Porter témoignage du Christ en bioéthique paraît paradoxal. En effet, il est souvent énoncé que l’Église n’est pas accordée à la modernité et que les Écritures, qui nous parlent du Christ, n’enseignent rien sur les techniques biomédicales. Considérons d’abord trois points emblématiques de ce qu’il faut bien appeler une « révolution », celle qui est engendrée par la performance de ces techniques et par celle à venir des sciences dites « émergentes » (1). Explicitons ensuite ce témoignage paradoxal qui prend forme de « dialogue », à l’image de celui inauguré par le Christ lui-même, présent au cœur de notre histoire humaine (2). Dès lors surgit une question : comment guérir de notre cécité et assumer notre propre vulnérabilité ? Les Écritures ne fourniraient-elles pas le remède permettant de discerner les enjeux de la bioéthique comme autant de lumières rationnelles pouvant guider nos pas de « témoins » dans les débats que suscite la bioéthique (3) ?
I Trois prouesses technologiques
La recherche scientifique enfante des techniques dont les prouesses sont toujours plus fascinantes. Elle est en général mue par le désir de soigner ou, du moins, de satisfaire des désirs douloureusement contrariés comme celui de vivre ou de transmettre la vie.
La première prouesse technologique est assez facile à repérer. Avec la naissance de Louise Brown en 1978 et d’Amandine en 1982, nous avons assisté pour la première fois à la fabrication d’un être humain en dehors du corps de sa mère. Conçu in vitro, cet être humain était entre nos mains, sans l’habituelle et belle protection du corps féminin. Le fait, qualifié ici de « révolutionnaire », est donc simple : avoir entre ses mains un être humain à l’état embryonnaire dont le corps féminin n’est plus le lieu de son origine ni sa demeure. Cet « en-dehors » du corps maternel ouvrait des perspectives variées et insoupçonnées pour l’action humaine. En avions-nous conscience ? Avions-nous suffisamment réfléchi à sa signification avant de le réaliser ? Savions-nous quels pouvoirs nouveaux il allait engendrer ? Mesurions-nous les conséquences multiples qu’il entraînerait et les désirs variés qu’il éveillerait ? Aujourd’hui, la plupart des réflexions en bioéthique tournent autour de ce fait initial : comment encadrer les pouvoirs de ces mains qui ont pris le pouvoir sur l’embryon humain ?
Une deuxième prouesse est tout aussi « révolutionnaire ». Elle est plus difficile à dater. Nous avons progressivement acquis la connaissance de ce que l’on pourrait appeler la carte génétique de quelqu’un. Mais alors des questions sont apparues : que connaissons-nous quand nous avons cette connaissance ? Que savons-nous de la personne quand nous possédons ses données génétiques ? Une femme, décédée depuis des suites d’un cancer, m’a confié dans sa chambre d’hôpital d’où venait de sortir le médecin : « il m’a dit que j’avais tous mes gènes à l’envers ». Je lui ai aussitôt répondu : « vous n’êtes pas à l’envers ». Avions-nous mesuré notre responsabilité humaine en ayant accès à la connaissance de la carte génétique d’une personne ? Qu’allions-nous faire de ce savoir ? À qui appartiendrait-il ? Surtout quand la personne se découvre porteuse d’une anomalie génétique transmissible et qu’elle ne veut pas le dire à sa famille. Dans ces cas nouveaux, faut-il violer le secret médical et ruiner tout l’édifice du soin qui repose sur la confiance entre le patient et le médecin ? Et que faire des multiples connaissances génétiques acquises à l’occasion d’un test mené pour dépister une seule anomalie du génome de la personne ? Bref, que pouvons-nous faire de ce savoir génétique ? Comment vivre avec celui-ci et l’exercer sans qu’il attente à la vie privée et sans qu’il engendre des discriminations ? Comment soigner en vérité une personne dont on sait avec une réelle assurance médicale et statistique quelle maladie mortelle se déclenchera pratiquement chez elle dans un certain temps ? Des tests génétiques sont prédictifs. Mais alors la médecine faite pour le soin ne court-elle pas le risque de devenir une médecine (est-ce encore son nom ?) faite pour la sélection eugéniste quand s’allient médecine reproductive et médecine prédictive ? Et que faire quand la preuve génétique, qui est d’ordre scientifique, s’oppose à la certitude juridique de la filiation établie sur la base de la reconnaissance de paternité ?
Disons enfin un mot sur la recherche scientifique. À propos des nanotechnologies notamment, et aussi des neurosciences, une réflexion nouvelle est apparue sur la recherche scientifique dont les découvertes peuvent déboucher, par exemple, sur une violation du respect de la vie privée. « On ne peut pas rechercher sur tout », a précisé M. Jacques Bordé, directeur au CNRS français. L’idée de limite apparaît au cœur même du désir et de l’énoncé d’un projet de recherche. Est-il en effet légitime de chercher à faire des objets moléculaires qui n’existent pas ? Ou alors, au nom de quoi ne pas procéder à de telles recherches ? De fait, au nom d’une certaine idée de l’homme, une interdiction de recherche a été posée en France alors même que les chercheurs n’avaient pas encore trouvé : le clonage humain est interdit. La recherche est jusqu’à présent largement menée sur ce qui existe, afin de le connaître. Mais est-il légitime de tout connaître ? Cette question n’est-elle pas vive quand le savoir franchit la limite du respect de la dignité humaine ou de la vie privée ? Articuler responsabilité et recherche devient la problématique fondamentale. Si autrefois, le chercheur, sans doute guidé par une intuition, cherchait librement là où il voulait et ce qu’il voulait pour augmenter les connaissances, laissant la responsabilité à ceux qui appliqueraient ses découvertes, aujourd’hui, il semble qu’il ait, dès les premiers pas de sa recherche, à en assumer la responsabilité. La recherche scientifique est donc appelée à être guidée par un autre critère que les seuls critères du savoir et de l’augmentation des connaissances : la responsabilité éthique1.
II Être « témoins » en bioéthique ?
Dans ce vaste débat, l’Église ne reste pas muette et énonce son discernement selon divers types de discours2. Pourquoi parle-t-elle ? Parce qu’à « la plénitude des temps », elle a reçu la mission d’« enseigner » (cf. Mc 16,15) et qu’elle a été fondée pour remplir cette mission en étant « témoin » (cf. Ac 1,8). Elle est ainsi prophétique au long de l’histoire et au milieu du monde.
Si l’Église « enseigne », c’est uniquement en portant témoignage d’une surabondance de lumière offerte en Christ sur Dieu et sur l’homme, ainsi que sur l’éternelle alliance qui les unit. Elle ne souhaite rien d’autre qu’être « témoin ». Elle l’est dans ses martyrs et ses saints, connus ou inconnus. Elle l’est dans sa parole qui rend compte avec raison de leurs actes qui, posés dans la fidélité à la lumière divine de leur conscience, manifestent avec éclat l’Évangile de la vie et de la paix. L’Église ne veut pas défendre des positions ni exercer son influence comme pourrait le désirer tout mouvement culturel ou politique. Elle n’est pas nostalgique d’un passé où sa position était reconnue. Elle porte simplement, avec toute l’amplitude de ce mot, témoignage. Elle scrute sans cesse les choses de Dieu, les reçoit en se laissant purifier par elles, et les dit par sa vie et son témoignage. Telle est sa raison d’être. L’Église, « témoin » de la plénitude de la Révélation, l’est dans tous les domaines de l’activité humaine. Comment l’être en bioéthique ?
L’Église est d’abord « témoin » du Christ par ses membres qui, dans leur vie et par leurs décisions, attestent devant les techniques biomédicales de l’éminente dignité humaine. En France, sachant que la révision des lois de bioéthique était prévue au plus tard pour le mois de février 2011, les Évêques ont décidé de réfléchir à nouveau sur la bioéthique à partir du mois de novembre 2007. Ils ont ainsi voulu porter témoignage en amont de cette révision. Porter témoignage en amont, c’est être « témoin » à l’intérieur même de la réflexion de la société, en réfléchissant avec ceux qui réfléchissent, en pariant sur la capacité de la raison humaine de chercher et de trouver la vérité. Porter témoignage, c’est en définitive emprunter de façon résolue le chemin du « dialogue ».
1 La vérité et l’art du dialogue
Qui dit dialogue, ne veut pas dire discussion ! Bien sûr, la discussion est nécessaire pour le dialogue. Il s’agit d’organiser les prises de parole par le respect de toute personne qui parle, en faisant attention à ce que tout le monde parle et s’écoute, etc. Celle-ci peut être tout à fait honorable et savante, adaptée à une civilisation cultivée et riche d’elle-même. Nous en trouvons des échos, par exemple, dans les rapports parlementaires produits en France pour la révision des lois de bioéthique. Ne sont-ils pas de magnifiques discussions, organisées, polies, raisonnables, compétentes au cours desquelles tout le monde peut s’exprimer et écouter ? Peut-être ont-elles eu des espaces de « dialogue ».
Le terme « dialogue » suggère ceci : il est une recherche entre personnes qui savent qu’il y a un « logos », c’est-à-dire quelque chose qui n’appartient à aucun de ceux qui discutent, et qui les traverse. C’est pourquoi le dialogue a une note de modestie, puisqu’il consiste à chercher ensemble et à découvrir ce « logos » qui dépasse tout le monde. Que veut dire l’expression « logos » ? De quoi essaye-t-elle de rendre compte ? Où est ce « logos » ? Apparemment, il n’est pas uniquement en Dieu, puisque beaucoup de groupes d’hommes et de sociétés variées ont inventé des mythes et des coutumes qui ne sont pas sans raison ni sagesse. Ils n’ont pas su que Dieu se pense lui-même et que le « logos », auprès de Dieu, intérieur à Dieu, s’est manifesté dans l’histoire humaine. L’œuvre de la Révélation judéo-chrétienne vise dans son langage comme dans son contenu raisonnable à purifier les mythes, à en donner la véritable signification et la juste raison d’être pour ainsi faire découvrir aux hommes l’entière sagesse. Du point de vue de la foi, au moins chrétienne mais peut-être juive, le « logos » est en Dieu qui l’a dévoilé3.
Est-ce que ce « logos » est ailleurs ? Est-il dans le monde ? Y a-t-il une « raison », quelque chose qui nous dépasse et qui ordonne l’univers, malgré ou avec ses surgissements imprévus, incontrôlables et parfois cruels ? La science a-t-elle vocation ultime à dominer le monde par son savoir toujours plus ample et l’augmentation indéfinie de ses connaissances ? Ou bien y a-t-il une interprétation religieuse du monde qui soit au-dessus de la science et qui s’imposerait à elle ? Le difficile problème du rapport entre foi et science, qui connut un début douloureux de solution avec Galilée, est résolu au concile Vatican II4. Méditons à nouveau le n. 36 de la constitution Gaudium et spes : il existe dans la création « une ordonnance et des lois propres » que l’homme est appelé à découvrir et à « révérer ». Ces expressions ne nous indiquent-elles pas que le « logos » est ainsi dans l’univers ? Dieu en est le créateur.
Ce « logos » est-il dans l’histoire ? Ou bien l’histoire est-elle absurde ? Où allons-nous ? Pourquoi y sommes-nous jetés ? Cette histoire humaine n’est-elle qu’un enchaînement logique ou anarchique d’événements auxquels nous ne participons que de façon passive ou révoltée ? Tout n’est-il que « vanité » dans le fait de passer, naître et mourir ? Par « réflexe » de bon sens humain, les hommes cherchent à comprendre l’histoire. Ils veulent en percevoir le sens qui les précède et qu’ils reçoivent. Ils devinent que le « logos » en est l’alpha et l’oméga. Sinon, serait-il possible de comprendre le désir d’enfant ? Ne serait-il pas réduit au simple désir biologique ou psychologique ? Ne serait-il pas alors subi comme une fatalité ou une illusion de sens ? Par contraste, les généalogies bibliques dévoilent la présence du « logos » dans l’histoire. Elles lui donnent sens. Le « logos » peut ici s’appeler Providence. Dieu est providence. Il y a donc une eschatologie, une raison dernière, une ultime parole qui donne plénitude de sens à l’histoire. Le libre désir d’enfants et leur venue au monde l’attestent à chaque génération : ainsi s’inscrivent l’histoire et son « logos » dans la personne humaine sexuée. Cette inscription « sature » de sens le corps personnel et la liberté humaine est appelée à assumer ce sens, dans la joie, le renoncement ou la douleur. L’homme, en sa paternité ou maternité responsable, devient providence pour la génération qu’il met au monde.
Le « logos » est aussi présent dans l’homme. Celui-ci y participe en étant doué de raison. La raison humaine a la capacité et le privilège — extraordinaires — de connaître et comprendre le « logos » du monde et de l’histoire. Elle donne à l’homme d’être lui-même providence de sa vie et de la vie des autres. Il a aussi vocation à découvrir les justes voies par lesquelles cette vérité sert à sa « joie parfaite » et inaliénable (cf. Jn 15,11 ; 16,22) et à celle de ses frères en humanité. Cette capacité et cette vocation éclairent son action : elle est responsable et éthique. Elle est aussi libre action de grâce en découvrant que « cela était très bon » (Gn 1,31).
C’est en raison de ce « logos » que le dialogue est un lieu privilégié du témoignage en bioéthique. « Le dialogue va au-delà d’un échange d’opinions et d’un partage des savoirs. Il invite à écouter la parole d’autrui. Il engage à risquer sa propre parole. En définitive, il est le lieu où les paroles se confrontent respectueusement pour que jaillisse une parole neuve, enrichie de l’apport réfléchi des paroles dont elle procède. Comme le mot l’indique, le dialogue est service du “logos”, c’est-à-dire de la vérité que les partenaires admettent ne pas confisquer mais veulent sincèrement chercher ensemble. Cette recherche de la vérité devient en quelque sorte la lampe du dialogue, qui sort de la simple confrontation de points de vue subjectifs. Selon l’antique leçon socratique, il est plutôt l’organisation de la parole au service de la raison. Chacun, avec la cordialité de son cœur et la richesse de son expérience, s’engage ainsi pour servir une vérité qui le dépasse comme elle dépasse chacun des interlocuteurs. Alors le dialogue est fructueux. »5
2 Accueillir toutes les vérités
Être « témoin », c’est être serviteur de ce « logos » en s’engageant dans le « dialogue ». Ce n’est pas le lieu ici de décrire le vaste panorama des « différents visages de la vérité ». Disons seulement ceci : si « l’homme, par nature, recherche la vérité, cette recherche n’est pas destinée seulement à la conquête de vérités partielles, observables, ou scientifiques. Sa recherche tend vers une vérité ultérieure qui soit susceptible d’expliquer le sens de la vie »6. De quelle vérité les chrétiens d’aujourd’hui ont-ils mission de témoigner lorsqu’il s’agit de bioéthique ?
Benoît XVI écrit : « L’Église n’a pas de solution technique à offrir et ne prétend aucunement s’immiscer dans la politique des États. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir, en tout temps et en toutes circonstances, en faveur d’une société à la mesure de l’homme, de sa dignité et de sa vocation. Sans vérité, on aboutit à une vision empirique et sceptique de la vie, incapable de s’élever au-dessus de l’agir, car inattentive à saisir les valeurs — et parfois même le sens des choses — qui permettraient de la juger et de l’orienter »7. Donnons un exemple. Il est juste et bon d’interdire juridiquement la recherche sur l’embryon humain puisque ce dernier, selon le cadre juridique français, n’est pas une « chose » : il doit donc être considéré de la même manière que le droit considère la « personne ». Cette interdiction, dit-on, a une portée symbolique8. On devrait reconnaître « un caractère prépondérant »9 à la valeur qu’elle signifie. Mais à travers cet interdit, qui divise les opinions, la société ou du moins le législateur français est-il capable d’énoncer cette valeur et de percevoir comment elle donne « sens aux choses » ? Cet interdit n’est-il pas comme le signal dressé d’une « valeur » qui discerne la plus ou moins grande justesse des chemins pris pour édifier une société digne de l’humanité de tous ?
Benoît XVI ajoute : « La fidélité à l’homme exige la fidélité à la vérité qui seule est la garantie de la liberté (cf. Jn 8,32) et de la possibilité d’un développement humain intégral. C’est pour cela que l’Église la recherche, qu’elle l’annonce sans relâche et qu’elle la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette annonce : c’est un service rendu à la vérité qui libère. Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples ». Le dialogue est précisément caractérisé par cette ouverture à la vérité en accueillant les multiples savoirs qui, sous une forme ou une autre, en manifestent chacun un éclat. Il est au service de leur rassemblement dans l’unité afin que se dévoile plus clairement la vérité — le « logos » — qu’ensemble les partenaires du dialogue cherchent et parviennent à énoncer. Il est un chemin qui offre à tous la possibilité de s’en approcher.
Prenons encore un exemple. La personne trisomique 21 n’exprimerait-elle pas quelque chose de vrai ? Pourquoi, en voulant éliminer les embryons porteurs de la trisomie 21 dans le cadre du diagnostic préimplantatoire10, se refuser d’entendre cette vérité ? Cela voudrait-il dire qu’un seul a un savoir de vérité, en l’occurrence celui qui affirme qu’il est juste de ne pas écouter la vérité du trisomique 21 car aucune vérité ne pourrait sortir de lui ? L’Église, quant à elle, demeure « ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient ». Elle écoute donc la personne porteuse d’un handicap, le scientifique, la mère, etc. Le scientifique nomme l’embryon humain selon sa manière à lui : « zygote », « amas de cellules », « fœtus ». La femme qui se découvre mère reconnaît : « je suis enceinte d’un enfant ». Pourquoi ne dit-elle pas « amas de cellules » ? Qui a raison ? Vraisemblablement les deux. L’« amas de cellules » est aussi un « enfant ». Par le dialogue, ils sont amenés à approfondir ensemble la réalité qui les dépasse et qu’ils ont à « révérer », l’un comme scientifique, l’autre comme mère, et tous les deux comme personnes humaines qui s’éclairent l’une l’autre sur la beauté de l’être humain dans sa condition embryonnaire et sur le respect dû à l’« énigme » qu’il constitue en son origine même11.
3 Le dialogue, lieu du témoignage
Entrer en amont dans la réflexion préparatoire à la révision des lois de bioéthique, c’était avoir une conviction simple : il y a un « logos » qui traverse les diverses réflexions, scientifique, biomédicale, juridique, philosophique, économique et politique, ainsi que les personnes handicapées mentales ou fragilisées. Ce « logos » dit la grande beauté de l’être humain, ainsi que la belle portée éthique de ses actes, pour lui et pour les autres.
Qui dit « logos » dit « parole ». Quelque chose de cette beauté est donc à écouter. Par le dialogue, le « témoin » se met à l’écoute des diverses « paroles » et les rassemble dans l’unité d’une « parole » qui libère. Cette « parole » ne vient pas de lui, elle est le fruit du dialogue. Le « témoin » se fait ainsi serviteur de ces paroles partielles et vraies en y percevant un écho de la parole de vérité que chacune exprime à sa manière. Le dialogue est l’art — de l’amour — de la faire peu à peu entendre pour que chacun progresse vers le « logos » recherché. Il est onéreux pour le « témoin » d’aimer de la sorte, car il n’est pas facile d’écouter ces diverses « paroles » : le « logos » est entouré de conditionnements variés comme la passion, la concurrence économique, la souffrance, etc ; nous avons aussi du mal à écouter et à respecter l’énoncé de ce « logos » dans une pensée ou une culture différente de la nôtre.
Le Mystère de l’Incarnation est le témoignage par excellence. À la suite du Verbe qui, dans son immense amour, prend chair de notre chair et rend son « beau témoignage », le « témoin » va là où le « logos » est présent et prêt à se manifester, chez tout le monde. Dans sa vocation à être « témoin » au milieu des hommes et des femmes, l’Église, à la lumière de Celui qui est la vérité, recueille tous les fragments de vérité dont ils sont porteurs. Elle les « récapitule » (cet acte est différent de « faire la synthèse » !), selon le mot d’Irénée repris par le concile Vatican II12. Dès lors, la foi catholique n’est-elle pas capacité de « récapituler » tous ces fragments de vérité afin de leur permettre de montrer ensemble la beauté lumineuse dont ils sont porteurs et qui les dépasse ? Telle est la vertu du dialogue auquel est convié le « témoin ». Telle est aussi la raison ultime qui pousse le « témoin » à entrer dans le dialogue ou à le susciter en faisant progresser la discussion vers ce niveau de recherche. Devant la difficulté, le « témoin » succombe parfois à la tentation de dire « sa » vérité ou de rester au niveau de la discussion qui, dans le fond, est un « dialogue de sourds ». Peut-être même, sans s’en rendre compte, demeure-t-il alors dans le simple échange d’opinions qui ne fait progresser personne. À l’inverse, l’amour, qui est patient et qui met sa joie dans la vérité (cf. 1 Co 13,4.6), pousse le « témoin » à aller au cœur de la discussion pour la transformer en dialogue où il sait que chaque savoir, par la forme de vérité qu’il professe, est une épiphanie du « logos » cherché.
4 La bioéthique appelle ce dialogue
Le « témoin » engagé dans le monde et son histoire singulière doit s’interroger pour découvrir où il convient de mener le dialogue. Si, selon l’apôtre Paul, « la charité presse » le « témoin », où la charité va-t-elle le conduire ? Comment discerner où se mène de façon pressante ce dialogue dans le monde d’aujourd’hui ? Selon Benoît XVI, la bioéthique est « un domaine primordial et crucial de l’affrontement culturel entre la technique considérée comme un absolu et la responsabilité morale de l’homme »13. Il ne s’agit donc pas simplement du problème — certes très douloureux — du couple stérile qui désire un enfant et de la technique — certes très performante — qui lui permet d’en avoir un. Avec la bioéthique, nous sommes devant un « affrontement culturel ». La bioéthique manifeste en quelque manière une « culture » où technique et responsabilité morale sont dissociées. Ce divorce est grave car la technique, biomédicale, ne consiste plus seulement à guérir mais à produire la vie humaine. C’est pourquoi, continue Benoît XVI, « il s’agit d’un domaine particulièrement délicat et décisif, où émerge avec une force dramatique la question fondamentale de savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu. Les découvertes scientifiques en ce domaine et les possibilités d’intervention technique semblent tellement avancées qu’elles imposent de choisir entre deux types de rationalité, celle de la raison ouverte à la transcendance et celle d’une raison close dans l’immanence technologique ».
Dans un discours important, Benoît XVI en est venu à se commenter : « Face à de telles questions, qui touchent de façon si décisive la vie humaine dans sa dimension permanente entre immanence et transcendance, et qui ont une grande importance pour la culture des générations à venir, il est nécessaire de mettre en œuvre un projet pédagogique intégral qui permette d’affronter de telles thématiques dans une vision positive, équilibrée et constructive surtout dans le rapport entre la foi et la raison »14. Il est vrai que les découvertes scientifiques sur le début de la vie sont prodigieuses. Cependant, face au mode d’être et de développement de l’embryon humain et de ses cellules souches qui demeure encore largement énigmatique, la fascination de l’esprit, qui veut savoir, et la responsabilité de la liberté, qui est morale, s’affrontent. Dès lors, le « témoin » se sent appelé à participer aux dialogues où est abordée cette question « décisive et délicate ». Il y porte témoignage par un « projet pédagogique intégral » qui a « une vision positive, équilibrée et constructive surtout dans le rapport entre la foi et la raison ». « Intégral » en recueillant toutes les formes de vérité, quels que soient les savoirs d’où elles proviennent. « Positif, équilibré et constructif » en y voyant de multiples épiphanies du « logos » et en les rassemblant dans l’unité selon la lumière de la raison et de la foi.
5 Au service du « logos » de la dignité humaine
Benoît XVI souligne que « les questions de bioéthique mettent souvent au premier plan le rappel de la dignité de la personne ». Ici, le « logos » a pour nom « dignité humaine ». « Lorsque l’on invoque le respect de la dignité de la personne, il est fondamental qu’il soit complet, total et sans contrainte, sauf celle de reconnaître que l’on se trouve toujours devant une vie humaine. » Peut-être est-il opportun de préciser qu’il s’agit d’une « vie humaine » sexuée. En effet, comment le respect de la dignité humaine peut-il être « complet et total » sans évoquer la masculinité et la féminité dans laquelle s’incarne et existe toute dignité humaine ?
Le Pape en vient alors à un énoncé précis : « dès le premier instant, la vie de l’homme est caractérisée par le fait d’être vie humaine, et pour cette raison, elle est toujours, partout et malgré tout, porteuse d’une dignité propre ». Face à cette « dignité propre », qui est humaine, il souligne la tentation qui, si l’homme y cédait, détournerait la science de son service de la vérité : « nous nous trouverions toujours devant le danger d’une utilisation instrumentale de la science ». Bertrand Matthieu, juriste de droit constitutionnel, note que cette instrumentalisation est incompatible avec le principe de dignité humaine15. Si la loi civile française va vers l’instrumentalisation, alors elle devra revisiter en profondeur sa cohérence juridique en établissant une nouvelle manière de comprendre le principe de dignité. Celui-ci ne serait plus « complet et total » et ne garderait plus la force de principe. Il serait plutôt devenu une idéologie de la dignité humaine, c’est-à-dire une certaine idée dont certains seraient en quelque sorte les propriétaires. Il serait alors « dramatique » que cela soit imposé et reçu dans la « contrainte », d’où qu’elle vienne, législative ou autre. Reconnaître que l’on est « toujours » devant une vie humaine, c’est refuser toute instrumentalisation en recevant sereinement et sans contrainte le principe de dignité dans sa totalité.
Benoît XVI attire l’attention sur un deuxième point. S’il y a un « logos », qu’il est possible d’appeler « dignité humaine », alors il existe une « lecture cohérente des questions éthiques qui, inévitablement, sont soulevées par les conflits d’interprétation possibles »16. Comment arriver à trouver cette cohérence ? Tel est l’enjeu essentiel auquel se ramène l’usage des diverses techniques biomédicales qui répondent à des désirs variés. Ceux-ci ne peuvent pas à eux seuls guider l’encadrement législatif de ces techniques. Ils doivent se soumettre à une cohérence éthique qui, tout à la fois, les dépasse et leur donne leur vrai sens. Par exemple, la gestation pour autrui promeut le tout génétique tandis que la procréation médicale assistée avec donneur de gamètes promeut le tout affectif et social. Autre exemple : le consentement libre et éclairé, principe cardinal des lois françaises de bioéthique17, n’est pas partout respecté. La Mission d’information parlementaire française tente de l’appliquer rigoureusement pour la femme qui souhaite bénéficier d’une technique de procréation ou à qui est proposé un diagnostic lorsqu’elle est enceinte, mais estime suffisant de retenir le consentement présumé dans le prélèvement d’organe. La mise en cohérence est décisive pour un assentiment à la vérité du « logos » dans l’histoire.
La possibilité et le devoir de trouver cette cohérence éthique ont souvent été reconnus. Ces lois « non écrites » de main d’homme existent et permettent aux hommes de s’entraider à vivre avec joie. Jan Patocka, le philosophe tchèque de la charte 77, l’énonce clairement : « La morale n’est pas là pour faire fonctionner la société, mais tout simplement pour que l’homme soit homme. Ce n’est pas l’homme qui la définit selon l’arbitraire de ses besoins, de ses souhaits, tendances et désirs. C’est au contraire la morale qui définit l’homme… La notion d’un pacte international pour les Droits de l’homme ne signifie rien d’autre que ceci : les États et la société tout entière se placent sous la souveraineté du sentiment moral. Ils reconnaissent que quelque chose d’inconditionnel les domine, les dépasse »18. Selon sa mission de « témoin », Benoît XVI le souligne : « L’histoire a montré combien dangereux et délétère peut être un État qui légifère sur des questions qui touchent la personne et la société en prétendant être lui-même la source et le principe de l’éthique. Sans des principes universels qui permettent de vérifier un dénominateur commun pour toute l’humanité, le risque d’une dérive relativiste au niveau législatif ne doit absolument pas être sous-évalué ».
III Guérir notre cécité grâce à la Révélation
Porter témoignage, c’est donc entrer dans un dialogue dans lequel les personnes reconnaissent que « quelque chose » dépasse tout le monde : la dignité humaine avec la loi morale universelle. Cependant, il est parfois difficile de vivre selon le respect dû à la dignité humaine. Nous l’avons entendu, « dès le premier instant, la vie de l’homme est caractérisée par le fait d’être vie humaine, et pour cette raison, elle est toujours, partout et malgré tout, porteuse d’une dignité propre ». Ici, la formule est analogue au semper et pro semper : elle signifie qu’il n’y a pas de circonstances où il serait possible que l’embryon humain ne soit pas porteur de la dignité spécifique à l’être humain. S’il est primordial de l’énoncer clairement et sereinement, il est plus difficile de le vivre quelles que soient les situations.
La faiblesse humaine entache l’homme d’une certaine cécité. Il n’est pas toujours évident de voir la dignité humaine, par exemple, dans un fœtus lourdement handicapé ou dans une personne en fin de vie, souffrante ou sans communication apparente. Il n’est pas toujours aisé d’entendre le « logos » qui s’exprime en des situations de grande fragilité, au début, au milieu ou en fin de vie humaine. Face à ces situations, l’homme éprouve sa propre vulnérabilité : il est en quelque sorte aveuglé sur le respect qu’implique la dignité humaine, hic et nunc. Le « témoin » est alors appelé à compatir à cette vulnérabilité de façon à entrer dans le dialogue où, avec la personne vulnérable, il cherche à entendre le « logos » de la dignité humaine. Mais le « témoin » peut aussi être provoqué à reconnaître sa propre cécité. Il sait bien que personne ne la possède comme un concept et qu’elle nous transcende tous. Mais, devant certaines situations trop douloureuses, il éprouve et partage l’aveuglement de la faiblesse humaine qui pousse à réduire la dignité humaine, parfois trop lourde à porter, à une dignité sociale, plus facile à repérer. N’évoque-t-on pas alors explicitement ou implicitement des raisons de dignité ? Pourtant, la dignité humaine n’a pas de raisons à faire valoir pour être respectée. Elle n’est jamais conditionnée par les circonstances qui entourent l’être humain, lui qui est là, unique en sa dignité humaine indélébile et inviolable.
La France a fait un grand progrès quand, en 1994, elle a précisé que le principe de dignité avait valeur constitutionnelle. Mais aujourd’hui, ne sommes-nous pas en train de régresser de la dignité humaine à la dignité sociale ? On invoque le principe de dignité, mais l’enfant porteur d’une trisomie 21 n’aurait pas la dignité de vivre. On brandit la force constitutionnelle de ce principe, mais le Conseil constitutionnel, par une « ruse de l’esprit »19, estime que les embryons humains in vitro ne sont pas sujets de la même protection que les embryons humains in utero. N’est-on pas en train d’enfermer la dignité humaine dans une catégorie sociale et de briser son lien avec la singularité de tout être humain ?
Devant l’aveuglement, le « témoin » sait qu’il ne peut l’être qu’en étant délivré de sa cécité. Il le sera en étant porté et instruit par l’Église, Mater et Magistra, en consentant à la Révélation salvifique de Dieu en Jésus-Christ, en se laissant illuminer par la lumière de la vie et vivifier par l’amour. Guéris de notre cécité — songeons à Paul, guéri de sa cécité après le chemin de Damas —, nous recevons rationnellement la loi naturelle universelle. Cela n’est pas simple car elle est en quelque sorte trahie par les catégories culturelles où elle s’exprime. Celles-ci sont comme des écrins contenant une perle précieuse. En se confrontant les unes aux autres, les cultures peuvent mieux exprimer avec raison cette loi unique et identique pour tous20. Confondre la perle et ses écrins nuit dangereusement au dialogue. Vivant dans une culture, le « témoin » doit savoir entendre cette loi dans une autre culture que la sienne.
Invités au dialogue21, comment les « témoins » peuvent-ils purifier leur connaissance de la dignité humaine et de la loi naturelle ? La Révélation chrétienne les instruit de belle manière. Devenant « chair », le « logos » s’est fait dignité humaine. La Révélation en manifeste les éclats. Par exemple, l’apôtre Paul a écrit de façon sublime sur la loi morale universelle. Ouvrons sommairement trois voies, parmi d’autres, qui éclaireraient les pas des « témoins » dans le dialogue en bioéthique.
1 Redécouvrir la filiation
La première voie est simple. Dieu est unique, il est Un, il est trois fois saint, il est parfaitement simple, il est celui qui aime. Et pourtant, le nom qui lui est donné « pour toujours » est « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Ex 3,15). Dieu se dit dans une généalogie. Comment celle-ci instruit-elle de l’origine ? Tout être humain n’est-il pas « fils de » ? Mais son origine s’exprime-t-elle seulement par cette affirmation ? Sa filiation ne trouve-t-elle pas son ultime explication dans sa source qui est Dieu ? Ces interrogations semblent habiter le peuple choisi. En effet, nous voyons peu à peu émerger dans l’histoire du Peuple de Dieu la notion décisive de filiation. Israël est un « fils », le « fils du Dieu vivant » (Os 2,1), le « fils chéri » (cf. Jr 31,20). « Mon fils premier né, c’est Israël » (Ex 4,22). Quand Israël fait mémoire de son existence, il écrit : « Dieu te porte comme un homme porte son fils » (Dt 1,31). « D’Égypte, j’ai appelé mon fils », se souvient Osée (11,1). Ce fils, c’est tout autant Israël que le Serviteur ou le Messie à qui est appliqué le psaume : « Le Seigneur m’a dit : “Tu es mon fils. Aujourd’hui, je t’ai engendré” » (Ps 2,7). Sans doute faudrait-il explorer encore cette Révélation de la filiation au sein du « premier » testament. Cependant, celle-ci ne suffit pas.
Saul de Tarse, hébreu fils d’hébreux, pharisien, brûlant de zèle pour la tradition de ses pères et surpassant tous ses compatriotes dans la connaissance de la loi, instruit aux pieds de Gamaliel, semble ignorer la signification de la filiation. Sur le chemin de Damas, il en reçoit enfin la compréhension : « Il a daigné révéler en moi son Fils » (Ga 1,15). Paul, le « témoin » (Ac 26,16), est devenu le héraut de la pleine filiation. Il annonce « l’Évangile de son Fils » (Rm 1,9). Pour lui, il confesse : « ma vie dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu » (Ga 2,20). Pour les chrétiens, il affirme : « vous êtes tous fils de Dieu » (Ga 3,26). Enfin, « le fils est libre » (Jn 8). Ne pas respecter la filiation, c’est blesser la liberté.
Devant les techniques biomédicales qui, en réponse à des désirs, dissocient les diverses dimensions de la filiation et lui dénient sa capacité de signification de l’existence humaine, les « témoins », à l’instar de Paul, ont besoin de recevoir les lumières offertes par la Révélation. Sinon, il n’est pas sûr que nous puissions comprendre en vérité la dignité humaine et ce qu’elle implique dans la vie des hommes : celle-ci est toujours filiale et libre.
2 S’émerveiller de la conjugalité
La deuxième voie est celle de la conjugalité dont Dieu fait la Révélation dans l’histoire d’Israël. Remarquons déjà que la filiation est toujours reliée à la dimension sexuée de l’être humain. Tout homme naît d’un corps féminin. Pourquoi donc notre filiation est-elle connexe à la féminité ? L’expérience commune l’atteste : devant une épreuve, l’enfant ou l’adulte ne se tourne-t-il pas spontanément vers sa mère ?
Il est étonnant de voir comment l’Israël biblique qui se perçoit comme fils se comprend aussi comme féminin. Il est la « fille de Sion » (Is 1,8 ; 37,22 ; 52,2 ; 62,11). Israël est épousée par l’Époux qui est Dieu : « Celui qui t’a faite, c’est ton époux » (Is 54,5). Les prophètes se font les chantres de ses épousailles (Os 2,21-22 ; Is 62,4-5) dont le Cantique des Cantiques développe toute la beauté. Ce chant exalte la belle et pure joie de voir l’Époux arriver. Quand Israël médite sur la création, il comprend qu’Adam, le terreux, « créé » à « l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1,27), est « modelé » par Dieu (Gn 2,7), exactement comme Israël l’est au retour de l’Exil (Is 43,1 ; 44,2). Or, l’aide « assortie » au terreux est une qui « s’appellera femme » ; c’est en la découvrant que le terreux prononce ses premiers mots et se découvre « homme » selon son vrai nom de masculin (cf. Gn 2,23).
L’Apôtre Paul reprend la dialectique entre l’homme et la femme : « ce mystère est grand ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église » (Ep 5,32). Le Christ est un « Époux unique » auquel est fiancée la communauté chrétienne « pure » (2 Co 11,1). Le Christ, plénitude de la Révélation, est effectivement « l’Époux » (Mt 9,15 ; Jn 3,29), celui qui arrive (Mt 25,10) et qui sanctifie l’Église en la rendant « sainte et immaculée » (Ep 5,26-27). L’évangile de Jean montre comment la « femme » est « assortie » à Jésus, le « sauveur du monde » (Jn 2,4 ; 19,26). Sans doute faudrait-il aussi évoquer les traits maternels appliqués à Dieu : il reçoit le beau titre de « miséricordieux », ce qui exprime son émoi maternel sans faille pour son peuple idolâtre (cf. Ex 33-34). Paul le sait, lui qui chante le « Père des miséricordes » (2 Co 1,3).
Dans la plénitude de la Révélation, nos yeux de « témoins » s’ouvrent sur l’homme et la femme, ainsi que sur leur collaboration qui est alliance. Là, ils découvrent le mystère de la masculinité et de la féminité, ainsi que celui de la conjugalité. Les « témoins » saisissent alors le danger qu’il y a à ne parler que de parenté ou de parentalité car ils savent quelle richesse recèlent la paternité et la maternité. Le cœur humain est toujours filial et conjugal.
Ainsi, quand la société réalise les diverses techniques de fécondation artificielle, que fait-elle de la masculinité et de la féminité ? Quelle compréhension a-t-elle de la conjugalité ? Que veut dire « concevoir » un être humain — c’est le terme employé — dans une éprouvette en dehors du contact corporel de la masculinité et de la féminité ? Selon la dignité humaine, un être humain peut-il recevoir sa filiation en dehors de la conjugalité ? La filiation n’appartient-elle pas à l’essence de l’être humain et ses conditions de surgissement ne sont-elles pas décisives pour son identité ?
3 Consentir librement à sa vulnérabilité
Enfin, une troisième voie s’ouvre aux « témoins » en bioéthique. La filiation est reçue par Israël, le « plus petit » d’entre tous les peuples. La Révélation de la filiation a lieu en plénitude dans le Crucifié : « Vraiment cet homme est Fils de Dieu » (Mc 15,39). De même, la Révélation de la féminité et de l’alliance conjugale se fait sur la Croix : « Femme ! », dit le Crucifié (Jn 19,26) qui est l’« Agneau », le « plus beau des enfants des hommes » pour qui l’épouse se fait belle (Ap 19,7). Cette beauté du Christ est humaine et divine dans un corps librement livré qui avait « perdu l’apparence humaine » (Is 52,14). Le Crucifié est infiniment libre : « en tes mains je remets mon esprit » (Lc 24,46). Plénitude de la Révélation, le Crucifié manifeste combien le sens ultime et positif de la vulnérabilité est dévoilé au moment où sont manifestés tout à la fois le Fils et l’Époux.
Certes, la dignité humaine ne peut s’entendre de façon complète et totale sans la filiation et la conjugalité. Mais elle ne se dit jamais mieux que dans la vulnérabilité. Cette faiblesse dit aussi ce qu’est l’homme en vérité. Privé de tout avoir et de toute apparence, l’être vulnérable est un appel qui fait jaillir les ressources d’amour et de raison de l’humanité. Le plus vulnérable place l’homme devant sa responsabilité éthique la plus haute. Selon Levinas, il est et reste un « visage » qui appelle de façon radicale à la responsabilité et à l’amour. Face à sa propre vulnérabilité, l’homme découvre sa « transcendance »22 : par sa liberté, il est capable de correspondre à sa dignité en assumant librement sa vulnérabilité et celle d’autrui. La fuir atteste sa peur, son esclavage et son aveuglement. Jusqu’à la fin des temps, le Christ Ressuscité ne cache pas ses plaies en saluant notre humanité : « la paix soit avec vous ». Il sauve l’homme et libère sa liberté en lui donnant de vivre selon sa « transcendance », c’est-à-dire conformément à sa dignité humaine, au creux même de sa vulnérabilité.
La vulnérabilité demeure difficile à accepter dans l’univers culturel de la technique. Celle-ci, presque par définition, invite l’homme à surmonter sa vulnérabilité en la niant et à se perfectionner selon le progrès technologique. Pour la raison technicienne, la vulnérabilité n’apparaît-elle pas comme une faiblesse qui masque la « dignité propre » de l’homme et qui doit être supprimée ? Cependant, si la technique est « l’œuvre du génie » de l’homme23, elle doit pouvoir être et rester au service du « logos », elle doit être réfléchie selon « le sens pleinement humain du “faire” de l’homme » et « sur l’horizon de sens de la personne prise dans la globalité de son être ». Dès lors, comment harmoniser la prouesse des techniques biomédicales avec le respect de la dignité humaine chez l’être humain dont la vulnérabilité est le lieu de sa plus haute manifestation ? Comment concilier le « génie » de l’homme, qui élabore ces techniques, et la « transcendance » de la personne, qui la fait libre dans sa vulnérabilité ? Comment articuler la raison, ouverte à la transcendance de la personne, et le génie, producteur de techniques ? La charité presse les « témoins » à recevoir ces questions et à entrer dans le dialogue qui se met au service du « logos » et qui cherche comment répondre au « pourquoi » de la technique.
La vulnérabilité se surmonte et s’assume dans la liberté filiale et dans la liberté conjugale des enfants de Dieu. Ces libertés humaines ne se vivent jamais mieux que dans l’amour le plus vrai qui soit et dans la compassion authentique. Elles naissent de l’intériorité de la personne (cf. Ep 3,16 ; 2 Co 4,16), de son « cœur » où est inscrit le « logos » et où il se fait entendre. La vulnérabilité alors consentie ouvre l’espace toujours nouveau de l’amour et de la compassion. Être « témoin » du « plus grand amour » dans le débat de la bioéthique, c’est compatir et rendre raison de la vulnérabilité où s’exprime le « logos » de la dignité humaine. Ne pas consentir à la vulnérabilité, vouloir la gommer, c’est sans doute se fermer les yeux à la beauté de la dignité humaine et ne plus comprendre la solidarité sur laquelle une société s’édifie.
Conclusion. Uniquement au service de la conscience
Instruits par la Révélation, les « témoins » se savent dépassés par le « logos » qui est auprès de Dieu et qui est la lumière des hommes (cf. Jn 1). Ici, ils l’appellent « dignité humaine ». Ils entrent dans le dialogue au service de cette dignité toujours présente chez l’être humain, quelles que soient les circonstances. Ils accomplissent alors la mission de l’Église qui « se met toujours et uniquement au service de la conscience en l’aidant à ne pas être ballottée à tout vent de doctrine au gré de l’imposture des hommes, à ne pas dévier de la vérité sur le bien de l’homme, mais, surtout dans les questions les plus difficiles, à atteindre sûrement la vérité et à demeurer en elle »24.
Il est bon d’insister sur cet humble service ecclésial rendu à la conscience humaine : telle est l’œuvre constante et unique de l’Église, elle qui aime l’homme avec sa belle intériorité, son irréductible « transcendance » et son admirable vocation. La conscience personnelle est le lieu inviolable et secret où l’homme est seul face au « logos » ; là, il rassemble les éléments pour prendre une décision qui soit librement en adéquation avec ce « logos ». Le dialogue des « témoins » est la juste manière de vivre le « toujours » et le « uniquement » grâce auxquels l’Église est fidèle au témoignage qu’elle a à rendre dans le monde que Dieu aime.
Notes de bas de page
1 Cf. Jean-Pierre Dupuy : « La science, en tout cas, ne peut plus échapper à sa responsabilité. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut lui donner le monopole du pouvoir de décision. Aucun scientifique ne le souhaite. Cela veut dire qu’il faut obliger la science à sortir de son splendide isolement par rapport aux affaires de la Cité. La responsabilité de décider ne peut se concevoir que partagée. Or c’est de cela que les scientifiques, tels qu’ils sont formés et tels qu’ils s’organisent à présent, ne veulent absolument pas. Ils préfèrent de beaucoup s’abriter derrière le mythe de la neutralité de la science. Qu’on les laisse accroître les connaissances en paix et que la société, sur cette base, décide de là où elle veut aller. Si tant est que ce discours n’ait jamais eu une quelconque pertinence, il est aujourd’hui irrecevable », dans « Pour une évaluation normative du programme nanotechnologique », 19 décembre 2003. Au sujet des nanotechnologies, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire et de l’Environnement a demandé que soit appliqué le « principe de précaution ».
2 Outre les discours de Jean-Paul II et Benoît XVI, voir les deux Instructions de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Donum vitae (22 février 1987) et Dignitas personae (8 septembre 2008). Voir aussi les deux ouvrages du Groupe de travail de la Conférence des Évêques de France : Bioéthique. Propos pour un dialogue et Bioéthique. Questions pour un discernement, Lethielleux-DDB, 2009 ; voir également Mgr P. d’Ornellas, Dignité et vulnérabilité, au cœur du débat bioéthique, Documents Épiscopat, n. 6/2010.
3 Cf. Jean 1. Voir aussi Isaïe 55,11 où le verbe « envoyer » exprime le fait qu’il s’agit de la « parole » personnifiée.
4 Cf. le discours de Benoît XVI aux cardinaux et à la curie du Vatican, 22 décembre 2005.
5 Bioéthique. Questions pour un discernement… (cité supra n. 2), p. 10-11.
6 Jean-Paul II, encyclique Fides et ratio, n. 33.
7 Benoît XVI, encyclique Caritas in veritate, n. 9.
8 Mme R. Bachelot, Ministre français de la santé, lors de son audition devant la Mission d’information parlementaire française, citée dans le Rapport d’information n. 2235 « Favoriser le progrès médical – Respecter la dignité humaine », 20 janvier 2010, tome 1, p. 310.
9 M. J.-R. Binet, juriste, devant la Mission d’information parlementaire, Rapport, tome 1, p. 310.
10 C’est une proposition qu’avance la Mission d’information parlementaire française ; cf. Rapport, p. 224-226.
11 Le Comité Consultatif National d’Éthique français a reconnu que l’embryon humain mérite le plein respect en raison même de « l’énigme » qu’il constitue.
12 Cf. constitution dogmatique, Lumen gentium (21 novembre 1964), n. 13, §2. Voir aussi constitution pastorale Gaudium et spes, n. 57, §4 ; et ibid., 38, §1 et 45, §2.
13 Encyclique Caritas in veritate, n. 74.
14 Discours à l’Académie Pontificale pour la Vie, le 13 février 2010.
15 « Le sacrifice des embryons pour des raisons de santé publique est donc incompatible avec la protection de la dignité qui leur est par ailleurs reconnue… Il faut garder à l’esprit que la cohérence d’un système repose sur des interdits symboliques découlant de principes fondateurs, en l’espèce le principe de dignité humaine… Il est tout à fait possible de défendre une vision utilitariste de l’être humain qui justifie le sacrifice de l’embryon dans l’intérêt de la collectivité. Il convient seulement de reconnaître que ce choix est incompatible avec la reconnaissance d’une quelconque dignité à l’embryon humain », dans « Les droits fondamentaux : les contraintes du droit international et du droit constitutionnel », La recherche sur l’embryon : qualifications et enjeux, Revue générale de droit médical, 2000, p. 228-229. Voir aussi, du même auteur, « l’humain instrumentalisé », La bioéthique, Dalloz, 2009, p. 100-108.
16 Cf. le discours du 13 février 2010 (cité supra n. 14).
17 Cf. Rapport… (cité supra n. 8), tome 1, p. 37.
18 Cité par Paul Ricœur dans Le Monde, 19 mars 1977.
19 Expression de Mme Catherine Labrusse-Riou, citée dans Bioéthique. Questions pour un discernement... (cité supra n. 2).
20 Cf. Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, p. 63-64.
21 Cf. le discours de Benoît XVI au monde de la culture à Lisbonne, le 12 mai 2010.
22 Voir la constitution pastorale Gaudium et spes, n. 76, §2.
23 Cf. Benoît XVI, encyclique Caritas in veritate, n. 69. Benoît XVI avait écrit que « la technique est fondamentalement ambivalente » (ibid., n. 14). Voir aussi n. 70.
24 Cf. Jean-Paul II, encyclique Veritatis splendor, n. 63.