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Quando l'esegesi passa attraverso gli occhi

Antoine Vidalin

La pubblicazione nel 2021 da parte delle Edizioni Saint-Léger di un facsimile della Biblia Pauperum, basato su una copia del 1460 conservata dal Musée Condé di Chantilly, è sicuramente la benvenuta. 

À propos de

J.-P. Deremble, G. Passerat, F. Chéneau, Moniales dominicaines (dir.), La Bible des pauvres, édition en fac-similé d’un manuscrit du xve siècle, préf. Christian Heck, Le Coudray-Macouard, Saint-Léger éditions, 2021, 26,00 €. ISBN 978-2-364-52641-9.

On ne saurait trop saluer la publication en 2021 par les éditions Saint-Léger d’un fac-similé de la Biblia Pauperum à partir d’un exemplaire de 1460 conservé au Musée Condé de Chantilly. Cette édition est le fruit de l’initiative de Françoise Chêneau qui a réuni autour d’elle nombre de spécialistes (latiniste, philosophe, historien et théologien) avec la contribution des moniales dominicaines de Prouilhe dont Sœur Geneviève-Emmanuel pour la traduction du texte en français.

L’ouvrage reproduit, dans leur format original, quarante planches tirées grâce à la technique de xylographie (gravure sur bois) et représentant chacune en son centre une scène de l’Évangile, elle-même flanquée de part et d’autre, de deux scènes de l’Ancien Testament la préfigurant, le tout surmonté et étayé par deux paires de prophètes proférant dans des phylactères leurs prophéties se rapportant à la scène envisagée. En haut, deux légendes relatives aux deux scènes de l’Ancien Testament explicitent leur rapport typologique à l’Évangile pendant qu’en bas, trois vers poétiques condensent de manière mnémotechnique les leçons spirituelles des trois scènes représentées.

Ces quarante planches suivent la vie du Christ, avec une accentuation sur les évangiles de l’enfance, la Passion du Christ et l’eschatologie, à partir de l’Annonciation jusqu’au Couronnement final des justes. Le fac-similé est accompagné d’un dossier très fourni, destiné à nous introduire à sa lecture. Après un schéma explicatif de l’ordonnancement de chaque planche, c’est tout d’abord une excellente introduction historique et herméneutique due à J.-P. Deremble (Université de Lille iii) qui enracine la Bible des pauvres dans la lecture typologique traditionnelle de l’Église par laquelle, selon la formule de saint Augustin, « le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien et l’Ancien se manifeste dans le Nouveau », assurant l’unité indéfectible des deux Testaments.

Parce que cette édition par sa richesse visuelle se veut une initiation à la contemplation évangélique, une méthode pour prier avec chaque planche est proposée par le jésuite Pierre Olry, dans la tradition des Exercices spirituels. Viennent ensuite les traductions des textes illustrés ainsi qu’un glossaire des différents personnages bibliques évoqués. Puis un guide de lecture est proposé, reprenant chaque planche dans sa disposition mais avec les traductions françaises des textes latins.

Le tout est complété par trois annexes, dont la plus importante s’interroge sur le traitement très négatif des Juifs dans la Bible des pauvres en le replaçant dans le contexte de l’anti-judaïsme de la fin du Moyen Âge et en y apportant un correctif grâce au recours à Vatican ii.

I. Un cahier d’images

Il faut tout d’abord préciser, à la suite des spécialistes convoqués, que le titre de Bible des pauvres n’est pas d’origine. Il ne s’agit pas, comme on le croit encore trop souvent, d’une Bible pour les illettrés, comme si l’image venait suppléer au texte en venant l’illustrer. Ce qui est premier ici, ce sont les trois images, au centre des planches, et leurs rapports typologiques, que viennent éclairer les légendes, les citations prophétiques et les vers poétiques. Images et textes sont ainsi intimement liés et l’on a affaire ici, plus qu’à une Bible illustrée, à un cahier d’images commentées.

D’où vient alors le titre de Bible des pauvres ? Sans doute de son usage très important fait par les prédicateurs des ordres mendiants (dominicains et franciscains) qui pouvaient facilement emporter dans leur mission ce cahier de planches catéchétiques, à la fois léger, maniable et d’un coût très bas. C’est d’ailleurs cet aspect assez « pauvre » du cahier (monochromie des images, rusticité des traits, simplicité du matériau) qui explique que, sur les milliers d’exemplaires diffusés au xve siècle, un très petit nombre soit parvenu jusqu’à nous. Mais cette large diffusion a surtout permis aux trésors de la Tradition biblique et de l’interprétation typologique de quitter le cadre liturgique et architectural des vitraux et fresques des églises pour entrer dans la vie domestique et venir rejoindre les laïcs cultivés en recherche d’une devotio moderna.

II. Typologie, sens spirituel et iconographie

Il me semble que la leçon principale de ce cahier est de montrer le lien intime entre la Bible et l’image et, plus encore, entre l’interprétation typologique qui fait l’unité de la Bible, et le recours à l’image. À part les oracles prophétiques, on ne trouve d’ailleurs dans les planches aucun texte biblique mais seulement des légendes explicitant les rapports typologiques entre les scènes de l’Ancien Testament et celle de l’évangile. Ce qui signifie que le rapport typologique ici ne joue pas d’abord ente les textes de la Bible, mais entre les images. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Comme le montre de manière très claire le professeur Deremble dans sa présentation, la venue du Christ fait passer le croyant de l’écoute à la vision. Parce que la vision est synthétique, elle est plus impressionnante et peut mouvoir le cœur, plus que ne le fait une écoute souvent défaillante parce que plus analytique. Cette vision rassemble dans la vie du Christ l’histoire biblique dispersée. Car l’histoire biblique est fragmentaire et variée. Elle est elle-même constituée à partir de réécritures où joue déjà, ainsi que le fait remarquer la présentation, l’interprétation typologique. Le texte produit une intelligence herméneutique qui elle-même produit de nouvelles écritures. Les types se multiplient et se répondent. Tous se rejoignent dans leur anti-type le Christ, déjà présent et annoncé dans la lettre de l’Écriture. Or le Christ n’est pas un texte, il est le Verbe fait chair et ainsi le modèle qui s’est imprimé dans ses diverses préfigurations, leur a donné consistance, et permet à présent de les comprendre.

C’est ici que je nuancerai l’approche herméneutique du Pr Deremble lorsqu’il a recours à Ricœur et son identité narrative pour rendre compte de la typologie biblique. Ce que montre la Bible des pauvres, c’est la centralité du Christ dans son existence charnelle, palpable et visible qui est l’interprétation vivante des textes de l’Ancien Testament. Et s’il en est l’exégèse, c’est parce qu’il en est l’exégète, non seulement par ses paroles mais par tous ses actes. On ne peut donc faire de l’apport christique une simple poursuite du midrash juif. Avec l’Incarnation, une nouveauté radicale advient qui, en retour, vient accomplir tout l’Ancien Testament, et ainsi le définit comme tel et lui donne consistance. En présence du Christ qui vient « ouvrir le Livre » par son existence même, les textes de l’Ancien Testament retrouvent leur actualité vive, et de même que l’Incarnation ouvre la possibilité de l’image et de la vision, ce sont les types eux-mêmes qui accèdent alors, par le Christ, à l’image. C’est pourquoi on ne doit pas distinguer, à mon sens, l’approche typologique de la doctrine des quatre sens de l’Écriture comme le fait le Pr Deremble. Il faut pour cela rappeler que la doctrine des quatre sens n’est pas une simple reprise chrétienne d’une supposée pratique rabbinique des quatre sens de l’Écriture (peshat, remez, derash, sod) – ce serait plutôt l’inverse qui serait vrai –, mais d’abord la doctrine du sens spirituel reçue de la lettre de l’Ancien Testament par l’acte du Christ qui ouvre, par son existence, les Écritures (cf. Lc 24). Le sens spirituel n’est pas un sens ajouté au sens littéral (à l’historia), il est la reconnaissance du Christ caché dans la lettre de l’Ancien Testament dans l’Acte par lequel celui-ci accomplit en sa chair cette lettre, et lui donne de demeurer vivante pour son Église. C’est pourquoi le sens spirituel va se diffracter en un triple sens spirituel où se recueillent l’allégorie (la foi), la tropologie (la charité) et l’anagogie (l’espérance). C’est ce mouvement de l’intelligence spirituelle (lui-même effectué dans l’Esprit donné par le Christ) qui fonde le rapport typologique entre telle scène de l’Ancien Testament et telle scène de l’Évangile qui l’accomplit. Il ne s’agit pas d’un simple jeu intertextuel entre des types car alors les types deviendraient de simples signes et perdraient leur consistance (c’est un peu le risque d’une interprétation midrashique indéfinie). Au contraire, en accomplissant telle figure, le Christ ne l’abolit pas mais la confirme dans sa valeur spirituelle toujours actuelle et du même coup il unifie les figures diverses et variées qui témoignaient de lui et peuvent désormais se correspondre. C’est ce qu’illustre le choix par la Bible des pauvres d’encadrer chaque scène évangélique de deux préfigurations qui se répondent de part et d’autre. Ainsi on ne passe d’un type à un autre que par leur antitype, le Christ, qu’il soit caché ou révélé.

Il est frappant à cet égard qu’une des premières Bibles imprimées (et c’est bien le cas de la Bible des pauvres, contemporaine de la Bible de Gutemberg) ait fait le choix de montrer d’abord des images et non de publier le texte biblique. Par là, elle nous révèle que l’herméneutique biblique n’est pas d’abord textuelle, mais spirituelle. Au cœur de la lettre inspirée, elle trouve, non le sens que le lecteur veut lui donner, mais le Christ charnel qui, en accomplissant les Écritures, fait passer l’homme de la servitude à la liberté spirituelle. Déjà Nicée II, en définissant la nécessité du recours aux images pour « réverbérer et confirmer » la vérité de l’histoire évangélique, y voyait une présence vivante de la Tradition. La Bible des pauvres en est un témoignage majeur. Lorsqu’un siècle plus tard, le protestantisme fera le choix de la scriptura sola, il abandonnera à la fois les images et la Tradition.

III. Typologie et imitatio Christi

L’autre leçon de cette primauté des images (et donc de la primauté de la chair du Christ) est la contemporanéité obtenue, puisque ce sont à la fois les scènes de l’Ancien Testament et de l’Évangile qui se présentent en même temps au regard. À chaque fois c’est un même geste, une même attitude, commune à des personnages différents, qui assure le ressort de la typologie. Ainsi dans la planche E, la fuite en Égypte est-elle encadrée par deux scènes de l’Ancien Testament la préfigurant, la fuite de Jacob devant la colère d’Ésaü (à gauche) et David descendant de sa chambre à l’aide d’une corde, pour fuir la fureur de Saül (à droite). Ce sont par extension tous les personnages du Nouveau Testament confrontés au Christ qui deviennent à leur tour anti-types de personnages de l’Ancien Testament. Ainsi Madeleine au tombeau est-elle préfigurée d’un côté par le roi Nabuchodonosor venant voir Daniel dans la fosse aux lions et se réjouissant qu’il soit toujours en vie, et de l’autre, par l’épouse du Cantique ayant saisi celui que son cœur aime et ne le lâchant plus (planche *L*). Ou encore Thomas mettant ses doigts dans les plaies du Christ ressuscité, préfiguré par Jacob luttant contre l’ange du Seigneur et obtenant de lui la bénédiction, et par Gédéon visité et affermi par l’ange du Seigneur en vue de sa mission de salut du peuple (planche *N*).

Or cette contemporanéité visuelle des scènes de l’Ancien Testament et de l’Évangile ouvre à une autre contemporanéité avec celui qui les contemple de sorte que les personnages de l’Évangile deviennent à leur tour figures de ce qui doit advenir dans la vie chrétienne (c’est le sens tropologique). C’est bien là l’enjeu de cette typologie en images et même du choix de représenter deux préfigurations pour en renforcer le dynamisme. La disposition de la planche, centrée sur l’Évangile, la superposition des paroles des prophètes, le dessin simple, réduit à son expressivité, les motifs souvent issus des vitraux et porteurs d’une longue mémoire culturelle, tout ceci contribue à favoriser l’intériorisation des scènes contemplées pour se mettre à l’école du Christ et mieux l’imiter. Voilà qui s’inscrit dans le grand courant spirituel de la devotio moderna, initié entre autres par la prédication franciscaine. Désormais, par ce livre facilement accessible, les pieux laïcs disposent chez eux des leçons de la tradition picturale inscrite dans les églises, pour nourrir leur dévotion. Quant aux prédicateurs, ils peuvent trouver dans ce cahier une réserve de motifs typologiques pour leur prédication. Il serait intéressant à cet égard de montrer comment l’ordre des scènes de la vie du Christ est d’abord liturgique. On peut remarquer que les citations prophétiques reprennent les antiennes grégoriennes correspondant aux fêtes liturgiques liées aux différents Mystères du Christ (Avent, Nativité, Baptême etc…). Le guide de lecture a ainsi répertorié cinquante-neuf citations prophétiques provenant du répertoire grégorien (cf. p. 170-171). Il faudrait vérifier si les lectionnaires de l’époque proposaient les lectures de l’Ancien Testament correspondant aux préfigurations à chaque fois retenues.

IV. Typologie et anti-judaïsme

L’approche typologique explique par ailleurs le traitement des Juifs (ou Judéens) dans les scènes de la Passion (planches T, V, *A*, *B*, *C*) où ils apparaissent comme ceux qui refusent de croire et condamnent le Christ (la responsabilité des païens est quelque peu absente). Si on peut regretter avec Jean-Paul Deremble l’antijudaïsme qui s’y exprime, et reconnaître, avec l’annexe 1, une compréhension théologique du rôle du peuple juif, issue de saint Augustin (« peuple témoin » d’Écritures qu’il lit en aveugle), il ne faut pas non plus majorer cet antijudaïsme sous peine d’anachronisme, et encore moins me semble-t-il en rendre responsable la lecture typologique de l’Écriture ainsi que le fait le Pr Deremble dans sa présentation. Il y a bien unité du double Testament et le rejet du Messie par une partie d’Israël, annoncé par les prophètes, en est bien la charnière, elle qui a permis d’ouvrir la porte de la foi aux nations païennes (cf. Rm 9-11). On ne peut minimiser ce fait qui maintient en vis-à-vis de l’Église une majorité des Juifs, certes toujours aimés de Dieu, mais séparés de la réalisation des promesses obtenues dans le Christ. Or c’est justement la typologie qui permet de rendre compte spirituellement de ce fait sans le durcir littéralement et historiquement. Il s’agit d’un jeu de figures qui expriment des choix spirituels auxquels sont confrontés les juifs comme les païens. Ainsi la reine Jézabel (païenne) voulant mette à mort le prophète Elie est-elle figure des Judéens qui projettent de tuer le Messie. Sur la même planche, le peuple de Babylone demandant la mort de Daniel est aussi une figure des Judéens. On voit donc que des Juifs peuvent se conduire comme des païens (et n’est-ce pas la condamnation répétée des prophètes à l’égard d’Israël, qu’ils vont jusqu’à comparer à Sodome et Gomorhe ?).

Le rejet du Messie par une partie d’Israël est ainsi préfiguré autant par des figures juives que païennes. Les attitudes des Judéens, comme celle du traître Judas, sont autant de figures du refus du Christ qui guette tout homme, qu’il soit juif ou païen, et l’invite, non seulement à ne pas suivre leur « perfidie » (refus de croire), mais encore à imiter le Christ dans son abaissement et son humilité. Le fait que les personnages (de l’Ancien Testament comme de l’Évangile) soient représentés dans les conditions culturelles de leur temps (vêtements, architecture…) contribue à cette contemporanéité et cette implication du lecteur dans la suite du Christ. Il est vrai toutefois que la représentation des Judéens avec bonnets coniques, barbes et papillottes (c’est-à-dire selon les codes du Moyen-Âge) pouvait favoriser leur identification avec les Juifs de l’époque. Il me semble au bout du compte qu’on peut affirmer que bien loin d’être à l’origine de l’anti-judaïsme chrétien, l’interprétation typologique, c’est-à-dire ce jeu de rapports entre l’Ancien Testament et le Nouveau ouvert à une appropriation chrétienne par le lecteur, nous en préserve. C’est au contraire lorsque la pratique ecclésiale s’est éloignée de cette compréhension spirituelle de l’Écriture (et cela dès le XVe siècle) et que d’une certaine manière l’unité vivante entre les deux Testaments a été oubliée, qu’alors la lecture littérale de l’Écriture s’est mue en historicisme et a pu conduire non seulement à un antijudaïsme virulent avec des persécutions politiques mais finalement à l’antisémitisme des XIXe et XXe siècle.

Voici donc un livre précieux pour redécouvrir par la typologie en image, la force d’une lecture spirituelle de l’Écriture, toujours nécessaire pour éviter deux écueils : une herméneutique purement textuelle (la lettre sans l’Esprit) et une théologie séparée de l’exégèse (un esprit sans la lettre). La contemplation de ce cahier d’images vient raviver notre mémoire biblique et culturelle, lui faire découvrir des correspondances imprévues, établir des rapprochements féconds et y expérimenter la richesse foisonnante des figures bibliques.

Cette richesse n’est pas épuisée, elle invite l’Église à produire de nouveaux supports de l’intelligence spirituelle des Écritures pour aujourd’hui, utilisant les moyens nouveaux de la BD, du cinéma et du dessin animé. Les images ne sont pas réservées aux Bibles pour enfants, elles constituent un enjeu essentiel pour la catéchèse et la liturgie, non comme illustration secondaire, mais comme déploiement du mystère du Christ total, venant accomplir les figures de l’Ancien Testament et intégrant dans les Mystères de sa chair l’Église, son corps.

À une époque où les images sont à la fois omniprésentes et galvaudées, il nous faut, pour rejoindre la sensibilité de nos contemporains, un nouvel art catéchétique et liturgique qui ne soit pas à la remorque des productions à la mode mais sache se ressourcer dans l’intelligence croyante de l’Écriture, déposée dans l’interprétation typologique.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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