être confronté à la nue question de notre humanité. Au contact de ces religieux qui ont bien l’air de fleurir et de s’épanouir sur les terres où ils déroulent leur vocation, au contact de ces franciscaines de Midelt et de Tattiouine (nomades sous la tente avec les nomades), heureuses d’être entièrement et exactement là où il faut qu’elles soient, les interrogations élémentaires (re)font surface.

Occasion, à tout le moins, de noter qu’à baigner indéfiniment dans un même et unique milieu on ne se rend plus compte de sa condition de baigneur : on a vite fait d’adopter la posture et les principes sécrétés par le système dont on fait partie. Occasion, également, de renouer avec son moi essentiel, de tâcher à se réapproprier sa vie. Quitte à se soumettre d’abord à l’épreuve du vide, dur préalable à l’évidence du sens … À la faveur d’un recul momentané s’impose soudainement la vanité de tant de nos références et influences ordinaires. Lorsqu’on s’en trouve privé, on mesure en un éclair, mi-amusé, mi-marri, la part et le pouvoir du virtuel et du factice dans des vies parasitées, bien parties pour devenir sur toute la ligne des vies par procuration. Et ce n’est pas en se livrant, l’instant d’après, à de l’élémentaire brut, qu’on va s’établir dans l’équilibre.

Pour un lieu modestement appliqué à sa mission et qui n’est à la recherche d’aucun effet, Notre-Dame de l’Atlas obtient de singuliers effets. Il suffit de s’y poser un temps pour remettre les choses à leur place, et tout resituer en de plus justes perspectives. C’est bien connu : quand se taisent les rumeurs et se tassent les affaires courantes, la petite musique des profondeurs a plus de chance de s’élever et de se faire entendre. Elle renvoie chacun à lui-même en le renvoyant plus haut.

Dans cette réorganisation intérieure, le voisinage musulman et l’environnement un peu exotique tiennent certainement un rôle. Au milieu d’hommes et de femmes autrement humains, on se sent davantage provoqué à rendre compte de sa position. Et à clarifier ses positions.

En effectuant leur chemin à eux, les moines créent, ici comme ailleurs, un climat propice à la marche. Alors même qu’ils intercèdent pour tous, ils ne prennent la place de personne. Ils sont de ces hommes qui espèrent tout sans rien attendre, transmettant à l’occasion à d’autres quelque chose du mouvement dont ils sont animés. Une intensité vécue sans élever la voix a de quoi convaincre plus d’un témoin.

Ils ne sont pas si rares, dira-t-on, les lieux et les hommes susceptibles de produire des effets du même ordre : un recentrage sur l’essentiel, une libération de nos douces aliénations consenties, des impulsions vers un plus d’humanité. Ils existent heureusement en nombre ; et le nombre de nos contemporains qui ont appris à les reconnaître et à les « utiliser » a grandi lui aussi. La petite communauté ici mise en avant aiguise le regard sur ses grandes sœurs. Et sur le service d’Église et d’humanité, inséparablement, qu’elles assurent par leur seule existence. Ce qu’elle ajoute au tableau quant à elle, ce qu’elle aide à mieux percevoir, tient pour partie à son implantation — le contraire d’une chrétienté — et à sa petitesse même.

L’infime et l’infini

En quoi peut-on considérer Midelt comme une leçon de choses en acte ? Je note un seul point, tellement élémentaire qu’il a besoin d’être régulièrement revisité. Le rapport entre le nombre et le sens. Ou, si l’on veut, entre la quantité et la qualité. Un glissement naturel tend à rapprocher les deux pôles, jusqu’à les aligner l’un sur l’autre. Ce qui compte, à la fin, c’est ce qui se laisse compter. Effet de l’économisme ambiant ? Faites du chiffre, vous aurez le reste par surcroît. On s’imagine si facilement pouvoir gagner sur tous les tableaux.

L’ordre spirituel vient troubler pareil alignement. Il réintroduit de la distance et de la tension, quand ce n’est pas de l’opposition. Il pose tranquillement qu’à l’origine et par essence, le qualitatif se situe dans un rapport inversement proportionnel au quantitatif.

Le christianisme, de son côté, pousse à la dialectique des extrêmes. Il repose sur l’union des extrêmes, leur rencontre, leur échange inouï. Mais en maintenant les extrêmes. L’Incarnation ne se dissout pas en un agencement de concepts, fussent-ils grecs. La foi en un Dieu fait homme n’attente pas à l’absolu de l’Unique, pas plus qu’elle n’affadit le mystère de l’homme. Le soleil ne se fixe pas en face, mais bien dans une flaque d’eau … Quand paraît l’infini, l’infime est encore le moins trompeur des réceptacles.

Une micro-communauté ne risque pas de faire illusion, et elle ne porte ombrage à personne. Choses et gens s’y donnent simplement pour ce qu’ils sont. Et peuvent alors, justement, délivrer leur potentiel symbolique. Dans le minime, l’immense. La radicalité évangélique au quotidien. C’est bien cela qui vient nous fouailler, et nous atteint aux racines de notre propre être. Quelque chose du paradoxe suprême de l’Incarnation se donne réellement à éprouver en ces contrées, auprès de ces existants. Ce ne sont pas des paroles sacrées ou des rites qui viennent, comme de l’extérieur et après coup, traverser, travailler, transformer les activités et les états d’âme d’un petit groupe d’hommes. C’est tout un ordre du jour — l’ordinaire des jours — qui baigne dans un plus. Un plus qui s’explicite au mieux dans les textes lus, chantés, médités dans la maison, et qui s’en nourrit en retour au fil des heures. C’est tout un mode de vie qui diffuse cette ambiance où plus d’un visiteur percevra un appel : chacun exprimera cela à sa façon. On a bien le sentiment que ces « marabouts chrétiens » assimilent intensément le paradoxe chrétien et s’assimilent à lui ; ils le reflètent en tout cas, ils l’actualisent sur un mode original, parlant, motivant pour des tiers.

Un terme comme précarité, les hommes de Notre-Dame de l’Atlas l’entendent dans un sens valorisant. Ils s’exposent à une condition généralement redoutée, ou du moins ils l’acceptent sans crainte ni tremblement, car la précarité témoigne d’une liberté, d’une pauvreté, d’une confiance bien faites pour renvoyer à plus haut. Une humanité établie en pareille disposition devient signe de ce qu’un absolu ainsi visé peut produire en notre chair. Logique de l’Incarnation ; une incarnation continuée au ras de l’humain. Logique du signe, et singulièrement de tout le registre sacramentel : dans le minimum de support, le maximum de sens !

On l’aura peut-être perçu : ce domaine inapparent perdu dans la montagne marocaine a plus d’un titre à retenir notre attention. Au-delà du drame lié à son origine, il remplit plusieurs fonctions. Au service de l’Ordre cistercien comme du diocèse de Rabat. Au service de l’Église universelle. Et n’hésitons pas à ajouter : il peut aussi servir l’humanité. La réveiller et la dynamiser en nous, la mener à une conscience plus claire de sa destination et de ses capacités.

Notre-Dame de l’Atlas ne se pique évidemment pas d’être la seule de son espèce où puisse se produire une telle dynamique d’humanisation ; elle ne se présentera jamais comme une adresse exclusive, trop heureuse qu’elle est de renvoyer à ses pairs aussi bien qu’à tant de lieux inspirants ou stimulants de par le monde. Nul ne lui contestera ce beau doublé, de servir l’évangile et l’humain, indissolublement. Et même un peu indistinctement, sans nul souci des distinctions reçues. Ne cherchant pas d’effet, et encore moins d’effet ciblé, cette micro-réalité peut accueillir et additionner toute une diversité d’effets, combinant sans problème les multiples dimensions qui font l’humain, celles du spirituel étant en bonne place, juste à leur place.

Ultime indice d’authenticité : que les effets viennent ou non, qu’ils durent ou passent, ces hommes seront demain matin, et très tôt, à leur affaire, à leur prière, aux affaires de Dieu.

La juste médiation

Il doit être possible de concentrer en deux mots la grande variété d’expériences et de réflexions auxquelles peut conduire un nom comme celui de Notre-Dame de l’Atlas.

C’est une certaine manière, déjà, qui est parlante. Le monastère ne délivre pas de leçons par lui-même. Chacun y prend celle(s) qu’il veut, celle(s) qu’il peut. Une fois franchie la porte d’entrée, on se trouve librement associé à une vie autrement réglée, autrement centrée que la plupart de nos vies. On fait connaissance avec le programme qui régit le lieu ; on y entre, ou non, pour autant qu’on le puisse et qu’on le veuille. On observe la manière dont les occupants du lieu mettent en œuvre ce programme ; on se laisse plus ou moins convaincre et entraîner par eux.

Sur le fond, je retiens une seule « leçon ». Ici, la bipolarité traditionnelle entre ce qui relève du chrétien (souvent identifié au religieux) et ce qu’est l’humain se résout si naturellement en unité. Si la vie monastique peut être lue comme une des réalisations les plus caractéristiques, les plus denses, de la religion, ou du christianisme, elle se fait ici parfaitement transparente, dans le même temps et par là-même, au souci de l’humain, au sort de l’humain. Les deux pôles tendent à se fondre l’un dans l’autre. Sans même craindre la confusion. Humain parce que chrétien … Et réciproquement.

La demi-surprise d’une telle assimilation s’expliquerait-elle par le cadre peu banal dans lequel s’inscrit cette communauté-là ? On croyait trouver des « soufis » chrétiens en terre musulmane, on trouve des hommes.

Ou alors, se serait-on laissé un peu trop mener et marquer par l’histoire récente de ce lieu ? On croyait peut-être revivre en pensée les événements de 1996, et on trouve plus que des témoins de Tibhirine et d’un passé édifiant, et bien plus que des rescapés d’une nuit tragique. Ces survivants-là sont d’abord de grands vivants qui attirent à eux des forces vives, et qui contribuent à faire vivre leur coin de monde.

S’agissant de Notre-Dame de l’Atlas, ces données ne manquent évidemment pas de jouer. Elles ne sauraient l’emporter sur une observation plus décisive. Celle-ci porte tout bonnement sur la médiation ecclésiale. Sur la place et la fonction de l’Église en matière essentielle. Les moines illustrent, mieux, ils donnent à éprouver une vérité élémentaire qu’on en vient à énoncer en termes naïfs. L’Église est pleinement dans son rôle lorsqu’elle unit l’infini à l’infime. Lorsqu’elle active et actualise sa raison d’être. En désignant du doigt celui-là seul qui compte en définitive, et en le donnant à rencontrer. Elle est là, et plus que jamais là, en s’effaçant.

Elle s’accomplit au mieux quand elle obtient que se prolonge et se continue le paradoxe fondateur : que mon rapport à l’absolu fasse un avec mon rapport à moi-même, aux autres, à l’univers. Alors, elle existe aux deux bouts, et au nom des deux. Et elle n’a même plus l’air de s’interposer, ou de reporter sur elle ce qui relève des hommes et de Dieu.

Notes de bas de page

  • 1 L’auteur vient de publier aux éditions Salvator, Paris, 2008, Un signe sur la montagne. Que vit-on à Notre-Dame de l’Atlas ?

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80