«Deux peuples en ton sein». Juifs et Chrétiens au Moyen-Âge, trad. N. Weill

Israel Jacob Yuval
Religioni - reviewer : Annette Ruelle
Voici un livre qui renouvelle en profondeur l'historiographie traditionnelle des rapports entre les juifs et les chrétiens au Moyen-Âge, non sans remonter aux origines, dans l'Antiquité, d'une aussi paradoxale rivalité. En somme, le judaïsme rabbinique est une religion qui s'est forgée au creuset d'une irréductible compétition identitaire pour la filiation de Jacob avec le christianisme, sur fond de refus de la solution proposée par les chrétiens à la destruction du second Temple et, plus fondamentalement, en réaction à l'interprétation paulinienne de la filiation selon la promesse, et non selon la chair.Si l'antijudaïsme chrétien ne perd rien en chemin de tous les traits qui le condamnent à l'aune des textes chrétiens eux-mêmes, l'intelligence historique y gagne du moins à le voir considéré en miroir de ce qui, symétriquement, apparaît comme une christianophobie juive inspirée par une haine du rival qui, mutatis mutandis, n'aurait rien à lui envier. Sauf le rapport de force qui, comme le soulignait le card. Lustiger, interdit de pousser jusqu'au bout le parallélisme des attitudes spirituelles, un tel dédoublement mimétique de la rivalité gémellaire des fils de Rebecca à l'échelle de l'histoire permet à Israël Jacob Yuval d'aborder rationnellement l'histoire de la déraison, en quoi son livre est non seulement important, mais aussi courageux.
Entre autres axes essentiels (comme l'association de la figure d'Esaü, Édom, à Rome, ou le couple Pessah-Pâques et son influence sur la formation de la haggadah, version juive alternative au NT), la ligne de force de l'argumentation réside dans la mise en évidence, dans le judaïsme ashkénaze, d'un lien entre le messianisme de la rédemption par vengeance (contre une rédemption prosélyte en zone séfarade), tel que l'extermination des nations constitue le point d'appui du processus messianique au titre d'une responsabilité collective, rétroactive et universelle, et la martyrologie juive de 1096 qui, lors de la première croisade, exalte le suicide et même le meurtre d'enfants et de proches à la dignité d'un culte en bonne et due forme. De l'effet produit sur les chrétiens par une telle «pratique meurtrière saupoudrée de liturgie» sur fond d'appels aux représailles eschatologiques, l'A. déduit un parallèle avec l'accusation de meurtre rituel de chrétiens par les juifs et les libelles de sang, qui commencèrent à se répandre en Europe occidentale une génération environ après la première croisade.
En définitive, l'imaginaire messianique du judaïsme ashkénaze, avec ses prières de malédiction que la promiscuité géographique ne pouvait laisser ignorer et ses passages à l'acte sous couleur de sacrifice humain, a joué un rôle majeur dans la formation des fantasmes antisémites chrétiens en activant une imagination chrétienne déjà surchauffée par les croyances eschatologiques liées à la première croisade. Tant il est vrai qu'on ne vit pas en vase clos et que la haine antijuive, aussi irrationnelle fût-elle, a trouvé dans le messianisme juif et ses répercussions sur l'environnement non juif un bien funeste terreau dans l'europe médiévale.
Sur fond de l'exacerbation contemporaine du conflit israélo-arabe, le livre est d'autant plus sensible qu'il permet d'attirer l'attention sur d'autres symétries, plus inquiétantes encore peut-être, susceptibles de se coaguler dans l'avenir, Ismaël étant une autre figure historiquement désignée, avec Édom, à la vindicte divine. Or le contexte actuel est fort différent de ce qu'il fut jadis. en particulier, au Moyen-Âge, deux facteurs tempéraient les passions de part et d'autre de la ligne rouge. Le rapport de force, défavorable aux juifs, d'une part, privait ceux-ci de la possibilité de passer à l'acte, sinon par le suicide, dans le but de remédier aux souffrances de l'exil en anticipant l'heure de la rédemption. Les textes chrétiens, d'autre part, les Évangiles ou le chap. 11 de l'Épître aux Romains, s'ils n'ont pu prévenir les païens mal convertis des nations de concevoir une haine antijuive destinée un jour à culminer dans le désastre absolu de la Shoa, du moins l'avaient-ils condamnée par avance; du moins, par avance était-il avéré que ceux qui prétendraient un jour que, s'ils avaient vécu au temps de leurs pères, ils ne se seraient pas joints à eux pour tuer les prophètes, témoigneraient irrésistiblement qu'ils étaient bien les fils de leurs pères (Mt 23,29-31)… Par la révélation du ressort de la persécution, de l'innocence de la victime, les textes chrétiens ont rendu possible la volte-face impressionnante de l'Église au lendemain de la guerre, tout particulièrement à partir de Vatican II.
De tels tempéraments, force est de le constater, n'existent plus aujourd'hui: puissance assiégée, l'État d'Israël est en mesure de passer de la pulsion vindicative, telle qu'en ses sources bibliques est susceptible de la flatter le messianisme de vengeance, à sa mise en acte dûment «légitimée», tentation d'autant plus insidieuse que la menace existentielle qui le vise y trouve de clairs échos, au même titre que les persécutions de l'exil. Quant au Coran, il ne semble pas comporter, à l'instar de l'inspiration qui traverse la Bible, une révélation du meurtre fondateur, au sens où R. Girard a pu montrer la différence du biblique à l'égard de la mythologie en termes de savoir, de vérité de la violence interne aux groupes humains et de ses rapports avec le sacré; soit, une instance critique de la violence exercée au nom d'un Dieu que la Tora et surtout les quatre récits de la Passion ont dépouillé de toutes ses projections humaines.
Si l'appel à la violence contre les juifs au nom de l'Évangile semble aujourd'hui appartenir au passé, du moins se risque-t-on à le croire, il se pourrait que la puissance littéraire incomparable des textes sacrés bibliques et coraniques n'ait pas fini d'être projetée sur la terre et ses rivalités chauffées à blanc.Le moindre des intérêts du livre de l'historien du judaïsme médiéval n'est pas la vigilance qu'il suscite quant à l'urgence qui en découle dans le chef de chaque homme, chaque femme, de bonne volonté, aux heures critiques que nous vivons (depuis 2000 ans!). - A. Ruelle

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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