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Théâtre et Exégèse. Une étude sur L'histoire de Tobie et de Sara, de Paul Claudel

Jean Radermakers s.j.

Avec ce texte, Jean Radermakers signe sa 2000e recension dans la Nouvelle revue théologique (la première fut publiée en 1958). Nous l’en félicitons et le remercions pour sa fidélité à transmettre depuis tant d’années son goût de la Parole qui donne Vie, source de joie.

La rédaction

Sous ce titre général paraît un commentaire littéraire de la dernière grande œuvre dramatique de Paul Claudel (1868-1955). Le sous-titre précise le sujet spécifique de l’étude : « La figure et la gloire dans L’histoire de Tobie et de Sara ». Cette pièce du grand poète a peu attiré l’attention qu’elle mérite, en raison sans doute du contexte dans lequel elle parut. Claudel avait déjà publié un commentaire sur le livre de Tobie, en 19371, quand il écrivit cette histoire de Tobie et de Sara, publiée en 1942, dans la France occupée. On a d’ailleurs peu remarqué l’analogie de situations, celle du vieux Tobit en exil à Ninive et celle de l’occupation nazie. On ne s’est guère rendu compte non plus que cette histoire biblique révélait aux hommes et aux femmes de ce temps la subtile essence de l’amour qui transfigure les âmes et glorifie les corps. La richesse de cette lecture claudélienne de la Bible est demeurée sous le boisseau en raison des circonstances, certes, mais aussi parce qu’elle excède les connaissances religieuses de la plupart de nos contemporains.

Or l’ouvrage d’interprétation littéraire que nous offre Hélène de Saint Aubert s’avère être une grâce pour notre époque. Et si l’auteure ne nous dit rien sur elle-même ou sur son travail de recherche, son commentaire nous révèle en tout cas une rare intelligence de l’Écriture et une grande finesse de compréhension du génie dramatique de Claudel. Elle manifeste une maîtrise peu commune de son sujet. Qu’elle occupe une chaire de littérature à Nîmes s’efface devant sa compétence et sa modestie. Et cependant le titre du livre dit tout : théâtre et exégèse. Cette admirable thèse qui analyse le drame de Claudel démontre combien celle qui la compose saisit tout ensemble la densité du texte biblique et le sens que possédait Claudel de sa traduction dramatique en forme de « théâtre total ».

La lecture d’H. de Saint Aubert, on l’aura compris, demande attention et concentration, mais elle procure un véritable plaisir esthétique, tant la justesse de ses analyses et sa perception intime des textes y expriment leur unisson. La rigueur et l’ampleur de la recherche éclatent dans l’articulation, puis dans l’orchestration de la thèse.

Tout d’abord, une introduction remarquable rappelle la réception critique du drame claudélien et en détaille les enjeux herméneutiques. On y lit à la fois une synthèse de l’œuvre du dramaturge et le condensé de son expérience de la lecture de l’Écriture, « du destin d’Israël ou du couple, du devenir de l’âme et du corps » (p. 17). Il s’agit du déploiement de l’incarnation du Verbe au souffle de l’Esprit dans la réalité humaine : « là où deux ou trois se rassemblent en mon Nom, dit Jésus, je suis au milieu d’eux » (Mt 18,19s., p. 23).

On ne sera pas étonné de trouver dans la bibliographie le nom d’H. U. von Balthasar, fin connaisseur de l’œuvre de Claudel2, dont notre auteure souligne la parenté de vision : la « Dramatique divine » [Theodramatik] représente pour l’un et l’autre la clé d’interprétation de l’histoire du monde à la lumière de la tradition biblique (p. 56 et 67). L’auteure d’ailleurs lui reprend des expressions emblématiques. Ainsi, la figure est l’expression du Symbole qu’est la présence de Dieu dans l’homme en marche vers son accomplissement dans la gloire.

De façon plus précise, il semble bien que Paul Claudel rejoigne en son interprétation de la Bible la manière rabbinique de lire les textes selon « les quatre sens de l’Écriture » (PaRDèS = verger), déployant d’abord l’histoire ou sens littéral (Peshat), puis le sens spirituel en allégorie (Rèmèz), morale (Derash) et anagogie ou mystique (Sod)3. De la sorte, le texte de « L’histoire de Tobie et de Sara » est replacé dans la totalité de l’opus claudélien.

Deux parties construisent l’édifice de la thèse. La première nous fait passer « de la dramatique divine à l’histoire des âmes » (p. 49-297). Le texte de Claudel est analysé minutieusement dans sa structure externe et interne comme drame de la rencontre du Salut divin et du désir humain, et cela à travers le voyage du jeune Tobie et le combat de Sara en prière de détresse. L’évocation de l’épopée d’Israël exilé à Ninive en vient à faire percevoir la dimension prophétique dans la tension vers son illumination. La pérégrination du jeune Tobie vers Sara programmée par le vieux Tobit représente « l’histoire d’une âme » qui découvre progressivement son salut octroyé gratuitement par volonté divine. L’intrigue est la suivante : sous l’emprise d’Asmodée, Sara vit un combat spirituel qui va la mener jusqu’à la rencontre de l’amant libérateur. Est évoquée la communion amoureuse des bien-aimés du Cantique en laquelle déjà se profile la rencontre du Ressuscité et de Marie de Magdala et où s’annoncent le mystère de la femme Sagesse et celui de la Vierge Marie. Quant à la folie de la vieille Anna, épouse de l’aveugle Tobit, elle représente l’impuissance de l’âme à accéder à l’Esprit sinon par pure grâce. Et les noces de Sara et de Tobie nous préparent à fêter celles de l’Agneau christique dans la transformation mystique de la sexualité. Le rôle de l’ange Azarias (= Yhwh aide) ou Raphaël (= Dieu guérit) qui fait l’éloge de la co-naissance d’Adam et Ève est particulièrement suggestif de la relation sublimée du couple.

Ici, Hélène de Saint Aubert pourrait s’arrêter. Sa tâche de critique littéraire paraît achevée ; l’essentiel est dit, et remarquablement exprimé dans un style qui rend la matière attachante. Eh bien non ! La voici repartie de plus belle, recomposant une nouvelle écriture surimposée à la première. Au texte de Claudel récrivant le mystère biblique, elle va ajouter ce qui se passe chez le poète lorsqu’il écrit son drame, et qui se transmet subrepticement au lecteur à travers sa propre lecture : comment « la quête du Verbe » (p. 301-494) qui parcourt la Bible, et spécialement le livre de Tobie, devient celle de l’écrivain composant d’abord son commentaire, puis sa « moralité en trois actes », comme l’indique le sous-titre de la pièce. Ainsi, H. de Saint Aubert dévoile le mécanisme intérieur de celui qui lit ou écoute l’Écriture à travers le drame de Claudel et elle suggère sa quête personnelle du Verbe à travers son propre commentaire, qu’elle poursuit jusqu’en ses recoins les plus intimes.

Laissons-la s’expliquer :

Les Écritures s’offrent comme source et fin de la parole du poète. Le Livre désigne à la fois la Bible et le drame écrit, stipulant avec force la proximité de la parole dramatique et du Verbe sacré. Si cette mise en abyme exprime l’identité du contenu (la Bible) et du contenant (la pièce), elle n’en donne pas moins à voir deux objets distincts : tout en clamant sa dette, cette écriture analogique se veut aussi originale et créatrice, et se présente comme une libre variation sur les Écritures. Conçue comme une catène dramatique, elle opère par tissage de citations. Si le drame contient la Bible, la Bible engendre le drame. Ce jeu d’inclusion induit la réversibilité des deux termes et se parachève dans une commune parturition : contenant et contenu s’enfantent mutuellement, la Bible suscite le drame qui sécrète une lecture-écriture exégétique au sein de laquelle viennent prendre place de multiples citations.

La mise en abyme du Livre s’impose ainsi comme l’emblème d’un art poétique qui scelle l’indéfectible union du Verbe et du mot. La Bible monte sur la scène.

(p. 301)

Elle poursuit, un peu plus loin :

La lecture que fait Claudel du Livre de Tobie comme parabole de la chute et de la rédemption étend les frontières du petit livre biblique à toute l’Écriture. Le drame obéit à un dessein presque fou, à tout le moins fantasmatique : livrer à la sapience du spectateur, pourvu qu’il soit gratifié par l’Esprit du don de sagesse, l’Écriture, toute l’Écriture, pour qu’il en fasse ses délices. (…) Le théâtre y atteint du même coup un sommet : mettre en scène la Bible, c’est mettre en scène l’univers et l’Histoire en attente de leur fin, à l’aune d’une parole substantielle, celle de Dieu.

(p. 302)

Dans cette seconde partie, l’auteure procède en trois vagues. Elle décrit d’abord le travail de la Parole divine en déployant les virtualités de la figure où elle s’engendre. Elle s’emploie ensuite à déchiffrer le palimpseste claudélien en s’interrogeant sur les modalités du style pratiqué dans le drame (décor, récitation et mélopée, discours rapportés, citations, mots-clés, structures) qui met en exercice une poétique analogique dont elle détaille les modèles et la finalité : laisser s’opérer la glorification de l’auditeur à travers celle des acteurs transfigurés du drame, c’est-à-dire la délivrance de Sara, les noces des amants, l’illumination du vieux Tobit et l’apaisement d’Anna, l’épiphanie du divin dans le départ d’Azarias. En transparence, c’est Jésus ressuscité rencontrant les pèlerins d’Emmaüs qui vient vers l’auditeur. Il s’agit bien, en effet, de mener celui-ci à découvrir que le drame biblique relayé par le poète se joue dans sa propre existence. En deuxième lieu, elle nous permet de « déchiffrer le palimpseste » constitué par la surimpression du texte de Claudel sur celui de la Bible afin de découvrir comment le sens advient à qui le cherche. Il s’agit ici de ce que l’auteure appelle l’écriture analogique. C’est le drame du poète en tant que tel, à la fois impuissant à rendre le mystère évoqué par la Bible, et en même temps, le devinant et le faisant pressentir par le lecteur ou l’auditeur. Nous accédons ainsi proprement au sens spirituel de l’Écriture et de la vie humaine. La troisième vague met en scène une poétique de la gloire prophétiquement annoncée dans le quotidien. Inutile de dire que la poétique de Paul Claudel emprunte à Paul de Tarse sa vision du « Corps du Christ » découverte au chemin de Damas.

Donnons encore la parole à l’auteure qui conclut ainsi son ouvrage :

Cette dramatique de la superchair met aux prises des corps animés avec la grande épopée de la dramatique divine, pour laisser éclater le triomphe ultime de la chair spirituelle. Elle s’enracine aussi dans un constat existentiel : Claudel tient le spectateur pour un être désirant corps et âme, venu chercher dans l’enceinte du théâtre la signification de son destin. À cette chair animée par le désir de sens, on présentera donc sa finalité et son paradigme. Tout drame devient ainsi le lieu de la parturition douloureuse et glorieuse de la superchair, de l’avènement du « cœur » et de la possession de toutes les dimensions de l’être par l’agapê.

(p. 500)

Suite à la lecture de cette admirable thèse, on se prend à rêver. On pourrait imaginer le texte de Claudel représenté et réinterprété aujourd’hui non seulement sous les feux de la rampe d’un théâtre mais plus simplement dans le cadre d’une célébration à l’église, à l’instar des « mystères » du Moyen Âge, car c’est en même temps une œuvre littéraire, une interprétation scripturaire et une liturgie. Qui empêcherait d’en faire un film avec toutes les ressources médiatiques actuelles ? Pareille célébration pourrait même devenir une catéchèse du mariage ou même un processus d’apprentissage de la foi et de l’agir chrétien. Et ce commentaire d’Hélène de Saint Aubert en fournirait une précieuse propédeutique. L’intérêt du texte de Paul Claudel est qu’il peut être représenté de façon grandiose aussi bien que simple suivant une proposition spectaculaire en « théâtre total » ou en discrète proposition catéchétique4.

Quoi qu’il en soit des possibilités concrètes de la représentation de « L’histoire de Tobie et de Sara », la volumineuse thèse de l’auteur nous est offerte pour nous en nourrir, nous en imprégner et nous enrichir. Paul Claudel peut être heureux : il a trouvé dans la passionnante étude d’Hélène de Saint Aubert un digne hommage à son génie. Et l’auteure de ce volume, à son tour, a démontré son talent d’écrivaine et son sens aigu de l’exégèse biblique. Y serions-nous sensibles en ce temps ?

Notes de bas de page

  • * H. de Saint Aubert, Théâtre et exégèse. La figure et la gloire dans L’histoire de Tobie et de Sara de Paul Claudel, coll. Histoire des idées et critique littéraire 471, Genève, Droz, 2014, 15x22, 544 p., 80,90 €. ISBN 978-2-600-01727-5. Les numéros de page entre parenthèses dans le corps de l’article renvoient à cet ouvrage.

  • 1 Paru dans le recueil Les Aventures de Sophie (Gallimard) en 1937.

  • 2 Cf. H. U. von Balthasar, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. I. Apparition, Paris, Aubier-Montaigne, 1965. Le théologien bâlois avait découvert Claudel lors de ses études à Fourvière, en 1933. Il en assura la traduction allemande, même s’il exprima des réserves sur l’œuvre biblique du dramaturge : le théologien craint que le poète, en exaltant la gloire du Christ, n’estompe quelque peu le mystère de la croix. L’auteure s’en explique p. 453.

  • 3 Voir à ce sujet « Parole consacrée et exégèse juive », notre postface au livre de J.-P. Sonnet, La Parole consacrée. Théorie des actes de langage, linguistique de l’énonciation et parole de la foi, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1984, p. 169-184.

  • 4 Une suggestion possible pour une production télévisée ? Mais les auditeurs potentiels d’aujourd’hui sauraient-ils encore goûter le style de Claudel ?

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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