Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem
Jean-François StoffelFilosofía - reviewer : Florent Urfels
Après un exposé rapide de la vie et de l'oeuvre de Pierre Duhem, suivi d'un Status Quaestionis reprenant les positions de divers spécialistes, l'A. fait émerger trois questions, à son estime, fondamentales: 1) pourquoi l'histoire n'a-t-elle pas reconnu en Duhem le physicien que celui-ci entendait être d'abord et avant tout? - 2) s'il est vrai que Pierre Duhem se comprenait lui-même comme scientifique, quelle était la motivation profonde de ses vastes recherches historiques? - 3) comment concilier le phénoménisme de Duhem, selon lequel une théorie physique n'explique rien mais représente simplement le réel tel qu'il nous apparaît, avec sa volonté d'édifier une théorie physique la plus unifiée et la plus cohérente possible?
Dans la suite de son étude, l'A. dégage des éléments de réponse par la reprise chronologique des divers écrits de Duhem, attentif à la vérité génétique d'une pensée que l'on ne peut réduire à aucun de ses moments pris isolément quand bien même auraient-ils la forme de synthèses philosophiques ou historiques, telles que le furent La théorie physique (1906) ou Le système du monde (1913).
La physique n'a guère retenu la contribution de Duhem, sans doute parce que le professeur bordelais fut moins un découvreur qu'un organisateur et un formalisateur de conclusions déjà possédées par ses devanciers. Certaines prises de position malheureuses, en particulier contre la mécanique relativiste naissante (1905), ont pu également le desservir. Quant à son phénoménisme, l'A. établit bien sa portée: ni doctrinaire ni sceptique (Duhem reconnaissait toute sa pertinence à la métaphysique classique), mais plutôt méthodologique. Phénoméniste par raison, Duhem est cependant réaliste «de coeur», d'où son refus de l'éclectisme en physique et sa volonté de trouver dans l'histoire des théories physiques le principe d'unité que son épistémologie n'attend pas des résultats de la science proprement dite. Cette thèse de l'A., outre sa pertinence pour la juste compréhension de la pensée duhémienne, mériterait d'être approfondie d'un strict point de vue philosophique: à distance des réductions conventionalistes des sciences empirico-formelles au discours produit, elle semble correspondre plus étroitement à la science saisie dans son intégralité de labeur éprouvé et vécu humainement.
Fort bien écrit, l'ouvrage de J.-F. Stoffel se lit agréablement. Son appareil critique est abondant et précis; il comporte également une bibliographie très complète. Il suppose une certaine familiarité avec les problématiques propres à la physique du siècle dernier ainsi qu'une culture philosophique de base mais sans pour autant rebuter l'«honnête homme» intéressé par le sujet sans en être spécialiste. - Fl. Urfels.